Dans la salle aux miroirs, les reflets du vieil homme se démultiplient à l’infini, face à face à travers lui. Des visages flasques, crevassés d’ornières boueuses, à la barbe grise, aux yeux éteints.

Les haltères rouillés jonchent le sol, au pied des appareils d’entraînement démodés, dont le tissu déchiré laisse voir la mousse défraîchie. Des mottes en sont tombées sur le tapis de plastique, qui dégage toujours le même parfum pétrochimique. Une odeur s’y est superposée : celle de la poussière humide, indicible. Sous l’unique ampoule nue, elle brille comme de la pyrite de fer, l’or maudit des découvreurs de l’Amérique. L’or des rêveurs fous.[clear]

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Il y a un mois que le vieil homme s’est installé à Rosemont, dans le gym de sa jeunesse. La première semaine, il a tenté de soulever quelques haltères, mais il a vite arrêté. Une odeur de soufre se dégageait de ses paumes, où des éclats de rouille s’étaient enfoncés. À certains endroits, les échardes de fer disparaissaient sous l’épiderme, perdues à jamais. Je dois devenir fou. M’entraîner à cet âge-là, ça n’a aucun sens. Je vais en crever. Son visage s’est fait soudain plus jeune, ses yeux brillants, et il s’est écroulé en éclatant de rire. La solution ne se trouvait pas dans ce gym, le vieil homme venait de le comprendre.

Il s’est relevé en époussetant la poussière de ses vêtements. Il continuait de réfléchir. J’ai toujours rêvé d’écrire l’histoire d’un héros fatigué, un boxer à la retraite qui veut regagner sa gloire perdue, mais qui échoue, vaincu par ses démons intérieurs. Jamais j’aurais pensé que ce serait moi le héros de cette histoire-là.

Les jours suivants, le vieil homme a commencé à écrire ses mémoires. Au début, il y prenait plaisir, le crayon avançait rapidement sur le papier et les feuillets s’accumulaient. S’adressant à ses fils disparus depuis des années, il racontait sa jeunesse de bum, la rencontre avec sa femme, sa carrière ratée et ses déboires d’alcoolique. Rapidement, des crampes ont paralysé son bras, puis une migraine l’a cloué au plancher, sans eau, sans nourriture.

À son troisième jour de fièvre, un souvenir oublié lui a traversé l’esprit. Il savait où il pourrait terminer son histoire.[clear]

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Lorsque ses douleurs ont cessé, il a cadenassé l’entrée de la salle aux miroirs. Le soleil de l’été indien se levait à l’est, réchauffant peu à peu le bitume froid. En démarrant sa voiture, il a jeté un dernier regard derrière lui. Devant l’immeuble, un vent du sud faisait virevolter les dernières feuilles d’un érable mort.

Alors que le vieil homme remontait vers le nord, les chênes et les caryers cordiformes laissaient place aux bouleaux et aux peupliers, aux conifères et aux tourbières. Là-haut, son tableau de bord affichait dix degrés de moins qu’en ville. C’était presque l’hiver.

Le vieil homme a garé sa Lincoln noire dans la clairière abandonnée, sur la terre à bois de son père. En apercevant le trois-roues enfoncé dans la boue, il se revoyait enfant, à peine assez grand pour changer de vitesse. Il se rappelait un jour en particulier : dans la rosée du matin, il avait croisé un orignal mâle et lui avait envié son panache, sa force tranquille. C’était à une autre époque.

Il a examiné le vieux shack de la famille : la galerie du campe s’était affaissée, des morceaux de clapboard de vinyle traînaient au sol et le toit de tôle s’érodait sous les rayons du soleil, qui jouait aux charognards au-dessus de lui, point invisible dans la forêt boréale. Quand est-ce que je suis venu ici la dernière fois : il y a cinquante, soixante ans? C’est incroyable. Ces années-là ont sûrement jamais existé… Ses bottes se sont enfoncées dans le bois mou des marches.

Il l’a trouvée là, la machine à écrire Underwood, exactement comme dans ses souvenirs, posée sur le bureau d’écriture de son père, à côté d’un tas de feuilles gonflées d’humidité, devant la bay-window qui laissait voir les reflets bleus des Monts-Valin et la vallée déchirée entre le rouge, le jaune et l’orange, mais surtout le vert, le vert des épinettes et des sapins baumiers, condamnés à redevenir des momies de neige un mois plus tard, dans leur grand tombeau blanc.

Le vieil homme s’est assis dans le fauteuil capitonné et a caressé le bois d’érable du meuble qu’ils avaient taillé à la main, dans le temps, son père et lui. En fouillant dans les tiroirs, il a retrouvé une vieille pipe et un peu de tabac ranci qui avait séché et gelé pendant des années, au gré des canicules et des blizzards. Il en a allumé une pincée et s’est bercé en fixant l’horizon.

Soudain, un bruit de fusil a déchiré le silence de la vallée. Le souvenir d’enfance de l’orignal remontait à la surface : il l’avait eu, à la fin, son panache. Ensanglanté, sur le capot du pick-up du compagnon de chasse de son père.[clear]

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Quand le vieil homme est sorti de sa rêverie éveillée, le soleil disparaissait à l’horizon, loin à l’ouest. Seuls les pics arrondis des Monts-Valin, érodés depuis des millénaires par les orages et les inlandsis, brillaient au-dessus de la plaine rongée par la noirceur, comme un appel vers d’autres cieux.

Dehors, un vent du nord s’était levé et faisait vibrer les murs du chalet. D’une main tremblante, il a allumé une chandelle. Sur un tas de cendres froides, il a posé quelques bûches tordues et des gazettes jaunies et y a posé la chandelle. Le feu a pris aussitôt. Alors le vieil homme s’est mis à écrire furieusement sur la Underwood, dans le claquement brusque, grinçant des mécanismes. Ses doigts retrouvaient les lettres par eux-mêmes, comme régis par une force extérieure. Trois quarts de siècles venaient de disparaître et il tapait l’histoire de sa vie ratée en espérant qu’un jour ses fils et sa femme la lisent, et comprennent pourquoi il les avait abandonnés.[clear]

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            Le lendemain, le vieil homme a oublié son rêve. Dans la salle aux miroirs, il a recommencé à essayer de s’entraîner, malgré l’odeur de soufre de ses mains et les courbatures qui lui tenaillent le corps. Parfois, il doit s’étendre en attendant que le monde arrête de tourner. D’autre fois, il est pris de quintes de toux interminables, et lorsqu’il relève la tête, il aperçoit des gouttes de sang par terre. La poussière flotte au-dessus de lui, brillant comme de la pyrite de fer, l’or des fous.

Il reste assis devant ses reflets qui se fixent à l’infini. L’image de ses fils s’embrouille; ils n’apparaissent plus qu’à travers lui, dans ses rides profondes. Transperçant les murs, la froidure de novembre se loge dans chaque recoin de la pièce, dans chaque pore de sa peau. Il attend la mort. Il n’est pas pressé.

Il a de nouveau oublié le shack de son père, rasé dix ans plus tôt, et ses terres, que des chasseurs ont racheté pour agrandir leur territoire de chasse. Quant à la Lincoln noire, elle se corrode lentement, aplatie, dans une cour à scrap de la banlieue sud.

Il relit Le vieil homme et la mer, de Hemingway, pour trouver un peu de courage, mais sa mémoire trouée oublie chaque page dès qu’il la tourne. Ses larmes se mêlent à l’eau turquoise de la mer des Caraïbes, brouillée par le sang du thon déchiqueté.[clear]

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Le vieil homme est retourné au chalet de son père, au pied des Monts-Valin. Ses enfants jouent dans le salon et sa femme, assise près de lui, lui caresse les cheveux de sa main chaude. Par la fenêtre, à travers son reflet, il devine les épinettes momifiées qui reprennent leurs droits, loin à l’horizon. Il fume avec son père, en se berçant devant son grand tombeau blanc. Il attend la mort. Il n’est pas pressé.