Italo CALVINO
La machine littérature
traduit de l’italien par Michel Orcel et François Wahl
Paris, Seuil, 1993 [1984].

 

Dans le recueil de textes La machine littérature ((Dorénavant, le sigle ML suivi du folio indiquera les références à cet ouvrage.)) (1984), l’écrivain et philosophe italien Italo Calvino livre ses pensées sur la tenace question de la nature de la littérature. Le livre réunit ce qu’il convient de nommer l’épitexte de Calvino – entrevues, conférences, comptes rendus, débats, publications savantes, communications de congrès, préfaces, hommages posthumes, etc. – en vingt-sept courts textes autonomes. Malgré l’absence de marque éditoriale claire, le lecteur déduit une séparation en deux parties : la première, comportant les onze premiers textes, traite d’enjeux théoriques, tandis que la seconde relaye diverses lectures de classiques littéraires qu’a effectuées Calvino dans les années 1970 et 1980. Ce manque d’encadrement paratextuel ne nuit toutefois pas à la cohérence du propos avant-gardiste de Calvino qui conserve encore aujourd’hui, près de (voire plus de) trente ans après leur publication, tout son côté provocateur.

Il faut savoir d’emblée que La machine littérature présente Calvino en tant que lecteur plutôt qu’en tant qu’écrivain. Les rares commentaires sur ses créations prennent généralement la forme de réponses à divers enjeux que la critique savante a mis de l’avant chez lui, comme l’usage de l’anthropomorphisme. Calvino n’interroge pas directement sa pratique, mais plutôt la littérature : sa constitution, ses visées; sa valeur symbolique comme fait social et comme œuvre d’art. Une telle posture, paradoxalement, ne peut que nous renseigner sur sa conception de la création littéraire; l’écrivain ne peut jamais faire abstraction de ses propres lectures et de sa position au sein du champ littéraire lorsqu’il choisit non seulement de créer, mais de réfléchir à son acte créateur. S’afficher en tant que lecteur traduit également une certaine modestie de l’écrivain qui, plutôt que de s’épancher sur moult détails autobiographiques ou anecdotiques, laisse toute la place à la littérature. La pudeur du dernier essai, « En guise d’appendice. Autobiographie », en témoigne. D’ailleurs, le lecteur parvient aisément à déceler dans l’argumentaire de Calvino ses diverses influences intellectuelles, l’OULIPO (qu’il intègre en 1972) en tête de lice.

Sa conception de l’œuvre littéraire, que je qualifierais de « systématique », insiste sur son rôle en tant qu’objet social. Le premier texte, « Cybernétique et fantasmes ou la littérature comme processus combinatoire », issu d’une conférence que Calvino donne en 1967, résonne admirablement avec la « mort de l’auteur » que prophétisait Barthes (1984 ((Le texte original est issu d’une publication datant de 1968 dans  la revue Manteia.)) : 61-68). Calvino y énonce des idées qui deviendront la marque de la pensée structuraliste. Ainsi, « écrire ne signifie plus raconter mais dire qu’on raconte, et ce qu’on dit s’identifie avec l’acte même de dire, la personne psychologique se voit remplacée par une personne linguistique ou même grammaticale, définie par sa seule place dans le discours » (ML : 9). Il associe l’œuvre littéraire, même la plus formaliste,  à une série plus ou moins complexe de « combinaisons entre un certain nombre d’opérations logico-linguistiques ou, mieux, syntaxico-rhétoriques, susceptibles d’être schématisées en formules […] » (ML : 9-10), à l’image d’une molécule d’ADN. De ce point de vue, Calvino prévoit l’avènement d’une « machine à écrire de la littérature » selon ces atomes de sens que l’on pourrait réunir en obéissant à des contraintes préprogrammées dans un ordinateur. Polémique, Calvino propose même une fluctuation des paramètres : on pourra demander à l’ordinateur de produire tantôt des œuvres dites « classiques », fortement ordonnées, puis, ensuite, pour simuler l’évolution des formes, reprogrammer l’ordinateur afin qu’il préconise une littérature discontinue. Pour satisfaire l’appétit des partisans de lectures sociales, Calvino suggère que le contenu puisse varier selon les indicateurs statistiques sur l’économie des pays. On le voit, Calvino attaque une version romantique de la littérature selon laquelle « l’auteur affichant son âme à l’exposition permanente des âmes, usant d’organes sensoriels et d’interprétation plus réceptifs que la moyenne » (ML : 16), communique la vérité à la foule illuminée. Au contraire, la littérature pour Calvino n’existe que lorsque le lecteur s’approprie un texte. Un « chef d’œuvre », à ce moment, ne prend de la valeur qu’en fonction de sa place dans l’ordre social :

[blocktext align= »gauche »]la littérature est certes, un jeu combinatoire qui suit les possibilités implicites à son propre matériau, indépendamment de la personnalité du poète, mais c’est un jeu qui, à un moment donné, se trouve investi d’un sens inattendu; […] un sens capable de mettre en jeu quelque chose qui, sur cet autre plan, fait poids pour l’auteur ou la société à laquelle il appartient (ML : 20).[/blocktext]

 

À l’opposé du romantisme, mais aussi du structuralisme le plus rigide, la fonction de la littérature s’explique dans sa relation avec la société qui l’héberge. Ainsi, retraçant l’évolution du récit à partir des conteurs de la tribu, Calvino constate d’abord comment les œuvres de fiction, devenant mythes, permettaient la consolidation des valeurs de la communauté puis, à un moment de rupture, comment celles-ci se transforment en « fait privé » (ML : 22) où « la littérature se fait l’initiatrice d’un processus de sens contraire, en refusant de voir et de dire les choses comme elles étaient vues et exprimées jusqu’alors » (ML : 21). Une telle évolution, cependant, pourrait sembler arbitraire, voire en appeler à une téléologie ou, pire, à un manichéisme entre les œuvres dites « primitives » et « modernes »; mais la pensée de Calvino échappe à ces écueils en redonnant tout le pouvoir au lecteur à qui il « revient de faire en sorte que la littérature exerce sa force critique, et cela peut se produire indépendamment de l’intention de l’auteur » (ML : 23). Plus loin, dans le texte « Le roman comme spectacle », en décrivant le processus créatif de Charles Dickens qui vendait les premiers extraits de ses romans aux passants avant d’organiser des lectures publiques, Calvino insistera pour décrire le roman comme un moyen de communication entre les lecteurs et le créateur. De même, commentant les liens entre littérature et politique, Calvino annonce que le texte en lui-même importe peu dans la trajectoire militante : « Ce n’est pas tant l’œuvre elle-même que l’usage qu’on peut en faire qui est politiquement révolutionnaire. » (ML : 67) Dans un essai qui commente l’Anatomie de la critique de Northrop Frye, Calvino développe d’ailleurs la métaphore de la bibliothèque, que je me permets de citer en entier tant elle représente admirablement sa pensée :

[blocktext align= »gauche »]La littérature n’est pas seulement faite d’œuvres singulières, mais de bibliothèques, de systèmes dans lesquels les diverses époques et traditions organisent les textes « canoniques » et « apocryphes ». À l’intérieur de ces systèmes, chaque œuvre est différente de ce qu’elle serait si elle était isolée ou insérée dans une autre bibliothèque. Une bibliothèque peut posséder un catalogue clos ou bien tendre à devenir la bibliothèque universelle, mais toujours en se développant autour d’un noyau de livres « canoniques ». Et ce qui différencie deux bibliothèques, c’est davantage leur centre de gravité que leur catalogue. La bibliothèque idéale vers laquelle je tends, pour ma part, est celle qui gravite vers le « dehors », vers les livres « apocryphes », au sens étymologique du mot, c’est-à-dire les livres « cachés ». La littérature est la recherche du livre caché au loin, qui modifiera la valeur des livres connus; elle est tension vers le nouveau texte apocryphe à découvrir ou à inventer (ML : 46-47).[/blocktext]

 

Prolongeant sa réflexion dans le texte « Pour qui écrit-on? L’étagère hypothétique », Calvino avance même que la raison qui pousse les écrivains à créer est pour que leur livre « puisse être placé à côté d’autres livres, pour qu’il entre sur une étagère hypothétique » (ML : 63).

Ceci dit, filant la métaphore de la bibliothèque, Calvino précise que l’aboutissement de l’écriture doit résider dans la possibilité d’écrire « de la littérature en pensant à une étagère de livres qui ne sont pas tous des livres de littérature » (ML : 64). Cette volonté de croisements épistémologiques distingue également la vision de la littérature de Calvino. Par essence, elle permet de médiatiser et de remettre en doute la relation de l’homme au monde. Pour l’établir, Calvino met la littérature en rapport avec les savoirs, les registres, les disciplines et les supports. Par exemple, dans « Entretien sur science et littérature », il voit dans la prose poétique de Galilée la marque d’un grand écrivain. Ce point de vue traduit bien sûr un biais contre « la psychologie, l’analyse des sentiments, l’introspection » (ML : 29) au profit d’une analyse des rapports de l’homme avec les systèmes et récits qui l’englobent. Ainsi, qu’il traite dans ses « Définitions de territoires » du comique, de l’érotique ou du fantastique, Calvino se concentre toujours sur l’insolite, le décalage, l’étonnement afin « de sortir de la nature univoque et des limitations de la représentation comme du jugement » (ML : 49).

Toutefois, je déplore que la seconde partie du recueil, qui fournit des études sur Homère, Ovide, l’Arioste, Voltaire, Balzac, Stendhal, bref sur des auteurs canoniques (Calvino ne s’intéressait-il pas aux textes « apocryphes »?), ne mette pas en pratique les recommandations théoriques de la première partie. Aussi riches peuvent-elles être, ses lectures restent somme toute relativement conservatrices. De surcroît, la nature même du livre La machine littérature en tant que « rapaillage » de préfaces, conférences et articles rend la seconde partie trop hétérogène; jamais ces lectures ne parviennent à créer un continuum satisfaisant avec les prémisses théoriques, à l’exception notable des trois essais que Calvino consacre à l’œuvre de l’utopiste Charles Fourier. Contrairement au sens commun qui voudrait juger les utopies prospectives comme celles de Fourier selon leur faisabilité ou le degré de « véracité » de leur analyse, Calvino se laisse fasciner par la verve de l’écrivain et son « ambition d’étendre son propos aux domaines les plus éloignés de ses points de départ, jusqu’aux sciences naturelles, à la cosmologie, selon une antique tradition de systématisation que la spécialisation des disciplines n’a jamais complètement étouffée » (ML : 163). Ainsi, la mégalomanie du philosophe voulant identifier toutes les perversions humaines dans d’immenses dictionnaires témoigne d’une mentalité d’écrivain, selon Calvino. On retrouve ici la position de Calvino selon laquelle la littérature se doit d’interroger les systèmes qui englobent l’humain. Néanmoins, malgré cette lecture fort stimulante de Fourier, je crois que la seconde partie de l’essai aurait été mieux servie par une création de Calvino où les préambules seraient devenus des gloses du texte lui-même. D’ailleurs, malgré toute son inventivité, la « machine à écrire de la littérature » aurait pu devenir un concept encore plus intéressant si fictionnalisé dans un récit d’anticipation…

 

Bibliographie

BARTHES, Roland, « La mort de l’auteur », dans Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 61-68.

CALVINO, Italo, La machine littérature, traduit de l’italien par Michel Orcel et François Wahl Paris, Seuil, 1993 [1984].