Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Portrait de l’artiste en intellectuel: enjeux, dangers, questionnements », qui a eu lieu les 26 et 27 octobre 2012, à l’Université Laval.

S’il est bien un auteur important de la scène littéraire nationale et internationale qui accorde une place prépondérante à la pensée intellectuelle parallèlement à la création littéraire, c’est Dany Laferrière. Toutes ses entrevues en témoignent, il jongle avec les références, faisant figure d’érudit. Dans deux ouvrages pensés avec plus de dix années d’intervalle, J’écris comme je vis ((Dany Laferrière (2010), J’écris comme je vis, Montréal, Boréal, 258 p. Cet ouvrage est la transcription d’un entretien réalisé par Bernard Magner avec Dany Laferrière lorsqu’il fut l’hôte, en 1999, d’une résidence à Grigny dans le département du Rhône, en France. La référence de cet ouvrage apparaîtra désormais sous le signe JCJV suivi du numéro de la page.)) et L’art presque perdu de ne rien faire ((Dany Laferrière (2011), L’art presque perdu de ne rien faire, Montréal, Boréal, 392 p. La référence de cet ouvrage apparaîtra désormais sous le signe APP suivi du numéro de la page.)) , cet auteur répond indirectement à la question que je formulerai comme suit : « faut-il penser la littérature quand on est écrivain » ?

Le premier ouvrage, J’écris comme je vis, paru en France aux éditions La passe du vent en 2000, et seulement en 2010 au Québec, aux éditions Boréal – à croire que l’un des éditeurs québécois de Dany Laferrière a su profiter de la manne du Prix Médicis – résulte de la transcription d’un entretien réalisé par Bernard Magner avec Danny Laferrière, qui ne déroge pas à la forme de l’entrevue jalonnée par des questions. Dans L’art presque perdu de ne rien faire, publié en 2011, l’auteur traduit ses réflexions sur un mode mi-figue, mi-mangue (la couverture en atteste de même que le texte d’ouverture « L’art de manger une mangue »), tantôt contemplatif et sage, tantôt émouvant, et sans jamais se délester des auteurs de sa bibliothèque (Rilke, Borges, Hemingway, Tanizaki, pour n’en citer que quelques-uns), ses vieux amis, comme il aime à les nommer, notamment dans un chapitre intitulé « Un lecteur dans sa baignoire » (APP, 297) ou quand il confie que, lorsqu’il est dans son bain l’après-midi, il ne fait que relire ses vieux copains, toujours les mêmes (JCJV, 63).

Dans cette réflexion à laquelle je donnerai une forme fragmentaire, ma posture est double : comprendre Laferrière en intellectuel et réfléchir à mes conditions de création. Il s’agira d’observer la pensée de cet auteur dans ces deux ouvrages ‒ parce que c’est là qu’elle est la plus ostensible ‒ entre autres, autour de divers aspects tels l’individu et la liberté, l’humain et la simplicité, la conception du style, etc., tout en la mettant en perspective avec ma propre activité créatrice. Je m’intéresserai aussi « aux vieux amis » de Laferrière, à la manière dont ils ont forgé sa pensée littéraire, créatrice, critique et intellectuelle, et à la portée non seulement de ses lectures, mais aussi de ma lecture de Laferrière, sur mon écriture. « Pour bien comprendre quelqu’un, c’est mieux de lire, par-dessus son épaule, les livres qu’il lit. On ne connaîtra pas un écrivain tant qu’on n’aura pas accès à sa bibliothèque, sa vraie patrie » (APP, 302), nous confie l’auteur après trois cents pages de L’art presque perdu de ne rien faire comme s’il nous disait enfin comment aborder ce livre au-dessus de toute généricité.

La conversation synchronique des écrivains – La lecture comme conversation

Si Laferrière écrit, si Laferrière réfléchit à la création littéraire comme Bernard Magner l’y amène avec J’écris comme je vis, Laferrière lit aussi, et il lit beaucoup et, ce faisant, il parle aux morts, en rendant par exemple visite à Virgile, dans son siècle antique : « [j]e l’avais dérangé dans son tête à tête hebdomadaire [dans la bibliothèque] avec Dante, mais il s’est révélé chaleureux après le départ de ce dernier (ces deux-là se surveillent jusqu’aux portes de l’enfer) » (APP, 299). Notons qu’il aime à convoquer, non sans grand humour, on le voit, les écrivains « sans prêter attention au fait qu’ils soient nés il y a vingt siècles ou vingt ans » (APP, 299-300), comme il a appris à le faire de Borges, cet écrivain qui « était à la culture ce que Mozart fut à la musique » (APP, 343) et dont la patrie était plutôt encyclopédique qu’argentine (JCJV, 82). Il en apprécie tout particulièrement sa conception de la lecture, celle d’« une conversation avec l’auteur, même si ce dernier est mort depuis des siècles. […] Si lire, c’est faire la connaissance de quelqu’un, relire c’est revoir un ami. » (APP, 343) Cependant, il avoue parfois les avoir trop lus (APP, 301), recherchant alors la nouveauté. Cette pratique de relecture m’intrigue, moi qui suis si réticente à relire les livres si ce n’est à des fins analytiques, de peur de perdre l’émotion première. Laferrière dit aussi que « [l]e bon livre […] renaît à chaque lecture ». (APP, 300)

L’individu et la liberté

Lorsque Dany Laferrière affirme qu’il est du pays de ses lecteurs (JCJV, 9), joue-t-il à l’opportuniste ou bien ne décide-t-il pas plutôt de croire qu’une identité nationale peut nous être donnée sans que jamais cela ne touche notre identité d’individu, donc notre vie et nos pensées ? Cette identité individuelle, l’auteur de L’odeur du café l’associe aussi à la liberté qu’on a de lire un livre en entier, de le lire partiellement ou même, de ne jamais le lire : « [l]e lecteur fait ce qu’il veut », soutient Dany Laferrière sur un ton péremptoire. (JCJV, 12) De la même manière, ma nationalité me préoccupe peu dans ma pratique d’écriture même si je ne peux nier mes racines belges ni les incidences de mon immigration au Québec.

L’humain et la simplicité

Au sujet des entretiens en général, Dany Laferrière dit :

Je préfère entrer de plain-pied dans la vie d’un type. Là. Direct. Dans le présent. Je suis prêt à écouter son histoire, mais d’abord, je veux savoir comment il va, et ce qu’il fabrique au moment même où il est en train de nous raconter son histoire. Est-il fatigué, ennuyé, excité, heureux ou au bord du suicide ? Il déroule sa vie devant moi alors que j’aimerais lui demander des choses plus simples, plus quotidiennes. (JCJV 1999, 10)

Chez Dany Laferrière, l’homme n’est jamais loin de l’écrivain, comme le met en évidence le titre du premier ouvrage examiné ici. J’aime donc mettre en parallèle cet intérêt immédiat pour l’être, pour l’altérité, que manifeste l’homme, avec la source créatrice ‒ l’idée émergente nécessaire à l’écrivain. En effet, pour écrire un livre, Dany Laferrière part d’une image. Il confie : « [p]our l’Odeur du café, […], j’ai pris une image. Une seule. Un petit garçon assis aux pieds de sa grand-mère dans une petite ville de province. C’était tout le livre. Il faut que ce soit très simple. » (JCJV 1999, 123)

Or, bien souvent, ce qui me pousse à écrire, c’est la formation, dans mon esprit, d’une image, parfois déjà peaufinée, parfois à peine profilée, mais dans tous les cas, quelque chose que je veux saisir par les mots, pour donner une impression et une émotion, quelque chose que je ne veux pas laisser s’échapper.

Toujours en lien avec l’aspect humain, Laferrière dit avoir été beaucoup touché par le japonais Tanizaki avec son Journal d’un vieux fou (roman diariste d’un homme de soixante-dix-sept ans), pas tant pour les « fantasmes tordus » (JCJV, 78) du vieux narrateur que pour son humanité bouleversante : « [l]a vieillesse ne fait pas de nous des êtres abstraits […] Nous restons vivants jusqu’à la toute fin. » (APP, 309) Sa lecture de Tanizaki coïncide avec l’écriture d’une de mes nouvelles : imaginer et essayer de faire voir et sentir ce que pense une mourante à l’approche du moment fatidique, comme se souvenir du goût du foie poêlé servi avec sauce au porto et aux framboises.

Écrire pour le style : liberté contrariée

Dany Laferrière reste très scrupuleux de la banalité du mot : « [s]i quelqu’un a faim, j’écris qu’il a faim, pas de chichi. Sans suspens. […] J’écris au plus près de la vie. » (JCJV, 124) Cette volonté de simplicité se retrouve dans sa conception du style. Il ne se considère pas comme l’écrivain d’une cause (politique, raciale, sociale, etc.), parce que sa cause, « [c]’est le style. Ou plutôt, parvenir à l’absence de tout style. Aucune trace. Que le lecteur oublie les mots pour voir les choses. Une prise directe avec la vie. Sans intermédiaire. » (JCJV, 53) Quand il s’agit du style de ses « vieux amis », il apprécie le « style sec qui va vite » (JCJV, 78) de Tanizaki, celui parfois « précis et sec » (JCJV, 84) de l’américain Baldwin (La prochaine fois le feu) qui peut soudainement « devenir passionné et monter jusqu’au lyrisme le plus aigu » (JCJV, 84), alerte chez le russe Boulgakov (Le maître et Marguerite), respectivement limpide et bariolé chez les haïtiens Roumain (Gouverneurs de la rosée) et Alexis (L’espace d’un cillement) (APP, 336), ou encore subtil et précis chez Salinger dont il dit à propos du roman L’attrape-cœurs : « [o]n a l’impression de lire le manuscrit d’un vieux copain qu’on a perdu de vue et qui aimerait avoir notre avis sur son roman ». (APP, 316)

Dans mon travail de création littéraire, je m’efforce à la précision du mot pour que ne reste que la justesse de l’émotion. Je dois alors parfois faire des choix difficiles : privilégier la finesse lexicale et risquer d’agacer ou de perdre mon lecteur ou adopter des termes plus sobres et tenter de le retenir. Dany Laferrière traduit ce genre de préoccupation comme suit : « [p]our moi, [le fait d’écrire] est un exercice de liberté absolue avec des contraintes terriblement douloureuses. Comment écrire avec des mots en donnant l’impression qu’il n’y a pas que des mots sur la feuille de papier ? » (JCJV, 54)

L’écriture du présent

Chez Dany Laferrière transparaît toujours l’idée et le besoin de n’être qu’un, c’est-à-dire de vivre en harmonie avec l’écriture et la vraie vie, comme le révèle sa connaissance de l’homme qui se confond avec chaque écrivain, chacun de ses amis. Il semble que cette attitude doive passer par l’instant présent et se traduire dans ses œuvres par l’indicatif présent. Il dit d’ailleurs : « [j]’aime quand cela [un livre, la vie, les entretiens] n’a ni commencement ni fin. En fait, j’aime le chaud présent de l’indicatif. […] Mon présent est un concentré de passé et de futur. […] Je suis en tout temps moi-même. […] J’écris comme je vis. » (JCJV, 13) Ne revient-il pas ainsi encore sur l’essence identitaire de l’individu qui trouve son expression dans le consacré « ici-maintenant » ? Si j’adhère avec Dany Laferrière aux fondements de l’individualité, cela ne me conduit cependant pas à me confiner en écrivant à l’indicatif présent, mais plutôt à m’aventurer à tous les temps et modes, mue par une exigence d’universalité. Pourtant, un peu comme l’écrivain japonais, Dieu sait combien j’abhorre, dans ma pratique créative, les débuts et surtout les fins.

Simplicité du mot et brièveté du texte

Dany Laferrière n’est pas seulement le maître du mot simple mais aussi de la brièveté – bien qu’il se soit fait plus prolixe avec L’art presque perdu de ne rien faire. Il veut toujours prendre soin de son lecteur, ce qu’il confirme ainsi : « Ma seule crainte, c’est d’ennuyer le lecteur. Je déteste les invités qui ne savent pas mettre fin à une visite. » (JCJV, 174) Sa raillerie sur les hôtes qui s’incrustent m’amène à m’interroger sur la longueur d’un texte.

Jusqu’à présent, j’apprécie la forme brève dans ma création simplement parce que mon exigence concernant la langue est telle que mon rythme de travail, c’est-à-dire d’une grande lenteur, comme une lente macération. De toute manière, comme l’affirme Dany Laferrière, « il n’y a pas vraiment de règle [sur la longueur]. C’est le récit qui exige son espace. Pour certains, il faut deux cents pages ; pour d’autres, pas moins de huit cents. Mais, moi, j’aime la vitesse, j’aime quand les choses vont vite. » (JCJV, 174)

Sur un rythme rara

Dany Laferrière n’est pas du tout musicien. Pourtant, il avoue : « je fais danser les mots sur la piste de la page blanche. C’est vrai que je joue de la musique en écrivant. Je souris. Je bouge. J’écris. Je suis chez moi. Je mène la danse. » (JCJV, 125.) Ses propos ne sont pas sans me faire penser aux enchevêtrements littéraires et musicaux presque cérébraux de Nancy Huston. Mais Nancy Huston est une véritable musicienne alors que Dany Laferrière se laisse guider par le rythme et la danse. Il avance d’ailleurs un rapprochement dans ce sens avec le rara, ce rythme musical haïtien aux accents des percussions vaudou, sans véritables règles et ne « s’arrêtant jamais » : « [j]’aime écrire dans le mouvement. La phrase peut être brève, mais le rythme ne doit jamais s’arrêter, comme le rara. » (JCJV, 126) Laferrière est vraiment vigilant du rythme. Comme il s’intéresse à celui des Liaisons dangereuses de Laclos dont il dit qu’ « il a compris qu’il fallait ralentir le rythme afin de garder son lecteur sous hypnose » (APP, 319). Il détecte aussi le rythme de ses compagnons (« j’avais un magnifique compagnon : Boulgakov ») (JCJV, 87) tels la vitesse et les dialogues cinglants chez Boulgakov et Le maître et Marguerite (APP, 323), et le rap et la rapidité de la narration chez Diderot et Jacques le fataliste (JCJV, 87). On voit que notre auteur ne s’encombre pas de principes diachroniques.

Avec l’apprentissage du piano et de la clarinette, je me suis modelée à l’exigence de ces instruments et jetée dans les plaisirs de l’interprétation classique. Avec la découverte du djembé, je me suis laissée aller à l’engouement du rythme. Je retrouve leur ascendant dans mon écriture à la forme tantôt sévère et rigoureuse (dont la tonalité vise si souvent la mélodie), tantôt mue par le rythme qui me conduit parfois vers le slam. Il reste que la scansion peut aussi devenir mon ennemie.

Le stock

L’écrivain de L’énigme du retour ne fait pas que « bouffer du rythme » pour créer. En effet, il nous apprend que « [p]our écrire un livre, il faut puiser dans son stock d’angoisses, de souvenirs personnels, de cauchemars, de rêves, de moments heureux, et quand on n’en a pas assez, on ne doit pas hésiter à piquer dans la vie de nos amis et dans les livres des autres. » Son propos rejoint celui de Mélanie Vincelette qui se dit « taxidermiste d[es] histoires ((Mélanie Vincelette, conférence à l’Université du Québec à Rimouski, Rimouski, le 2 novembre 2011.)) » qu’elle raconte. Elle les recompose avec les détails anodins de la réalité qui l’entourent pour former une œuvre de fiction. De la même manière, Dany Laferrière affirme qu’ « il faut s’asseoir devant une machine à écrire pour faire passer tout cela [angoisses, souvenirs, etc., ainsi que ce qu’on emprunte de la vie des autres] dans son corps et que tous ces faits, ces émotions, ces histoires, se gonflent de votre sang pour devenir votre vision du monde. » (JCJV, 152)

Jusqu’à présent, mon expérience d’écriture n’en est encore qu’à l’inspiration fortement autobiographique. Je n’ai eu que rarement à « piquer dans la vie des autres ou dans les livres », mais je reste aux aguets, dans ma vie quotidienne, pour voir, écouter, sentir et me gorger de tout ce qui m’entoure, grâce à mon « oreille dormante ((Suzanne Jacob (2008), Histoire de s’entendre, Montréal, Boréal, p. 45.)) ». Cet organe sensitif dont parle Suzanne Jacob dans Histoires de s’entendre agit un peu comme une double écoute, qui, plus elle est pratiquée, plus elle devient naturelle, plus elle nous donne à entendre.

L’émotion

Écrire n’est certes pas qu’une question de rythme ou de style mais aussi une question d’émotion. On revient ainsi à l’humain. De ses lectures, Dany Laferrière nous confie toujours ce qui l’émeut : la privation sexuelle de Rilke (Lettres à un jeune poète), l’ « extrême tension » du « désir s’infiltr[ant] dans les veines enflammant [le] corps [du vieux fou] comme son esprit » (APP, 307-308) chez Tanizaki (Journal d’un vieux fou), l’émotion de l’amour qui « soude la marquise au vicomte » dans les Liaisons dangereuses (APP, 320), la capacité de « se présenter nu devant son lecteur » qu’a Montaigne (JCJV, 86-87), la drôlerie et l’inventivité d’Horace (JCJV, 87), et Hemingway avec, entre autres, la « sensibilité frémissante » de ses portraits féminins (APP, 334).

J’acquiesce, dans un registre humoristique, à la citation que Laferrière emprunte à Neruda qui la tire lui-même d’une vieille chanson gitane « [e]ntre vivre et mourir, je préfère la guitare » (APP, 350), ou encore à la qualité de la littérature retenue par David Foster Wallace selon laquelle « [l]a vérité avec un grand V est celle de la vie avant la mort ((David Foster Wallace (2010), (traduit de l’américain par Charles Recoursé), C’est de l’eau, La Laune, Au diable Vauvert, p. 130.)) ». Mon dernier objet de création va dans ce sens, en s’approchant des confins de l’existence, d’un lieu dont on ne revient pas et dont on sait peu de choses, mais qui est encore la vie. J’ai dû résoudre la difficulté de la distance entre ce qui m’était connu, familier, et l’inconnu, afin de toucher la vérité profonde. J’ai cherché à tisser l’ébranlement d’une mère et épouse qui quitte le monde, d’abord par le corps, ensuite par la tête. Je me suis efforcée au travail de sa dévitalisation, de sa désensualisation, de sa désensibilisation : je l’ai fait mourir. Tout ce processus est revenu inévitablement à l’essence de la création littéraire : faire voir et faire sentir. Ainsi Laferrière l’a-t-il bien souligné à propos du poète japonais Bashō ((Bashō Matsuo (1644-1694).)) , son poète, comme il le nomme, et ses quelques vers :

Rien ne dit

Dans le chant de la cigale

Qu’elle est près de sa fin.

Laferrière le commente comme suit : « [i]l ne se contente pas d’observer la cigale, il s’efforce de comprendre ce qu’elle ressent à ce moment ultime, et parvient même à nous faire ressentir son courage » (APP, 340). Mais pour moi, aborder la mort, la souffrance et la maladie, cela aura aussi été de chercher les émotions du lecteur dans ce qu’elles ont de plus archaïque. En effet, il aura fallu l’emmener sur un terrain qu’il redoutera au plus profond de lui-même, où il refusera spontanément d’aller, l’y guider presque malgré lui, le plus justement possible. Or, comment être juste quand on veut qu’un personnage incarne l’absurdité de la vie ? Comment ne pas verser dans l’exagération du senti ? Telles auront été, cette fois, mes préoccupations d’écrivaine.

J’ai mis en exergue les violons d’Ingres de Dany Laferrière ainsi que la manière dont sa pensée intellectuelle et sa sensibilité s’étoffent au gré de ses lectures et relectures, aux côtés de ses compagnons. S’imprégner des propos de cet écrivain sur la littérature en général, s’imprégner de son écriture, et appréhender l’homme qui ne fait qu’un avec l’artiste mènent à de denses réflexions celui qui s’interroge sur la création littéraire et sur la vie. N’est-ce pas de ses inlassables relectures lors de ses baignades d’après-midi que s’est façonné cet artiste en intellectuel et en homme ? Ah, ce qu’on est bien quand on est dans son bain !