Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Portrait de l’artiste en intellectuel: enjeux, dangers, questionnements », qui a eu lieu les 26 et 27 octobre 2012, à l’Université Laval.

 

À la question : «[vous] n’avez pas l’impression d’être une intellectuelle?», Marguerite Duras, qui revendiquait une inconnaissance propre à sa pratique, avait répondu : « [on] n’est pas intellectuel si on n’est pas politique ((Marguerite Duras, « Le plus difficile, c’est de se laisser faire » (entretien), Magazine littéraire. http://www.magazine-litteraire.com/actualite/marguerite-duras-plus-difficile-c-est-se-laisser-faire-02-11-2011-34625 (page consultée le 22 octobre 2012).)) ». William Faulkner se présentait, quant à lui, comme un «campagnard», un «fermier ((William Faulkner (1957), « At Mary Washington College, tape 2», Faulkner at Virginiahttp://faulkner.lib.virginia.edu/display/wfaudio08_2 (page consultée le 29 novembre 2012).)) » qui aime raconter des histoires et répétait inlassablement, aux auditeurs venus l’écouter à l’occasion de sa résidence à l’Université de Virginie, que ce qui l’intéressait, ce n’était pas les idées abstraites, mais les vérités du cœur humain ((William Faulkner (1995) dans Frederick Landis Gwynn et Joseph Leo Blotner (dir.), Faulkner in the University, Charlottesville/London, University of Virginia, p. 10. Je traduis. L’idée revient constamment dans les propos de Faulkner.)) , les «personnages de chair et de sang capables de se tenir droit et de projeter une ombre ((Idem,  p. 47. Je traduis. Note : j’ai consacré un bref essai, «Les voix des autres : réflexions sur la forme romanesque et l’effet de vie à partir de Martha Nussbaum, Dominique Rabaté et William Faulkner» (à paraître bientôt), qui traite de ces considérations en examinant, entre autres choses, la poétique que développe Faulkner à l’occasion de ces entretiens à l’Université de Virginie.)) ».

L’énumération : enjeux, dangers, questionnements et la proposition suivant l’appel qui présidait à la rencontre Portrait de l’artiste en intellectuel révélaient la possible tension, voire une méfiance, entre le savoir et la beauté, entre l’art et la pensée réfléchissante, spéculative, et l’idée, bien propre aux miroirs, de ce risque de la contemplation figée plutôt que de la production spontanée, chargée d’un va-et-vient constant de la vie à l’œuvre. L’évocation de cette tension, néanmoins, m’a rappelé mon attachement profond aux œuvres d’écrivains qui glissent entre les eaux de l’art et de la pensée, (où l’un informe l’autre et réciproquement); à ces essais qui révèlent leurs matériaux poétiques, éthiques ou politiques sans sacrifier leurs qualités intrinsèquement littéraires.

Force m’est de penser à Hubert Aquin, Yvon Rivard, Wajdi Mouawad, Milan Kundera, Nancy Huston, David Foster Wallace ou encore Siri Hustvedt; des écrivains qui ont en commun une pratique assez singulière de l’essai. Cette évocation fait surgir en moi, tout aussi fortement, un nœud de questions : et s’il existait bien quelques lieux de rencontre où l’artiste (celui qui répond aux exigences de son art) se fait intellectuel (celui qui pense le monde en exposant idées et arguments) tout en demeurant artiste (celui qui dévoile les «échos de la vie ((Jan Patočka ([1990] 1992), L’écrivain, son «objet», Paris, Press Pocket (P.O.L.), p. 96.)) » grâce à sa sensibilité)? Et si la pratique de l’essai littéraire était justement l’un de ces lieux privilégiés, saillants? Et si, comme l’écrit Yvon Rivard, citant Hermann Broch, certains romans mènent de l’esthétique vers l’éthique ((Yvon Rivard (2010), « Le cœur pur de Clarissa » dans Une idée simple, Montréal, Boréal, 2010, p. 200.)) , n’existe-t-il pas une pensée essayistique qui reconduit la pensée vers la beauté et la beauté vers la pensée, tout à la fois? Et si la pratique d’un type d’essai, en littérature, se présentait, chez certains écrivains, comme une seule pièce à deux côtés, celle qu’on fait tournoyer d’une œuvre à l’autre; pile et face, comme une nécessité, comme une soudabilité, voire, parfois, une insécabilité de la beauté et de la pensée. Ainsi, sans vouloir assigner la littérature à résidence, et surtout, sans vouloir édicter une normativité qui s’appliquerait à plus que ce «chaque livre» de «chaque écrivain» qui repose à sa manière le problème de la littérature, comme le rappelait Duras ((Marguerite Duras (1993), Écrire, Paris, Gallimard, p. 82.)) , j’aimerais approfondir ce nœud de questions en assumant une part du caractère intuitif et subjectif de ma démarche.

La problématicité de l’essai

Je m’intéresserai donc ici à la pratique de l’essai par des romanciers accomplis ((Car il y aurait tant à dire au sujet de l’essai lyrique pratiqué par certains poètes (je pense à Jean-Michel Maulpoix ou encore René Lapierre) ou aux formes actuelles hybrides du récit.)) . Une pratique qui, comme le soulignait Zadie Smith dans «An essay is an act of imagination. It still takes quite as much art as fiction ((Zadie Smith (2009), «An essay is an act of imagination. It still takes quite as much art as fiction», The Guardian, cahier «The Gardian Review», p. 1-4.)) » connaît une ferveur croissante chez ces romanciers qui éprouvent une «nausée romanesque». Smith confessait : «[Je] suis malade du roman bien fait avec son intrigue et ses personnages et ses paramètres. Je suis, moi aussi, attirée par la littérature en tant que [comme le dit David Shields] “forme de pensée, de conscience, de quête de sagesse” ((Idem.)) ».

Des inauguraux Essais de Montaigne, le nœud de relations fondamental de l’essai, conçu comme une pratique large et difficilement définissable, se joue entre subjectivité et argumentation, souligne Pascal Riendeau ((Pascal Riendeau (2005), « La rencontre du savoir et de soi dans l’essai », Études littéraires, vol. 37, no  1, p. 92.)) . Il se compose d’arguments et d’histoires (stories), expliquait pour sa part Siri Hustvedt, et «sa forme est exclusivement déterminée par le mouvement de la pensée de l’écrivain ((Siri Husdvedt (2012), Living, Thinking, Looking, Picador, New York, p. xi. Je traduis tous les extraits.)) ». L’essai convoque, souvent de façon paradoxale, la question du savoir, travaille des idées, «transforme d’autres textes littéraires, fictifs ou non» et porte, de façon essentielle, «une vision de la littérature» (Riendeau : 92). Il serait caractérisé par son «ambiguïté» et par sa «mouvance» (Riendeau : 102). Il représenterait d’abord et avant tout «une expérience d’écriture» qui «risque la mise en jeu des connaissances» (Riendeau : 102).

L’objet central des essais de romanciers, c’est encore la littérature – la littérature comme art, la littérature comme appartenant à la culture, la littérature comme lieu de relation avec la vie, les autres, soi et le monde. Pourquoi et comment écrire? Qu’est-ce qu’écrire? Quels sont les rapports entre la littérature et le «réel»? Parce qu’il permet l’argumentation et la mise en jeu d’idées, l’essai peut se saisir de dimensions parfois difficilement appréhensibles par les romans, qui risquent à tous moments d’être accusés de souffrir de dérives morales ou politiques ou encore d’intellectualisme. C’est que pèse sur le roman la méfiance de l’engagement : à défendre une vision du monde – éthique ou politique –, on délaisserait les qualités exploratoires, esthétiques, artistiques, polyphoniques ou ironiques du roman ((Comme nous le rappelle Louis Hamelin (2012) dans « Un bon génie. Les héritiers de Don Quichotte », Spirale, no 242, p. 7-9.)) .

L’essai : art, histoires et savoirs

La fameuse juxtaposition d’«arguments» et d’«histoires» dans l’essai tend, quant à elle, à recouper – voire à problématiser – les champs de la fiction et de la narrativité. Il semble que ce soit particulièrement vrai lorsque l’on parle de romanciers-essayistes. Ces derniers, créateurs de personnages, habitués de composer avec l’ambigüité et les flottements entre les «faits» et l’«imagination», sembleraient particulièrement sensibles à la composante fictionnelle de notre identité et de nos discours. L’essai L’espèce fabulatrice de Nancy Huston, auquel je reviens souvent, posait habilement la question de la tension entre le «réel» (si «réel» il y a en dehors de notre perception et de notre interprétation des «faits») et la fiction. Huston y rappelait la nature fictionnelle et interprétative de nos convictions. Nous sommes traversés de part en part de fictions (conscientes ou non). Or nous oublions souvent que certaines de nos convictions, parfois même les plus profondes, sont narrativement construites. Le risque, c’est de mourir, de tuer, de haïr, pour des histoires inventées. Le primat du roman, suivant Huston, serait le rôle fort qu’il accorde à la fiction (à une pluralité de fictions qui se relativisent les unes, les autres) et le fait qu’elle s’y présente comme fiction, relative et contingente – mais non moins déterminante pour les vies qui sont les nôtres.

Les romanciers-essayistes semblent ainsi singulièrement attentifs, dans leurs essais mêmes, à la tension entre «faits» et «imagination»; une tension qu’ils maintiennent non seulement dans leurs romans, mais aussi dans leurs essais. Ainsi s’explique Zadie Smith :

je ne peux pas dire que je me suis sentie, en substance, plus «vraie» [truthy] dans l’essai que je ne le suis dans la fiction. Écrire est toujours un acte hautement stylisé et artificiel, et il y a quelque chose de distinctement américain et puritain de s’attendre à ce qu’il en soit autrement. J’appelle encore Woolf comme témoin à la défense : «Dire littéralement la vérité», écrit-elle, «n’a pas sa place dans un essai». Oui, c’est encore cela. La vérité littérale est quelque chose que tu attends, ou espères, d’un article de journal. Mais un essai est un acte d’imagination, même s’il s’agit de mémoires. Il est, ou devrait être, «une forme de pensée, de conscience, une quête de sagesse», mais il exige tout autant d’art que la fiction. (Smith : 1-4)

Dans L’Homme sans qualités, une œuvre qui marquera la littérature contemporaine, Robert Musil avait développé une éthique de l’essayisme à la fois littéraire, mais aussi existentielle (l’essayisme y devenant une manière de vivre de façon expérimentale, comme si on était «un personnage de roman ((Robert Musil (1956 [1995]), L’homme sans qualités, volume 1, Paris, Seuil, p. 745.)) »). L’essayisme conjuguerait l’attitude exploratoire et ludique du romancier à l’entreprise du philosophe et permettrait de «réexercer l’art à s’élever au-dessus de la science ((Robert Musil (1956), L’homme sans qualités, volume 2, Paris, Seuil, p. 18.)) ». C’est d’ailleurs une revendication constante des romanciers-essayistes que d’exiger un art qui s’exerce au-dessus du savoir scientifique et de sa méthode ; un art qui permet d’adopter une pensée plus libre, plus expérimentale et qui puisse incorporer différents discours. C’est le principe à l’origine du polyhistorisme romanesque de Hermann Broch qu’affectionne Kundera : la capacité du roman «à embrasser d’autres genres, à absorber les savoirs philosophique et scientifique», sa capacité à «mobiliser tous les moyens intellectuels et toutes les formes poétiques pour éclairer “ce que seul un roman peut découvrir” : l’être de l’homme ((Milan Kundera (1986), L’art du roman, Paris, Gallimard, p. 86.)) ». Or, comme le roman, l’essai me semble poreux, souple, capable d’incorporer anecdotes, récits, lettres, extraits de journaux, entrevues, dialogues, situations, pensée savante, etc.

La connaissance comme beauté

Milan Kundera demeure sans doute le romancier à s’être approprié avec le plus de justesse l’appel de Musil en faveur d’un art de l’essai. Si les romans de Kundera présentent de brillants «essais spécifiquement romanesques» (ancrés dans les situations et les personnages), ce dernier a déployé, en parallèle, une œuvre proprement essayistique fournissant, à sa manière, une habile et ample méditation artistique, éthique et politique. En présentant Une rencontre, son dernier recueil, comme la «rencontre de [s]es réflexions et de [ses] souvenirs; de [s]es vieux thèmes (existentiels et esthétiques) et [s]es vieux amours ((Milan Kundera (2009), Une rencontre, Paris, Gallimard, p. 9.)) », Kundera rappelait bien la substance même de son art de l’essai : engager une vaste réflexion, notamment sur l’histoire et le sens de son art, un art qui lui permet d’éclairer le monde-de-la-vie (si cher à Husserl) et ainsi de contribuer à remédier à l’oubli de l’être (que craignait tant Heidegger). Husserl et Heidegger redoutaient par-dessus tout le rétrécissement de l’esprit de l’Europe fondé sur une interrogation patiente de l’être, initiée avec le monde grec, sa dissolution au cœur d’un nouvel esprit du temps où se seraient instillés le positivisme et la pensée de la technique (une pensée qui réduit tout à son usage, à l’instrumentalité, à la rentabilité, à l’exploitabilité et l’asservissement). Or certains essais de Kundera semblent tenir des exigences similaires à celles qu’il assigne à son travail romanesque : architectonique, composition, connaissance, caractère interrogatif. Si Kundera revendique et expose dans ses romans un art de la composition («la beauté d’un roman est inséparable de son architecture; je dis la beauté car la composition n’est pas un simple savoir-faire technique; elle porte en elle l’originalité du style d’un auteur […] et elle est la marque d’identité de chaque roman particulier ((Milan Kundera (2005), Le rideau, Paris, Gallimard, p. 180-181.)) »), ces découvertes semblent s’être réverbérées sur certains de ses essais. De par leur composition (nombre et longueur des chapitres, structure impliquant des thèmes, des motifs et des variations notamment), ses essais présenteraient bien des caractéristiques proches de ses œuvres romanesques. Si la seule morale du roman, comme le réitère régulièrement Kundera, c’est la connaissance, il semble évident que l’essai partagerait bien cette capacité de découverte d’aspects inexplorés de l’existence. Il pourrait aussi partager le caractère «hypothétique, ludique, ou ironique» (Kundera, 1986 : 87) du roman. Quant aux situations et aux personnages, ils seraient eux aussi présents à leur manière : plusieurs situations à caractère essentiellement «biographique» se présentent au lecteur, et les artistes et les romanciers avec lesquels Kundera entre en conversation apparaissent parfois comme des personnages de romans, c’est-à-dire qu’en se fondant sur des dimensions appartenant à l’histoire et à l’histoire des idées, ce sont les ressources propres à la narration et à l’imagination qui sont mises en œuvre pour les raconter et explorer leur existence. À mon sens, l’essai serait chez Kundera, tout comme le roman, un lieu de connaissance (aussi relative et ambiguë soit-elle), un lieu de sagesse existentielle, qui, découvrant des «aspects de l’existence», les découvrirait lui aussi «comme beauté» (Kundera, 1986 : 147) .

Qui suis-je? et Qui es-tu? ((Je fais bien entendu référence au titre de l’essai de Hans-Georg Gadamer portant sur Cristaux de souffle de Paul Celan (Actes sud, 1987).)) : l’essai et l’énigme du moi

«Qu’est-ce qu’un individu? où réside son identité? Tous les romans cherchent une réponse à ces questions ((Milan Kundera (1993), Les testaments trahis, Paris, Gallimard, p. 21-22.)) ». Kundera faisait de l’«énigme du moi» la grande problématique de l’art romanesque. Or la question de l’identité de l’individu est aussi l’une des dimensions centrales de l’essai qui, d’après Pascal Riendeau, pose singulièrement la question du «conflit entre tout est fiction et tout est réel» (Riendeau : 94). D’abord, en raison du caractère particulier de l’essai qui, comme l’explicitait Siri Hustvedt, «embrasse» le point de vue à la première personne. Pour Hustvedt, le choix de la perspective à la première personne se présente aussi comme une position philosophique qui considère que «l’objectivité à la troisième-personne est, au mieux, une fiction de travail. La troisième-personne, l’écriture et la recherche “objective” est le résultat d’un consensus collectif — une entente au sujet de la méthode, aussi qu’une hypothèse sous-jacente sur la manière dont fonctionne le monde» (Hustvedt : xi). Hustvedt ajoutait : «Personne ne s’échappe vraiment de sa subjectivité. Il y a toujours un je ou un nous caché dans un texte, même lorsque ce dernier n’apparaît pas comme pronom» (Hustvedt : xi). Hustvedt rapproche même l’écriture de ses essais du travail de composition et d’assemblage qu’elle réalise dans ses fictions : «J’utilise mes propres expériences comme j’utilise les expériences des autres — comme des révélateurs [insights] afin d’approfondir des idées. Ma présence et mon absence dépendent de l’argument que j’avance» (Hustvedt : xi).

L’élaboration de l’essai, précise Hustvedt, touche à la dimension proprement fictionnelle et imaginative à la source de nos récits identitaires (même une autobiographie, à travers le processus de la remémoration [recollection], convoque fiction et imagination afin de se mettre «en récit» et de conférer une «forme médiatisée par le langage» (Hustvedt : 103). Si, dans ses romans, Hustvedt confesse «emprunter de bric et broc à [s]a vie et à la vie des autres» et, par la suite, réinventer, «combiner, condenser, et reconstituer ces morceaux», «cela est bien loin de raconter l’histoire de [s]a vie». Elle précise :

Dans les essais autobiographiques que j’ai écrits et dans mon seul livre de mémoires (qui est moins à mon sujet qu’au sujet de la médecine, des diagnostics, et de ce que peut vouloir dire une maladie corps-esprit), j’ai honoré le pacte de la «nonfiction» avec le lecteur — qui est simplement de ne pas mentir sciemment. (Hustvedt : 112)

Ce refus de mentir sciemment comporte néanmoins une reconnaissance fondamentale des processus mentaux impliqués dans l’écriture, qu’il s’agisse de mémoires ou de récits : les images, les pensées, les visions sont vraies dans l’esprit immédiat de celui ou de celle qui écrit au moment où il tente d’en capter en mots l’essence et la présence.

Ce que je sais, termine Hustvedt, c’est que au cours de ma vie de lectrice, moi aussi, j’ai senti que j’étais la narratrice d’un roman. J’ai aussi su, comme l’a su Rousseau, que j’avais emporté en moi ces gens et leurs histoires, et qu’ils avaient changé ce que je suis. Je me rappelle aussi des fictions et elles ne sont pas rangées dans mon esprit différemment des autres expériences. Elles sont des expériences. (Hustvedt : 115)

Même idée chez Zadie Smith qui expliquait ainsi le sens du titre de son essai Changing My Mind : «Il fait référence à l’effet que la grande fiction semble toujours avoir sur moi». Les grandes fictions, explique Smith, changent nos idées, notre esprit, elles agissent comme des révélateurs.

Je ne pense pas être la seule [poursuit Smith] avec ce sentiment. Comme lecteurs généralistes, qui, heureusement, n’ont pas à vivre dans les limites strictes de manifestes, nous sommes chanceux de n’avoir pas à choisir une fois pour toutes entre deux formes [essai et roman] qui nous offrent deux expériences d’écriture assez différentes, mais de valeur égale. (Smith : 1-4)

Il en va sans doute de l’essai, autre face d’une même pièce brillant sous le soleil, suivant l’impulsion du jeu, de posséder la capacité de nous bouleverser, de nous troubler, de porter sa singulière ambiguïté, sa propre ironie, sa part de défi, de porosité et de transgression, de changer notre esprit à sa manière. Et, le faisant, de s’y révéler dans sa beauté. «Quand la littérature fait bien son travail», explique Yvon Rivard, «quelle que soit sa pente, il n’est plus possible d’opposer le réel et les livres, car la tension entre eux est précisément ce qui les fait vivre : le réel a besoin d’être dit pour exister au-delà de ses apparences et les livres ont besoin du réel pour ne pas être de simples chimères ((Yvon Rivard (2011), La leçon d’Ann Taylor, APEFC. http://www.cegep-rimouski.qc.ca/apefc/wp-content/uploads/2011/12/YvonRivard.pdf (page consultée le 22 octobre 2012).))».