Ce texte a été rédigé pour être prononcé dans le cadre du colloque « Une complémentarité à définir : le rapport du créateur à son récepteur », qui a eu lieu le 8 mai 2012, lors du 80ème Congrès de l’ACFAS, à Montréal.

 

Avant de se donner comme un objet fini ou clos offert au discours savant, la littérature est ce qui se fait, ce qui se crée, dans le présent de son apparition. La critique est-elle capable d’approcher la temporalité créative et durative de la littérature « en train de se faire »?

Ou, pour poser la même question différemment : comment parler des écritures contemporaines sans en arrêter le mouvement inachevé, sans clore artificiellement ce qui demeure encore ouvert? Cela demande sans doute de rapprocher la critique de la création, la lecture de l’écriture. Je ne parle pas d’une critique qui parlerait simplement de création, mais d’une critique qui serait elle-même créative.

On s’est habitué, au courant des dernières décennies, à ce qu’une certaine critique savante, universitaire, reporte son attention sur les textes contemporains. Elle a bien sûr rencontré des résistances, tout particulièrement en France, où la tradition veut que l’on attende que les livres se soient déposés dans le répertoire « classique » avant d’en faire l’exégèse. Mais pour nouvelle, c’est-à-dire récente, que soit cette critique, on constate que ses méthodes sont bien souvent calquées sur celles de la critique des œuvres du passé ((C’est l’une des critiques que j’avais adressées à Dominique Viart dans mon compte rendu de sa monographie sur François Bon. Cf. Mahigan Lepage (2008), « La bonne œuvre de François Bon », Acta fabula [en ligne]. http://www.fabula.org/revue/document4382.php (Page consultée le 17 août 2012).)). On parle du présent comme on parle du passé : comme si c’était là un temps arrêté, clos, et qui puisse faire l’objet d’une distanciation savante. Or, le présent est par définition inachevé, mobile, en cours de formation : comment prétendre arrêter un savoir sur ce qui n’est pas fini, n’est pas arrêté?

Ce que j’avance là pourra rappeler à certains l’argumentaire des critiques classiques ou rigoristes qui rejetaient la critique contemporanéiste sous prétexte qu’elle manquait de distance pour distinguer, dans le présent, le valable du négligeable. C’est vrai : le problème de la non-distance me paraît devoir être pris au sérieux. Mais je n’en conclus pas pour autant à l’impossibilité d’une critique du contemporain. Je considère au contraire qu’elle peut faire de ce qui est présenté comme une faiblesse – l’absence de distance – sa force même, sa spécificité, à condition bien sûr de l’assumer. Peut-on parler des textes littéraires depuis cette temporalité du non-savoir et de la non-distance? Et si oui, comment?

Ce que je propose ici pourrait donc s’appeler – au risque de la tautologie – une « approche de proximité ». Cela veut dire, pour moi, que la critique se déplace du côté de la pratique, de l’atelier, de la création – de ce que j’appelle la « fabrique ». Si le savoir nous est rendu inaccessible, ou à tout le moins difficile, par l’inachèvement constitutif dans lequel se trouvent les démarches in progress des auteurs contemporains, alors pourquoi ne pas se tourner vers ce qui fait obstacle au savoir : le présent du faire, du processus créatif et inventif. Dans un article intitulé « le Présent illimité », Tiphaine Samoyault soutient « que l’intérêt de la lecture des œuvres dans le présent de leur apparition consiste […] à prendre en compte leur aspect duratif, “en train de se faire” ((Tiphaine Samoyault (2002), « Le présent illimité », Littérature, no 125 (mars), p. 15.)) ». Voilà qui suppose de remettre en question certaines habitudes heuristiques et critiques, à commencer par celle qui nous fait envisager la littérature, ou l’œuvre d’un auteur, comme un objet tout fait, offert au savoir et au discours. Ce mot même d’« objet », comme celui d’« objectivité » qui lui est apparenté, suggère une sorte de clôture, une finitude et une séparation d’avec le sujet observateur. Or le texte, la parole, l’écriture contemporains sont au contraire surgissement, émergence (« apparition », pour reprendre le mot de Samoyault). Et le regard du critique, issu du même temps, du même monde que la parole qu’il observe, jamais ne pourra prétendre être un regard objectif : comme en physique quantique, l’observation reste parfaitement inséparable de l’observé.

Henri Bergson avait déjà, dans son domaine propre – la philosophie –, cherché à formuler une approche du genre. Centrale est la distinction qu’il établit entre, d’une part, ce qui est fini, arrêté, objectivable, mesurable, et, d’autre part, ce qui est mouvant, en procès, continu. Il en va chez lui de l’appréhension même du temps réel (en opposition au temps « factice », copié sur l’espace, des mathématiques). Le temps : voilà précisément ce qu’il s’agit d’approcher. Or, le temps, pour Bergson, n’est jamais arrêté : « La ligne qu’on mesure est immobile, le temps est mobilité. La ligne est du tout fait, le temps est ce qui se fait, et même ce qui fait que tout se fait ((Henri Bergson ([1934] 1999), La pensée et le mouvant, Paris, Presses universitaires de France (Quadrige), p. 3.)) ». Le temps, défini chez Bergson comme une durée, c’est-à-dire comme un flot continu, mobile, non découpé, le temps est donc ce qui se fait. Bergson appellera « intuition » la méthode qui consiste à « substituer au tout fait ce qui se fait ((Ibid., p. 214.)) ». On voit tout de suite comment une telle approche rejoint la question du contemporain, lequel n’est autre que ce qui se fait, ce qui est en train de se faire. Rappelons avec Deleuze que « [l]’intuition n’est pas un sentiment ni une inspiration, une sympathie confuse, mais une méthode élaborée, et même une des méthodes les plus élaborées de la philosophie. Elle a ses règles strictes, qui constituent ce que Bergson appelle “la précision” en philosophie ((Gilles Deleuze ([1966] 2007), Le Bergsonisme, Paris, Presses universitaires de France (Quadrige/Grands textes), p. 1.)) ». Je ne reprendrai pas ici l’énumération que fait Deleuze de ces règles : je n’ai pas l’ambition de fonder l’intuition en méthode critique, comme Bergson l’a fondée en méthode philosophique (bien qu’un tel travail puisse éventuellement avoir ses vertus). M’intéresse strictement l’angle de saisie que suggèrent les formulations de Bergson. L’intelligence et l’analyse, en tant qu’elles procèdent du tout-fait, se révèlent inaptes à saisir la motilité, la durativité du contemporain et du temps. L’intuition désignerait d’abord l’attitude par laquelle, plutôt que d’arrêter et de découper ce qui est en train de se faire, on en suivrait le cours, en recréerait le mouvement. Elle décrirait ensuite une trajectoire partant de l’intérieur des phénomènes (ici : la création littéraire, artistique), c’est-à-dire de la non-distance. L’étymologie du mot « intuition » (in, dans, et tueri, voir) rappelle cette intériorisation du regard. La démarche inverse, qui est aussi la plus courante, consiste à cheminer de l’extérieur – l’espace des concepts, des théories, des savoirs – vers l’intérieur – l’« application » à une démarche particulière, singulière. Maintenant, je pose cette question simple : peut-on faire émerger ce que l’on ne connaît pas depuis ce que l’on connaît? Peut-on saisir l’inconnu à partir du connu? Peut-on suivre le mouvement de l’« en-train-de-se-faire » à partir du tout-fait? Je ne déprécie pas l’intelligence, le savoir et l’analyse (pas plus que ne le faisait Bergson) : ils ont un rôle à jouer dans la critique du contemporain. Mais s’il s’agit d’approcher ce que l’on ne connaît pas à l’avance, ils doivent intervenir secondairement. Comme le dit Bergson, « de l’intuition on peut passer à l’analyse, mais non pas de l’analyse à l’intuition ((Henri Bergson, op. cit., p. 202.)) ».

À ma connaissance, c’est Heidegger qui, le premier, a donné un énoncé à ce type d’approche critique non objectivante et non distanciante. Dans un cours publié dans le volume Achèvement de la métaphysique et poésie, Heidegger réfléchissait sa propre approche de Nietzsche et Hölderlin :

Cependant, il semble encore que le cours va porter « sur » la pensée de Nietzsche et « sur » la poésie de Hölderlin. Procédant ainsi, nous pourrions certainement en les comparant historiquement relater toutes sortes de choses intéressantes. Mais cette ratiocination historisante ne peut jamais devenir un apprentissage amenant à la pensée. Celui-ci exige qu’en compagnie du penseur nous pensions avec lui, et qu’en compagnie du poète nous poétisions avec lui. Pour cela, il est nécessaire que nous pensions en suivant le penseur et que nous poétisions en suivant le poète. C’est seulement ainsi que nous ferons l’expérience de ce dont il retourne avec le petit mot « et » qui se tient entre Nietzsche « et » Hölderlin, ce mot qui ne dit rien mais se tient entre ce penseur et ce poète, qui maintenant et à l’avenir se tient entre penser et poétiser ((Martin Heidegger ([1990] 2005), Achèvement de la métaphysique et poésie, Paris, Gallimard (Bibliothèque de philosophie), p. 117.)).

Heidegger formule de la sorte une approche philosophique de la philosophie, d’une part, et d’autre part une approche poétique de la poésie – autrement dit, une approche littéraire de la littérature. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de littérature contemporaine, pas même pour Heidegger, et c’est l’occasion de préciser ceci : que l’approche de proximité dont je parle n’est pas limitée au présent, bien qu’elle se montre, dans le contexte contemporain, plus nécessaire, voire inévitable. En effet, on peut aussi, ayant appris de l’approche du contemporain, reporter la saisie du temps duratif sur la littérature du passé : envisager la Recherche du temps perdu, par exemple, non pas comme un objet clos, quasi fini, mais dans le mouvement de son inchoation et de son développement (c’est ce qu’a fait notamment Deleuze en considérant l’organicité de la Recherche dans son essai sur Proust). Heidegger parlera de Hölderlin et Nietzsche, mais, comme il le dit, il fera cela « en compagnie du penseur » et « en compagnie du poète », c’est-à-dire sans distance. En compagnie veut dire, pour Heidegger – ce sont ses mots aussi – « en suivant le penseur » et « en suivant le poète ». L’action du « suivre », du « suivi » renvoie à une temporalité qui s’apparente à la « durée » de Bergson, temps fluide dont l’intuition peut suivre le cours.

Il y a aussi bien sûr quelques exemples contemporains d’une telle approche de la littérature en train de se faire. Dans un article paru sur son blogue, Arnaud Maïsetti traite d’une création théâtrale contemporaine – Onzième de François Tanguy par la compagnie du Radeau de Paris – sans avoir pu voir les pièces précédentes des créateurs et sans connaître, bien entendu, les pièces à venir. Il écrit :

Entrer dans une œuvre en mouvement, c’est toujours prendre le risque d’être emporté dans ce mouvement sans pouvoir se saisir de l’œuvre autrement que dans l’impression vive de son expérience directe – ne voir de son mouvement que sa fabrication et non son élan : c’est pourtant accepter l’occultation de ses lames de fond qui la déplacent, pièce après pièce pour mieux rejoindre l’instant de son déplacement.

[…]

Être libéré de la tâche de comparer, par la force des choses — de faire comparaître Onzième au tribunal de ses prédécesseurs — permettrait peut-être de saisir, pour une part, sa qualité de présence : sans nier que ce spectacle se situe dans une courbe et pris dans un tracé lui-même en mouvement, il est aussi possible d’en parler au présent, en sa présence immédiate, justement en raison de la dynamique interne qui le fabrique et rejoint l’expérience de sa lecture : cette faculté à produire des images au présent d’une énonciation toujours recommencée et neuve, dans ce lieu du plateau qui le fabrique comme à mesure de son élaboration. Dès lors, le plateau ne cesse d’être le lieu qui se fabriquant, délivre continuellement du présent, au sens où il s’en arrache et où il le produit, nous le livre tel qu’en lui-même, éclats de phosphore où la durée elle-même est une présence continue : « l’éclair me dure » (R. Char) ((Arnaud Maïsetti (2012), « Le Radeau et F. Tanguy : Onzième, présences communes » [en ligne]. http://www.arnaudmaisetti.net/spip/spip.php?article806 (Page consultée le 17 août 2012).)).

Approche de l’œuvre en mouvement, au présent de sa durée reprise et continuée d’instant en instant. J’ose appeler « critique » ce travail d’Arnaud Maïsetti, publié sur un support – le blogue – qui n’en reçoit pourtant pas la validation symbolique. C’est de la critique, et c’est de la création, indifféremment. Il s’agit bien de créer, de recréer le mouvement de l’en-train-de-se-faire artistique.

Ce qui se fait : ce pourrait être la définition même de ce qu’est la création. À partir du moment où la critique se porte au plus près de cette temporalité – temps duratif, temps créatif – s’amenuise peu à peu la distance même qui la sépare de la littérature. Robert Dion et Frances Fortier ont déjà noté, dans un article publié en 2000 sous le titre « L’esthétisation de la parole critique ((Robert Dion et Frances Fortier (2000), « L’esthétisation de la parole critique : lieu commun, rupture épistémique ou dérive ? », Études françaises, vol. 36, n° 1, p. 165-177.)) », une tendance de plus en plus grande de la critique à adopter les formes de la littérature. Les blogues, le numérique, l’Internet réduisent encore la distance entre écriture artistique et écriture critique, en rapprochant dans le temps et dans l’espace l’activité de lecture et l’activité d’écriture (les commentaires/lectures ou les échos d’articles, par exemple, deviennent de véritables écritures). Pour ma part, j’ai envisagé ici cette question sous l’angle du temps, mais on pourrait, en passant par d’autres notions (forme, espace, matière, etc.) arriver au même point : celui où les horizons de la lecture et de l’écriture, de la critique et de la création progressivement se fusionnent et se confondent. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un seul mouvement, un seul en-train nommé littérature.