L’écrivain est celui qui ne sait et ne peut penser que dans le silence et le secret de l’écriture, celui qui sait et éprouve à chaque instant que lorsqu’il écrit, ce n’est pas lui qui pense son langage, mais son langage qui le pense, et pense hors de lui. En ce sens, il nous paraît évident que le critique ne peut se dire pleinement critique s’il n’est pas entré lui aussi dans ce qu’il faut bien appeler le vertige, ou si l’on préfère le jeu, captivant et mortel, de l’écriture.

Gérard Genette, Figures II.

 

#1

Je prononce ce mot … décadence … dont l’accent pessimiste frappe aussitôt ma langue de stupeur … la décadence est cette certitude que les évènements se répètent, invariablement, que le temps fait des tours sur lui-même, revient à son point de chute … je me doute que le langage à l’épreuve du temps est moins solide que le silence … à quoi bon parler … sans le recul du temps, que dire encore du désastre à l’œuvre qui ne risque pas d’œuvrer pour le désastre … chut ! … Alors écrire ? … peut-être pourrais-tu écrire ? … écrire serait travailler à contre-temps (Pascal Quignard constate, par exemple : « Écrire institue le contre-temps. Inventer le contre-temps suppose cette possibilité préalable de la temporalité que la langue appelle la temporisation ((Pascal Quignard (2002), Abîmes, Paris, Gallimard (Folio), p. 119.)). »), aménager dans l’espace de la feuille blanche des traces organisées contre le temps qui passe … mais tout a été dit, déjà, ou plus au moins touché du bout du doigt (désespoir de Stéphane Mallarmé constatant, par exemple : « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres ((Stéphane Mallarmé ([1865] 1893), « Brise marine » dans Vers et prose, morceaux choisis, Paris, Perrin, p. 19.)). »), si bien qu’aucun mot ne peut plus incarner aucun sens, aucun mot qui ne puisse se faire chair

#2

J’écris ce mot … décadence … et je sens son poids derrière ma nuque … une génération d’artistes a pris ce mot sur ses épaules … j’en connais les aspects péjoratifs … des dégénérés selon les médecins … j’en connais les racines étymologiques … il n’est qu’à observer les logorrhées ou les aphasies, qui les éloignent mêmement du sens commun … « cadere », tomber, choir, mais aussi succomber ; on ajoute le préfixe « de -» qui appuie encore, si cela est nécessaire, sur l’irrémédiable déchéance … c’est qu’ils avaient appris à pousser le sens dans ses retranchements grotesques, sens infime réduit à peau de chagrin ou sens proliférant comme une métastase, artistes désœuvrés ou atteints d’un cancer de la langue … difficile, dans ces conditions, de construire œuvre qui vaille, la postérité n’en parlons pas …  basculer sans cesse dans le non-sens jusqu’à s’en amuser, au milieu des ruines gisent les séductions de l’absurde, au milieu de rien et sans raison apparente le décadent lâche son gros rire noir … aucune pensée qui ne soit aussitôt auscultée par une conscience surplombante, aucune idée légère avancée qui ne soit aussitôt lestée par une complication plombante …

#3

Je pense ce mot … décadence … et suis frappé d’immobilisme … écrire est un temps mort déséquilibrant les corps … qu’est-ce que c’est que ce vertige ? … c’est une fascination pour les précipices, lorsqu’au bord d’un vide, ils sentent que quelque chose les attire, ou les attise, captivant et mortel … à la crête, tu souhaites tomber autant que ne pas tomber (Jean Genêt prononce cette phrase merveilleusement simple, par exemple : « Quand on ne peut ni parler, ni se taire : on écrit ((Phrase que me confia ma belle-mère (attention de sa part expliquant sans doute l’ancrage dans ma mémoire) entendue pendant un entretien radiophonique, mais je ne saurais donner la référence précise.)). ») … leurs mots agissent comme le « pharmakon », ils sont à la fois l’empoisonnement et le remède … les mots, comme un chant des sirènes, t’appellent, une pensée d’encre noire fomente déjà dans les secrets replis du cerveau, ta langue au bord de la lèvre s’apprête à baver sur la page … les lire est une épreuve à l’enseignement incertain … et tu te demandes si ce que tu as à écrire peut être une communication, une mise en commun … écrire en décadent c’est savoir à l’avance qu’agir c’est foutu, c’est se plaindre à l’envie d’une impuissance, et vouloir faire de cette impuissance quelque chose quand même, la marque en creux de ce qu’on aurait pu faire, étrange legs sans contenu … tu regrettes à l’avance ce que tu n’as pas encore écrit … c’est l’envers de tout, au rebours de toute action, de toute idée même de l’action, qui serait l’élan de trop, déjà, alors la langue les parle, le langage les pense, l’impuissance les travaille … on t’a toujours dit que tu pensais trop, et tu penses que les gens qui te le disent se trompent gravement (Hannah Arendt déclare dans un entretien avec Roger Errera en 1973, par exemple : « Réfléchir, cela signifie toujours penser de manière critique, et penser de manière critique, cela signifie que chaque pensée sape ce qu’il y a en fait de règle rigide et de conviction générale. Tout ce qui se passe lorsqu’on pense est soumis à un examen critique, c’est-à-dire qu’il n’existe pas de pensée dangereuse pour la simple raison que le fait de penser est en lui-même une entreprise très dangereuse…mais ne pas penser est plus dangereux encore ((J’aime le sourire qu’elle glisse en ajoutant dans un anglais à l’accent improbable ce « non thinking is ever more dangerous », et son besoin de le répéter, de le traduire, « ne pas penser est plus dangereux encore » : Extrait vidéo de « Hannah Arendt », entretien avec Roger Errera (1973) réalisé par Lubtchansky, [en ligne]. http://skhole.fr/hannah-arendt-entretien-avec-roger-errera-1973 (Page consultée le 7 février 2012).)). ») … ils pensent mettre à la face du monde un miroir pour donner à voir son reflet, de la matière descriptible, mais les images sont inversées, dévitalisées, irréelles … tu consacres beaucoup de temps à y penser …

 

#4

Je travaille ce mot … décadence … je veux lui donner forme et me rends compte un peu tard que bientôt c’est lui qui me travaille … concept foncièrement improductif, l’œil tourne dans l’orbite et constate qu’à l’intérieur du corps il fait noir … je suis devenu l’objet de mon étude, le patient de mon propre travail … nul doute qu’ils ont un monde, comme on dit, un style et une saveur rares, mais ce monde n’est pas voué à s’extérioriser … je prends plaisir à cette tâche « inutile », mais entendons-nous sur le sens du terme, peut-être un sursaut d’orgueil mais je me débrouille pour ne servir à personne (Charles Baudelaire clame non sans morgue, par exemple : « Être un homme utile m’a paru toujours quelque chose de bien hideux ((Charles Baudelaire, « Mon cœur mis à nu » dans Œuvres Complètes, Paris, Gallimard (Pléiade), t. I, p. 679.)). ») … d’où le mélange improbable d’un élitisme forcené et d’un dilettantisme qui ressemble à une coquetterie d’intellectuel qui a l’intelligence de ne pas trop l’être … c’est dans la zone d’ombre de ma pensée (et non dans celle des autres qui n’agit tout au plus que comme reconnaissance d’une communauté de pensée à même de m’encourager) non encore révélée à moi-même, dans ce qui va apparaître mais qui n’est pas encore percé à jour, c’est ici seulement qu’il faut concentrer son attention : je suis au service de ce supplément de pensée complexe dont je ne connais pas encore la teneur, si ce n’est que je devine la nécessité de son  partage à qui trouvera comme moi que le mouvement qu’engendre la question est plus important que le couperet d’une réponse … les voilà définitivement insaisissables et prêts à être conspués (ici, peut-être un certain plaisir pervers), mais leur mélancolie supérieure (comme aurait dit Hartmann) les éloigne de toutes ces velléités qui la justifient à mesure et les distingue, leur position inconfortable leur donne un certain relief, distingués esthètes hérauts des effondrements qui travaillent stoïques à consolider leur ego au milieu des restes éparpillés de la communauté … Cette fille me dit, « une thèse, c’est un truc d’intellectuel ? mais ça te plait ? », je vous réponds quoi, mademoiselle, que, tordu comme je suis, j’aime faire ce que je déteste ? je constate l’urgence de couper court aux suspicions qui abiment mon travail et mon identité (parce que j’ai la chance de consciemment travailler à me mettre en jeu plutôt qu’inconsciemment prêter mon corps au travail de systèmes que j’ignore) au prétexte qu’il véhicule une certaine opacité. Je refuse de justifier mon utilité (c’est la dernière fois) aux yeux de ceux qui ont peur d’être inutiles … les décadents échouèrent aux yeux du monde par manque d’alacrité et d’opiniâtreté … je tire de leur échec une connaissance peu à peu affermie de la résistance …

#5

Je suis un chercheur qui s’intéresse à ce mot – décadence – l’enjeu est de taille : tenter de mettre de l’ordre dans le désordre ; la réussite (improbable utopie et justement la plus probable des recherches possibles) serait de (re)formuler leur parcours mental pour en établir la cartographie sans se laisser prendre au désespoir qui les habite. Atteindre à une certaine neutralité vis-à-vis de l’objet d’étude en choisissant de laisser apparaître sa toile complexe sans se laisser piéger, ne pas devenir la mouche de cette grande araignée. Comprendre que la recherche n’est pas l’attente de la réponse mais son au-delà, la relance des questions, où chercher advient, encore et encore, de la même manière que créer, c’est renouveler encore et encore le mouvement d’appel par lequel on crée. La phrase de Max Weber me signale l’écueil qui me menace d’un narcissisme déplacé, je la voudrais greffée quelque part dans l’oreille interne, cette petite mélodie modeste du « dévouement intérieur » qui fait de la recherche un acte dont toute la raison d’être est contenue dans l’acte lui-même de chercher :

 

« Comment prouver que je suis davantage qu’un simple spécialiste, comment trouver quelque chose à dire qui se distingue, dans sa forme ou dans son contenu, de tout ce qui a été dit avant moi ? » C’est là aujourd’hui un phénomène massivement répandu, qui produit à chaque fois une impression lamentable. Ceux qui se posent ce genre de questions s’avilissent, alors que le dévouement intérieur à leur tâche et à elle seule les aurait élevés à la hauteur et à la dignité de l’objet qu’ils prétendent servir. Il n’en va pas autrement pour les artistes ((Max Weber, La science, profession & vocation (2005), Paris, Agone (Banc d’essais), p. 25.)).