« Jusqu’à présent, et tant bien que mal, l’abstention a toujours été possible dans l’histoire. Celui qui n’approuvait pas, il pouvait souvent se taire, ou parler d’autre chose. Aujourd’hui, tout est changé, le silence même prend un sens redoutable. »

—   Albert Camus, Discours de Suède, 1957.

« Oui, voilà mes rêves; ils sont tous d’une autre vie, d’un autre monde, où la loi du brutal n’aura point passé sur la tête du pacifique, où du moins la résistance et la fuite ne seront pas des crimes, où l’homme pourra échapper à l’homme, comme la gazelle échappe à la panthère, sans que la chaîne des lois soit tendue autour de lui pour le forcer à venir se jeter sous les pieds de son ennemi, sans que la voix du préjugé s’élève dans sa détresse pour insulter à ses souffrances et lui dire : “Vous serez lâche et vil pour n’avoir pas voulu fléchir et ramper.” »

— George Sand, Indiana, 1832.

 

Je mets beaucoup de temps à écrire un texte. Je réfléchis, je prends des notes, j’écris et je réécris plusieurs fois avant de soumettre mon travail à l’œil attentif d’un éditeur, d’un comité de rédaction, d’un professeur, d’amies et amis, etc. Mais cette fois, ça presse. Ça presse parce que, si je ne le fais pas, si je n’écris pas ce texte, je risque de prendre la rue et de ne plus répondre de mes actes. Je suis en colère, mais surtout en deuil.

 

aujourd’hui je parle rouge plutôt que blanc

rouge et noir

                        — le noir des endeuillés —

pour qu’on nous entende au-delà des collines

au-delà des fleuves et de leurs îles

            pour qu’on ne tue pas encore une fois la beauté du monde

 

Je ne suis pas habile avec la prose d’idées. La fiction m’offre un terreau fertile pour explorer d’autres avenues, pour rendre compte du monde tel que je l’expérimente. La poésie me permet d’éprouver les virtualités du langage et d’investir les espaces laissés en friche par mon écriture de fiction. Je parle beaucoup, je trouve important d’exprimer mes opinions, mais par écrit, je n’y arrive pas. Je me mesure à tous ces écrivains dont la prose limpide examine le réel social et politique avec une acuité que je ne possède pas, et je me décourage aussitôt. Qu’on me permette aujourd’hui de lancer, tout naïvement, cette brique sur l’édifice — la métaphore est moins dangereuse que son application… N’empêche : ce n’est pas l’envie qui manque de me prendre au pied de la lettre et d’incarner dans le vrai monde la figure de style.

De nouveau, on a tué la beauté du monde. Je me trouve bien naïf d’avoir espéré que la crise allait être dénouée cette semaine par les négociations. Je me trouve bien naïf d’avoir eu foi en l’humanité. Non, je n’ai pas appris des événements de la semaine passée. Jeudi dernier, alors que nous étions assis sur le trottoir, pacifiquement, que nous discutions de la hausse des frais de scolarité et de nos opinions politiques, quand l’escouade antiémeute nous a chargés et qu’on a dû se planquer chez Blaise pour éviter d’être pris en otage, enfournés dans des bus de la STO et conduits jusqu’au poste de police pour être arrêtés et poursuivis au criminel, je n’ai pas perdu foi en l’humanité. Je me suis indigné, j’ai crié dans les assemblées, j’ai gueulé, j’ai gazouillé sur les médias sociaux, mais j’ai gardé espoir. Je n’ai pas tout abandonné.

Quand j’ai vu les photos de visages en sang, j’ai eu peur; je me suis demandé si on vivait encore dans une démocratie. Mais je n’ai pas abandonné.

 

je n’ai pas abandonné

parce que je suis un peuple de carrés rouges

— rot, red, rojo, rosso, raudona, rood, rød, roşu, ruoksat, röd —

un people bonbon

un peuple chair

je suis un peuple de carrés rouges

— alizarine, cardinal, cerise, coquelicot, écarlate, écrevisse —

un peuple fraise ou groseille

un peuple pourpre sang de bœuf tomate vermillon

 

Dimanche, j’ai hué les militants libéraux qui se rendaient à un brunch partisan. J’ai fait du bruit, j’ai cassé une cuillère de bois à force de frapper sur ma casserole, j’ai sifflé et crié, j’ai regardé les enfants danser, les chiens s’amuser et se laisser caresser par tout le monde, je me suis gorgé de cette ambiance fébrile, festive et pacifique; j’ai vu les photos de la manifestation de Montréal, je me suis ému de la beauté de ce peuple uni qui croit encore en l’avenir. Puis Marcel Proulx, ancien député libéral, dans le journal, nous a traités, les miens et moi-même, de terroristes « purs et simples ». J’ai rigolé, bien sûr, je me suis dit qu’il était bien déconnecté de la réalité, ce monsieur, mais je n’ai pas abandonné.

 

nous sommes peut-être un million

                                               peut-être moins

mais                nous ne sommes pas seuls

                         we

                         are not alone

 

Les enfantillages de la ministre de l’éducation, son refus de prendre les choses en main et de trouver une solution à l’impasse, ça me donne envie de brailler. J’ai envie de brailler, de m’habiller en noir, et de m’effondrer au milieu de la rue. Pleurer en public serait ainsi ma seule prise de position. Parce que je ne vois plus ce qu’il est possible de faire pour qu’on m’entende, pour qu’on nous entende, pour qu’on cesse de nous exclure, de nous considérer comme des citoyens de seconde classe, des bébés gâtés, des enfants rois. Mais cette petite crise donnerait raison à nos détracteurs : que fait l’enfant à qui l’on refuse un bonbon? Il se jette par terre et se met à pleurer. Que nous reste-t-il, alors? La révolution? La guerre civile? Quand les manifestations pacifiques et l’argumentation réfléchie ne mènent à rien, se heurtent au refus du gouvernement, quels ressorts s’offrent à un peuple qui ne sait plus comment se faire entendre?

Le premier ministre se permet de faire des blagues sur le dos des étudiants. Les journalistes attaquent le porte-parole de la CLASSE. On lui demande de jouer le rôle de quelqu’un d’autre, on lui demande de faire des déclarations pour lesquelles il ne détient pas l’autorité morale et symbolique. On demande aux étudiants de fermer leur gueule. On transforme mai 68 en octobre 70 et on s’insurge qu’un pont soit bloqué et qu’on rentre chez soi en retard pour le repas du soir. Je n’en peux plus.

Je lis Indiana de George Sand. Je lis Rhinocéros de Ionesco. Je repense au drame Les Justes de Camus. Je me demande jusqu’où les étudiants devront aller pour se faire entendre. J’ai peur, oui. J’ai peur que les choses dégénèrent, que le peuple dans la rue perde confiance à son tour et qu’il se donne les moyens du désespoir. C’est ce que cherche la ministre, me semble-t-il. Elle vient de déclarer la guerre, rien de moins. Line Beauchamp sera pour moi, désormais, une meurtrière.

Citoyens, faites votre examen de conscience. La répression policière, la violence et l’intimidation dont font preuve les forces de l’ordre, la judiciarisation du conflit étudiant, la corruption du gouvernement, son refus d’entrer en dialogue et de prendre ses responsabilités, tout ce que les journalistes d’enquête découvrent chaque jour sur l’incapacité de ce gouvernement à gérer honnêtement le Québec : voilà autant de raisons pour renverser l’ordre des choses. Il faut rester dans la rue, inviter le monde entier à nous rejoindre et refuser tous ensemble d’être victimes de l’oligarchie, de l’état-policier et de l’état-corrompu. Je ne peux que lancer cet appel à la prise de position; je ne peux que souhaiter que mes compatriotes, notamment ceux qui se gavent de la désinformation de TVA, du Torchon de Montréal et des radios-poubelles, fassent, oui, leur examen de conscience. Qu’ils s’insurgent pour autre chose que la météo ou le hockey.

Je me réclame souvent de l’existentialisme et je me range derrière Jean-Paul Sartre lorsqu’il écrit que nous ne sommes rien d’autre que notre vie. Mais le degré d’absurdité des événements récents me jette sur le cul. Je ne sais plus quoi faire. Je ne sais plus comment réagir. Et j’écris ce texte pour m’empêcher de m’immoler sur la place publique en hurlant « Vous avez tué la beauté du monde! » La poésie surréaliste n’aura pas sauvé Huguette Gaulin. Qu’est-ce qui nous sauvera, nous?