La police est encore venue, avec l’ambulance et tout, chez mon voisin d’à côté. Je sais pas trop s’il est mort ou juste blessé, mais il avait l’air mal en point. Je l’ai regardé passer dans l’œil-de-bœuf, sur une civière, mais j’ai rien vu d’autre, sauf sa femme qui pleurait comme une Madeleine. L’air de l’immeuble était comme un nuage gris; ça sentait la panique.

Tout le monde était devant l’immeuble pour checker ce qui se passait. C’est comme une télé-réalité et les gens aiment ça. Surtout celui qui explique aux autres, on dirait. Il y a toujours un gars qui a l’air d’en savoir plus. Les gens chuchotent. Comme aux nouvelles, on l’avait vu venir ou pas; c’étaient des voisins tranquilles ou pas; etc.

Moi, je suis resté enfermé. J’arrivais pas à y trouver de l’intérêt. La police a fait le tour pour établir s’il y avait des témoins. C’était si dégoûtant d’observer le monde déballer leur petit jugement sur eux et leur vie privée que j’ai fermé les rideaux. Un agent est venu chez moi : j’ai dit que je dormais et que j’avais rien entendu. Ce qui était faux.

Depuis quarante minutes, j’entendais sa femme crier. Les collecteurs étaient là; cette fois, c’était pour lui régler son compte, au gars. C’était inquiétant, mais je préférais pas m’en mêler. On sait jamais à qui on a affaire et je connais plusieurs cas où les choses ont mal tourné. D’ailleurs, les gens qui se plaignent restent pas longtemps dans le bloc. Au mieux, la police embarque le gars pour la nuit et, quand il sort, le lendemain, il t’attend dans la cage d’escalier pour te péter la gueule.

Mais, aujourd’hui, j’étais content que quelqu’un appelle la police. J’avais vu des collecteurs. Je savais que mes voisins étaient dans le trouble; ils déconnent pas, ces gens-là. Mieux valait se tenir loin et pas voir ni entendre trop de choses.

 Je rencontrais la femme aux boîtes à lettres et elle était pas mal amochée. Pas physiquement, mais on pouvait voir qu’il y avait quelque chose. Elle se décomposait, disparaissait peu à peu, le regard fuyant, la bouche coite. Une ombre qu’elle devenait. Un être s’effondre tranquillement.

Mais à quoi bon essayer de comprendre une femme amoureuse d’un gros tas comme ce b.s. qui me sert de voisin. Qui gueule tout le temps, qu’on croise toujours en entrant, sur sa chaise blanche, sur son petit balcon plein de cossins. Le prince de son dépotoir.

Presque à tous les soirs, ses cris m’obligent à mettre mon cinéma maison au bout, pour l’enterrer. Quand il bardasse pas sa femme, des gens viennent le bardasser lui. L’autre nuit, il y avait trois ou quatre gars qui rôdaient autour de ses fenêtres. Pendant quinze  minutes, ils ont gueulé son nom.

 «Steve, Steve, on sait que t’es là. Viens nous voir». Il fait semblant de pas entendre. «Steve, on sait que t’es là». Une roche dans la fenêtre. Un éclat de verre. À quatre heures du matin. Je crois qu’ils ont cassé la fenêtre. Personne a appelé la police, même si tout le monde était réveillé. Steve, à ce que je sache, n’est pas sorti. Il file plus doux avec eux qu’avec sa femme.

Moi, dans le noir, j’attendais patiemment un dénouement, comme on dit. Je savais bien qu’il sortirait pas, ce gros couillon. J’avais hâte qu’ils décrissent, les amis à Steve. À leurs manières, c’est-à-dire pas trop discrètes, je savais qu’ils en avaient pas pour longtemps à faire leur show : ils avaient peur que quelqu’un avertisse les bœufs.

Moi, j’appelle jamais la police, même si ça m’écoeure de voir Steve engueuler sa femme. Parce que j’ai la police au cul. Parce que j’écoute de la musique la nuit et que le monde se la ferme alors. La plupart des gens du quartier veulent pas de la police chez eux. Ils trafiquent, plus ou moins, des choses louches. Quand l’alarme de feu sonne et que les pompiers font évacuer, d’habitude, les gens ont l’air préoccupé. Je connais un cultivateur de pot, deux pushers de weed et un de coke; juste dans le bloc. Sans compter le monde qui cache du stock volé ou des affaires de même.

Steve, c’est un sale. Petites magouilles avec des gens pas trop straights. Toujours le nez fourré partout; en train de comploter contre un voisin; une langue sale. Tous les jours, quand je me lève, je le fais au son de sa bullshit adressée à qui veut l’entendre et dans sa tête, sûrement que tout le monde veut l’entendre. Après on se demande pourquoi il a des visites nocturnes.

Autant il est couillon avec les gens qui le menacent, autant il est cruel avec sa femme et avec les autres qui semblent plus vulnérables. Quand il a su que j’étais étudiant, peu après son arrivée dans l’immeuble, il a commencé à m’écoeurer, jusqu’à ce qu’il comprenne que j’en avais vu des gros caves avant lui. Dans le coin, les gens se disent que les étudiants ne sont que des passants, des voisins temporaires; trop éduqués pour être violents ou dangereux. C’est pas faux et tous les immeubles du secteur ne comptent que quelques locataires de longue date, les autres déménagent au bout d’une année. Mais, moi, je suis têtu et je connais les trucs de sales.

Quoi qu’il en soit, même si je lui adresse jamais la parole, je connais sa vie. Il passe son temps à la raconter, particulièrement aux nouveaux locataires, quand ils passent devant son balcon. Dans sa tête, il y a des élections. Et il veut se faire des amis pour devenir le king du bloc. Un projet de vie. Dès qu’il rassemble deux ou trois personnes, il commence à écoeurer le peuple. Il rêve de mettre du monde dehors, avec sa mafia de twitts. Drôle de gars. Façon de parler.

Quand il a personne sous la main, il tyrannise ses enfants et sa femme. «Pourquoi tu m’aimes pas!?», qu’il gueule à son jeune. «Bah, si tu m’aimes, mange ton kiwi!». Là, sa femme : «Il n’aime pas ça, les kiwis». «Toé, mêle-toé pas de d’ça!». Et ça recommence, pour un kiwi. Voyez le genre.

Moi, je vois rien mais j’entends tout. Parfois je me l’imagine, avec sa grosse bédaine molle et ses culottes courtes. Le suzerain qui mange en exigeant un peu de reconnaissance de son enfant, de sa femme, tout en ayant rien à faire valoir. Quel cruel destin pour un enfant innocent. À journée longue. Ça me rappelle mon enfance. Ces livres bénis: entendre autre chose, n’importe quoi, à tout prix. Remettre le monde à l’endroit.

Sa femme ne regardait plus personne et ne parlait que si on lui adressait la parole. Elle m’évitait. Faut dire que je suis pas l’être tout désigné pour recevoir des confidences. J’ai l’air bizarre. Les gens savent que je vais à l’université, que j’ai un paquet de livres et que la police s’intéresse à moi. J’ai une gueule d’étudiant sous-alimenté, qui trame des choses louches, un peu comme un personnage des romans de Dostoïevski, à la différence que je suis pas attachant et que ma perdition n’est d’aucune utilité pour personne, y compris moi. J’inspire la méfiance; tant mieux, je veux rien avoir à faire avec eux.

Des soirs, j’ai beau monter le son de ma télé, j’ai comme des ulcères d’estomac. J’ai peine à supporter ce climat d’asile. Ça ne changera pas; depuis longtemps j’attends que ça change. Ma vie, tout. Non, tout est désespérément comme ça, ordinaire. Je sais même pas ce que je veux, à vrai dire.  J’ai comme un vertige face au présent, immobile.

Quand j’avais assez d’argent pour boire, j’avais pas ce genre de problèmes. Enfin, ça se dissipait dans la brume. Mais j’ai bu mon argent. Il me reste une carabine de chasse, sur le mur. J’ai longuement médité sur cette carabine de chasse. C’est mon joker. Si quelqu’un entre, je peux lui tirer dessus; si ça va trop mal, je peux m’en mettre une dans la tête.

 Je passe des soirées, parfois, à penser à cette balle. J’ai peur de me rater. À la télé, ils disent qu’une balle dans les deux lobes cervicaux peut causer une mort cérébrale, sans pour autant entraîner la fin. Dans le cas d’une intervention rapide. Moi, je me dis, qu’un coup de fusil, dans cet immeuble, causera immanquablement une intervention rapide et que, par conséquent, je risque de finir mes jours dans un état végétatif, à la merci de ce monde de marde.

Les cris inhabituels, chez Steve, ce jour-là, faisaient la preuve de la rapidité dangereuse de l’intervention. C’était franchement inquiétant pour moi. La police et l’ambulance étaient là. Et c’était pas un coup de feu. C’est à peine si les gars qui lui avaient fait ça avaient pu s’échapper. Il était peut-être même pas mort. C’est dire. Me connaissant, je serais bien capable de survivre.