Le printemps tranquille

On dirait un accord tacite entre nous et plus fort que nous. La nature fait fondre la glace qui paralyse la ville. Les dernières incertitudes fondent aussi : le mouvement social s’organise.

4 degrés hier à Montréal et 12 000 grévistes.

Douce analogie qui se corsera…

7h40 : les manifestants ont bloqué la tour de la Bourse.

11h40 : L’escouade anti-émeute s’y jette. Poivre de Cayenne, gaz lacrymogènes et matraques; quatre arrestations.

Entretemps, pas loin, des policiers abattent un homme suicidaire parce qu’il avait une arme blanche. Une balle au thorax plutôt que dans le pied comme légitime défense.

15h : Le Cégep du Vieux-Montréal annonce le résultat du référendum. 58 % en faveur de la grève.

18h : Assemblée Générale au CVM, fébrilité dans l’air

Après, tout déboule. Barricades et occupation jusqu’à 1h du matin, heure où les policiers s’amènent. Une nuit mouvementée pour les grévistes. Trente-cinq arrestations, et les colocs qui ne sont pas rentrées. Le genre de soirée où tout peut s’écrouler. Au fond de la tête, des amis ligotés et les draps par-dessus mes yeux pour oublier la chaleur des corps qui se mêlent. Un corps, deux corps, trois corps, nus, menottés, qui se frottent contre le mauvais amant. De terribles rêves et une nouvelle peau. Pourtant, j’ai vérifié, ce n’était pas une nuit de pleine lune.

Et tout à l’heure, un vent froid s’est levé.  Les joues fouettées par une nouvelle ardeur. Je dois remettre mon foulard, le carré rouge épinglé dessus. Et sortir mes amies du poste 21.

 

Proposition 2.1 à l’ordre du jour

« Considérant que la société moderne est d’un désespérant pragmatisme;

Considérant que l’imagination permet de cesser d’envisager la vie de manière univoque;

Considérant que le réalisme est paralysant;

Considérant que certains projets sociaux puissent sembler utopistes;

Considérant que les rêves sont beaux et que la beauté n’a besoin que d’elle-même pour exister;

Je propose que cette assemblée cesse de s’embourber et se positionne en faveur des rêves. »

 

Viol

Quand le premier ne répond pas, on appelle l’autre.

Quand les martyrs sont avec vous, vous avez raison.

Quand une révolte s’organise, on y participe.

Quand le deuxième ne répond pas, on s’occupe.

De belles jeunes femmes sous le poids d’accusations aussi farfelues que MÉFAITS +$5000 INTRO. PAR EFFRACTION AGRESSION ARMÉE POSS. ARME DESSEIN DANG VOIES DE FAIT INTRUS COMPLOT (sic). Des copains innocents, des copains condamnables ou un copain trois fois plutôt qu’une enserré en vous, à vous lécher le fond du crâne pour y laisser sa marque.

Le SPVM marque ceux qu’ils menottent à l’encre invisible, louche. Ils affirment n’avoir rien écrit : les détenus sont tous fous, sans exception. Les poètes marquent ceux qui se donnent à eux à l’encre invisible, louche. Ils affirment n’avoir rien fait : les amoureux sont tous fous, sans exception.

Dernière heure, sur le site de Radio-Canada : le gouvernement libéral encourage les professeurs des cégeps à dispenser leurs cours malgré les lignes de piquetage et les mandats de grève. Le venin envenime. On apprend, saoul, que les coups reçus sont moins dommageables quand le corps est mou. Les deux corps opposés, ici, se durcissent. Ça pénètre mieux dans la jeunesse.

Et que ça s’exprime, et que ça en jase, et que l’encre coule… Au-delà des raisonnements théoriques, rhétoriques, il y a au profond du ventre une foi en le mouvement des choses, le sens critique, l’union sociale. Il y a trouver belle la foule qui partage une même idée.

Godard résume tout. Je pense comme Pierrot (il s’appelle Ferdinand) : « l’ambition, l’espoir, le mouvement des choses, les accidents… je sais pas moi, tout. »

 

(Peuple lève-toi)

Pour que sa décision ait une légitime valeur,

Chaque individu de cette démocratie devrait pleinement comprendre

Que rien ne va de soi,

Que le peuple est absolument souverain,

Que certaines choses – le progrès, l’augmentation du coût de la vie, la semaine de travail de quarante heures, la technologie –

Sont le fruit d’une idéologie

Parmi d’autres

Que l’on peut, en tant que société, faire des choix antiperformants,

Mais sains

Équilibrés

Et justes

Qu’il suffit de façonner cette terre pleine de richesses qui trône sous nos pieds,

Que le Québec nous appartient,

En propre comme au figuré :

Nous sommes maîtres chez nous

 

Calembour

Ne vous formalisez pas de mes erreurs référentielles, car moi j’ai échoué sur la grève du grand fleuve et des milliers de beaux fous maculés conception d’idées reçues à la présidence bloquaient le pont Saint-Laurent au nom du chef Hochelaga.

 

Romance interne

On se lève à 8h; attrape la pancarte, avale le petit déj’, s’habille comme un oignon : aujourd’hui, on va se geler pour le gel des frais. Aujourd’hui, on passe des idées aux actions. 9 h : on prend un des vingt-deux autobus uqàmiens dans lesquels des dizaines de bénévoles s’affairent à compter, gérer et prodiguer des infos pratiques – je ne parlerai qu’en présence de mon avocat…

Trois (pénibles) heures plus tard, nous voilà dans la capitale. Lunch avalé en vitesse, nulle part où pisser car ne pisse pas qui veut dans les bâtiments payés par nos taxes (Ministère des ressources naturelles, sur le chemin Sainte-Foy). Tant pis, on se retient. Et les orteils gèlent déjà.

Ça niaise un peu, confusion dans les rangs : de quel côté doit partir la manifestation? Au bout d’une heure, les autobus manquants arrivent, et on commence à marcher. Les slogans les pancartes les tambours, on se remplit les yeux et les oreilles de cette énergie tendue vers un but commun. Au bout de deux heures, le point culminant, la gueule fendue jusqu’aux oreilles : l’Assemblée nationale, là où les décisions se prennent.

Arrivés devant le chic parlement, style Second Empire s’il vous plaît, certains enjambent la petite clôture, par excès d’enthousiasme, et vont carrément faire des anges dans la neige. Déjà, les policiers chargés à bloc sont là, et leurs collègues s’amènent à grands coups cadencés de matraque sur le bouclier. J’ai peur, quelque chose comme mon instinct de protection, mes réflexes de jeune occidentale classe moyenne se réveillent, j’ai peur qu’on me fasse du mal, aussi bête que ça. Mais je ne recule pas, parce qu’il y a les autres près de moi, et parce que je ne veux pas laisser gagner les dominants par la menace ni par la répression.

Pour une dizaine de minutes, les manifestants éreintés par les heures dans le froid de Québec forment le cercle de l’espoir. Les cris de leurs pairs leur sont montés à la tête. Instant de naïveté. Nous élargissons le cercle à chaque nouveau venu, inconnu haletant qui saute et vient nous rejoindre en trébuchant.  Nous nous tenons par la main, et ça chante, en riant, de la neige jusqu’aux genoux :

Où est allé tout ce monde qui avait queq’ chose à raconter?
On a mis quelqu’un au monde, on devrait peut-être l’écouter.

 Vieille rengaine de nos hippies nationaux, d’une étonnante actualité. C’est pacifique à souhait, presque cliché tellement c’est sain et beau. Puis, à l’arrivée de nouveaux renforts policiers, je vois en direct devant notre cher parlement, ô démocratie, la faille de l’incompréhension mutuelle s’élargir un peu plus. Je suis fascinée par l’escouade anti-émeute. Anti-émeute : le terme sonne faux. La fondamentale impression que si le peuple ressent le besoin criant de sortir dans la rue, il faut l’écouter. Pas le réprimer.

Amir vient faire son tour. Il salue les individus, il salue chaque jour et par une récente motion de censure le mouvement entier. Amir au sourire rassurant. Amir confiant : « Mais non, ils ne vont pas vous gazer! » Et pourtant… Amir qui – c’est le pouvoir de l’élu – s’éclipse derrière les boucliers, sans poivre de Cayenne au visage, pour aller souffler dans le beau château parlementaire les mots que nos actions sous-tendent.

On arrête de chanter. On jase. On observe la ligne d’hommes-robots barricadés dans leurs armures. Nous sommes aussi vulnérables que possible, avec nos voix comme seule arme. Mais, celui qui donne les ordres à l’arrière-scène a peur de la puissance de ces voix, une fois unies. Et il envoie son armée… Donne ses ordres. Ils mettent tous leurs masques à gaz. Certains s’agenouillent. Des manifestants reculent, pour éviter les gaz. La plupart restent, font front eux aussi. S’alignent et  scandent. Nous sommes une centaine près d’eux, quelques milliers plus loin. Un individu lance des boules de neige sur le bouclier des agents. Il répète son geste, et d’autres manifestants accourent pour lui dire d’arrêter.

Un temps.

Une tension palpable.

Nouvel ordre. La ligne de policiers avance. Puis, comme des pétards. Des gaz lacrymogènes éclatent, ça pue. Je vois mentalement Amir, la main sur la poignée, se retourner, étonné. Lacrymo- : glandes lacrymales. Pas besoin de ça pour pleurer sur le Québec, si vous voulez mon avis. Pendant ces instants, j’ai eu peur pour ma sécurité, mais pas au point de délaisser mes valeurs.

Questionnons-nous sur nos valeurs collectives, société. Société, la sécurité prime-t-elle pour toi à ce point sur la justice sociale, la liberté d’expression et de rassemblement, l’accessibilité à un droit affirmé dans la Charte : l’éducation?

Jamais on n’a essayé de communiquer avec les manifestants pour leur demander de reculer. La communication verbale,  c’est le premier pas, non, société?

Charest, j’étais pacifiste avant que vous ne cessiez de l’être. Le mouvement étudiant ne cédera pas : les militants respireront vos lacrymogènes afin que leurs frères et leurs enfants ne finissent pas dans les chambres à gaz de l’injustice sociale.
Je ne prétends pas être objective. Mais j’étais là, en première ligne un long moment. Et j’ai trouvé ça triste à mourir. On appelle ça de la répression. Et c’est tout à fait révoltant.

 

Soupir

Tout ça pour statuer qu’en restant dans les limites bien établies par le pouvoir, nous ne le changerons jamais, le pouvoir.