Elle m’attendait au salon, déjà habillée. Elle a dit qu’il fallait qu’on parle, qu’on était rendus là. Son speech était bien préparé; je ne l’ai pas interrompue.

            J’ai entendu des choses gentilles, des aveux sincères, des jugements rapides, des esquives faciles, des raccourcis, des faussetés et du supposé bon sens tout droit sorti de la bouche de sa mère.

            Pendant qu’elle parlait, je cherchais le participe passé qui convenait le mieux à mon état : haché, labouré, détruit, laminé, concassé, abattu, bousillé, décapité, démoli… mort. Il n’y a plus rien de viable entre nous, disait-elle, on s’est perdus sans s’en rendre compte; mais on est capables de se tenir debout, de mettre nos culottes et de faire face à la musique. Soit.

            Après toutes ces années de vie commune, je n’aurais pu imaginer que son discours d’adieu, s’il advenait, serait bâti sur l’ossature d’un aussi moraliste énoncé électoral. Le pire dans cette scène, c’est qu’elle me regardait comme si j’étais un attardé.

            Bien entendu, j’ai manqué plusieurs bouts de sa logorrhée. Je crois que j’attendais benoîtement qu’elle me dise : « Tadaaaam, je t’ai bien eu hein, ahahah, regarde, la caméra est là ! » ou bien « Fais pas cette tête, j’ai juste décidé de me mettre au théâtre! Je joue  la fille qui plante là son chum au saut du lit, l’avant-veille de leur huitième anniversaire de rencontre ! »

            Moi, je ne voyais que le rose de ses gencives et je trouvais qu’il allait toujours aussi bien avec le blanc légèrement translucide de ses incisives; je ne pouvais détacher mes yeux de ses mains. Je ne pensais plus qu’à ses jambes, à son corps de ballerine, à son souffle mesuré et au glissement de ses pieds nus quand elle dansait sur la musique d’un piano. Je pensais à tous ces moments où on ne disait rien, où on ne bougeait pas, assis au bord du fleuve, au bord de la rivière, au bord du lit, au bord de la perfection; ces moments pendant lesquels on ne s’ennuyait jamais sur notre planète pour deux et qui rendaient les problèmes du quotidien si secondaires. Et je pensais à tous ces enfants que nous avions essayé d’avoir pendant des années et qui, dans leur néant, n’auraient pas à souffrir comme je souffrirais. Les petites ordures, ils le savaient bien que nous serions des parents grotesques!

            À l’étape de la péroraison de son discours, elle m’a annoncé d’une voix éthérée qu’elle allait me laisser la fin de semaine seul dans la maison et qu’elle m’appellerait dès qu’elle aurait pris des dispositions pour récupérer les meubles de sa grand-mère et les boîtes dans son bureau. Tout cela, comme ne l’aurait pas mieux formulé son avocat, qui a été fort courtois au demeurant, même quand il m’a transmis une demande de pension alimentaire aussi attendrissante que farfelue.

            Comme je gardais le silence, elle m’a demandé si ça allait. J’ai relevé la tête et j’ai voulu savoir comment celle qui me suppliait de la prendre « plus fort-plus fort » dans la salle de lavage trois jours auparavant, pouvait me laisser, là, comme ça, si vite ?

            — Le sexe n’est pas tout dans une relation, a-t-elle professé, il n’y a que ça qui nous tient depuis des mois. Elle a  ajouté que je ne devais pas chercher à comprendre, mais plutôt accepter que, selon elle, notre amour s’était envolé sans que nous n’ayons rien pu faire pour le retenir.

            Très calme, je lui ai assuré que j’acceptais sa décision, que je ne lui en voulais pas et que je ne souhaitais à présent qu’une chose : que jamais elle ne revienne sur son choix. Elle a eu l’air à la fois soulagé et froissé de mon attitude, m’a remercié de lui faciliter les choses et s’est levée. Je lui ai rappelé qu’effectivement, à 38 ans, j’avais passé l’âge de faire un caprice pour une banale rupture. Bien sûr, elle n’a pas goûté à ce trait d’humour, n’ayant de toute façon jamais été friande de mon sens de la dérision. À ces mots, j’ai glissé la main au bas de son dos pour l’inviter à franchir la porte, ce qui l’a visiblement remuée. Elle a voulu me serrer contre elle pour compléter son tableau de la séparation idéale, mais j’ai dit que je ne préférais pas, que j’avais très mauvaise haleine et que mon érection matinale avait, en les circonstances, un je-ne-sais-quoi d’inapproprié. Une main sur le front, elle s’est à nouveau inquiétée de mon état psychologique.

            Cette chère Agnès, elle me faisait bien rire avec sa délicatesse mêlée de détermination! Elle m’a fixé avec de grands yeux, m’a dit que non, nous n’aurions pas de dernière fois, qu’il était trop tard et qu’on allait se faire du mal. Sans humeur, je l’ai informée que ce n’était pas ce qu’elle croyait, que j’attendais seulement qu’elle s’en aille pour que je puisse enfin aller pisser et je lui ai fait remarquer que son auto, dont le moteur était déjà en marche, polluait l’air de tout le voisinage autant que sa présence dans ma maison.

            Quand la porte s’est refermée sur elle, il était sept heures quarante-cinq, j’étais réveillé depuis dix-neuf minutes. C’était samedi. Il faisait frais et beau, et pour la première fois depuis huit ans, j’ai pu sacrer et péter librement dans mon salon; les deux majeurs pointés vers le ciel. Hélas, cela ne m’a pas offert d’apaisement particulier.

            Le silence qui a suivi m’a donné un coup de masse sur le crâne. J’avais froid aux extrémités et chaud partout ailleurs. Accroché au comptoir, je me suis mis à trembler, des crampes atroces à l’estomac. Machinalement, j’ai pris mon pouls, déformation professionnelle sans doute, puis, j’ai couru vers la chambre. Elle n’était pas endormie; son côté du lit était froid; non, je ne la réveillerai pas comme le samedi précédent, comme tous les samedis précédents en mordillant son derrière. Je suis allé voir dans la salle de bain. J’ai crié son nom. J’ai regardé par la fenêtre pour vérifier si elle était partie. J’ai couru jusqu’à la rue, mais elle avait disparu. Dans le gazon fumant sous le soleil de septembre, j’ai ramassé le journal et oublié la pantoufle qui avait quitté mon pied pendant ma course. Sur le trottoir opposé, mon voisin m’a envoyé la main avec moins d’entrain que d’habitude. De retour à l’intérieur, j’ai essayé de pleurer, mais sans succès, j’étais à bout de souffle. Puis, j’ai fouillé dans ses paniers en quête de quelque chose qui pouvait sentir « elle ». Vides! Ses tiroirs, ses armoires : vides! Même son oreiller n’était plus imprégné de son odeur, même dans son bureau, même les murs, les chaises, les serviettes, la banquette du salon! Je me suis mis le nez dans son bocal de lavande séchée et ça m’a calmé un peu.

            En réalité, elle n’avait pas dormi avec moi. La veille, elle avait soupé de peu et je m’étais étonné qu’elle ouvre une deuxième bouteille; je l’avais trouvée soucieuse, distante. Refusant le dessert que je lui avais apporté, elle s’était retirée pour travailler. De mon côté, je m’étais écroulé devant la télévision. Elle avait dû profiter de mon sommeil pour tout ranger, tout débarrasser, tout aseptiser pour que presque rien d’elle ne subsiste; pour disparaître de ma vie le plus vite possible. Enfin, elle avait rempli son auto de ses milliards de chaussures et culottes. Après, il ne lui restait plus qu’à répéter son petit topo à mon attention, attendre que je me réveille et hop, c’était réglé! Réglé, nom de Dieu!

            Je suis retourné au salon. J’ai mis du gros metal qu’elle détestait et j’ai fait la vaisselle que j’ai ensuite essuyée et rangée; j’ai vidé et trié la nourriture, lavé le frigo, changé la poubelle, sorti le recyclage et le compostage. J’ai fait un ménage intégral de mon bureau, classé mes disques et mes livres, mis les siens de côté, astiqué les 23 fenêtres de la maison, y compris toutes les petites fentes et recoins avec une vieille brosse à dents, décroché avec fracas les dizaines de bébelles dont elle avait recouvert les murs huit ans durant, pour les « rendre vivants » suivant les conseils de je ne sais plus qu’elle décoratrice surévaluée de la télé anglaise et dont elle considérait les apparitions quasi messianiques.

            Vers 13 heures, j’ai avalé en titubant une tranche de pain avec son maudit pâté végétarien, que j’ai à moitié recraché dans l’évier, puis, je me suis passé la soie dentaire, limé les ongles, nettoyé les oreilles, et rasé barbe et cheveux – il y a longtemps que je voulais retrouver ma tête de l’époque de l’université – j’en ai profité pour récurer la salle de bain à fond. Après ça, je me suis attaqué au garage. Peu après 16 heures, une montagne de boîtes créait un impressionnant rempart devant la maison, prête pour le grand ramassage du surlendemain. Comme il faisait encore clair, j’ai démarré le tracteur à gazon. À la vitesse d’une voiture de course, au raz de la haie de cèdres et des plants de tomates mourants, j’ai tondu ce terrain que ma négligence prolongée avait mué en pâturage; ceci, non sans trucider de ma lame le damné nain de plâtre offert par ma merveilleuse ex-belle-maman. Résultat : 7 minutes 55 secondes pour faire la barbe à mes 5800 pieds carrés de pelouse, sans en envoyer dans la piscine! Hein? Ce n’est pas le beau-père –qui savait tout parce qu’il travaillait à la ville– qui aurait pu en faire autant !

            Malgré la brunante, je me suis dit que j’avais encore le temps de monter sur le toit pour enfin vider les gouttières de tous les hélicoptères ennemis que les satanés érables avaient largués depuis l’année dernière.

            Aux dernières lueurs du jour, son frère est passé en voiture devant la maison – peut-être se préoccupait-elle de mon état? – nos regards se sont croisés et il est resté sans expression devant mon sourire, au milieu des sacs de plastique pleins de samares en voie de décomposition.

            Plus tard, après avoir balayé, aspiré et lavé tous les sols à l’eau de javel, je me suis traîné jusqu’à la chambre, mais j’ai finalement opté pour le divan du sous-sol. Là, je me suis mis à compter toutes les blondes que j’avais eues et celles que j’avais aimées ou plutôt celle que j’avais aimée et qui venait de me laisser. Je me suis finalement endormi le visage recouvert d’une chaussette de laine mauve et blanche, dénichée dans le cabanon. Celle qu’elle cherchait en vain depuis des semaines.

            Le lendemain, je me suis levé aux aurores avec une virgin gueule de bois. Le chat me regardait depuis le sommet d’une armoire. Les poissons étaient affamés, mais pas moi. J’ai abandonné mon gruau instantané. J’ai bu du café. Pendant quelques instants, j’ai eu envie de l’appeler pour lui demander si je rêvais. Puis, j’ai ajouté à la montagne de poubelles notre matelas, nos draps, nos photos et plusieurs autres choses aussi.

            Il faisait très beau, j’ai fait du vélo. J’ai couru, puis j’ai nagé dans le lac. En entamant ma dernière traversée, je me disais qu’il serait préférable que je me trouve une autre femme à aimer le plus vite possible pour effacer la précédente… parce que c’était très clair dans ma tête, je refusais de m’attarder au drame banal que j’étais en train de vivre – comme tant de gars avant moi, comme tant de pauvres types tous les jours, à chaque heure, chaque seconde, partout sur la planète – je n’allais quand même pas me laisser mourir, pour ça!

            Eh bien si.

            J’ai perdu l’appétit. Complètement. Je me suis forcé au début, puis j’ai baissé les bras. Je n’avais plus envie de rien. Je suis resté trois semaines immobile dans le salon après qu’elle soit venue chercher ses meubles et ses quelques boîtes. Quand ses déménageurs ont sonné, j’ai fait le mort, alors que j’avais dit que je serais là. Elle a dû venir leur ouvrir et moi, caché dans l’entre toit, j’ai pleuré comme un bébé en l’espionnant par un petit trou.

            Mon collègue psychiatre m’a mis en arrêt de travail, mon comptable a pris mes comptes en main, ma mère, mon ménage, mon père, mon jardin et moi, j’ai pu me laisser partir à la dérive. Bien sûr, j’ai promis de me faire suivre. J’étais parfois si faible que je m’évanouissais d’inanition au moindre geste brusque et quand je revenais à moi, je disais « à bientôt » à la grande dame en noir.

            Témoin de cette déchéance, ma mère m’a fait transporter à l’hôpital. Perfusions, psychothérapie, sermons, télévision et promenades dans les jardins avec les gentilles dames bénévoles.

            René, mon chum de promotion ne me lâchait pas : « Tu vas quand même pas te laisser crever pour cette tarte! », s’est-il permis un soir. Je lui ai demandé s’il trouvait vraiment qu’Agnès était une tarte et il a eu l’air gêné. Il a tenté de se reprendre, mais s’est enfoncé encore davantage : « Tu as été subjugué par elle dès l’instant où tu as posé les yeux dessus. Même quand je te disais de ne pas t’attacher, que c’était pas une fille pour toi, tu bavais sur le plancher dès qu’elle apparaissait. Puis c’est vrai que pour elle c’était facile avec son joli cul de se hisser à l’étage supérieur de la société en pognant un charmant médecin naïf. Et il a fallu que ce soit toi qui tombes carré dans le panneau, paf! » Je l’aurais bien frappé pour lui faire ravaler sa bêtise, mais je n’en avais aucunement la force. J’ai pensé lui rappeler qu’en d’autres temps, lui aussi avait eu des vues sur Agnès, mais qu’elle lui avait ri au nez. J’ai plutôt demandé à René s’il mesurait ce qu’il venait de dire de la femme de ma vie. Sans s’excuser, il a répondu qu’il n’avait jamais aimé son sourire mielleux et ses manières de princesse.

            La princesse a fini par venir me voir. Assise face à moi dans la lumière du matin, elle resplendissait.

            —Personne au monde ne pourra effacer les années que nous avons passées ensemble, a-t-elle affirmé sur un ton calme; ni moi, ni toi, même si tu le voulais. Mais sache que, quoi qu’il arrive, ça ne me privera pas du bonheur que j’ai à vivre de mon côté…

            — Tu n’as jamais pensé que ce que je vis me dépasse, ai-je suggéré?

            — Bien sûr que ça te dépasse, tu es malade. N’y a-t-il pas quelqu’un dans cet hôpital qui soit capable de t’aider ?

            En proie soudaine à l’émotion, je n’ai pu lui répondre, persuadé que mon unique solution se trouvait assise devant moi.

            —Mais si c’est mourir que tu veux, a-t-elle ironisé en larmes elle aussi, je peux te pousser par la fenêtre, on est au 6e, c’est sûr que tu y passes!

            — C’est une idée, ai-je reconnu avec un clin d’œil.

            Agnès a semblé rassurée que je retrouve mon humour. Alors que j’avançais vers la fenêtre en claudicant pour la faire sourire, elle est entrée dans mon jeu. Malgré sa compassion, je voyais bien que ce qu’elle voulait par-dessus tout était de me tourner le dos la conscience en paix et m’oublier.

            Au moment où nous sommes arrivés près du garde-fou, elle a fait semblant de me pousser, m’a traité de con et m’a serré tendrement

            J’étais bien dans ses bras, mais la fracture irrémédiable que j’ai sentie entre nous à ce moment-là, m’a donné le coup de grâce. J’ai senti que j’allais perdre connaissance. Un collègue a frappé et entrouvert la porte tout en poursuivant une conversation avec quelqu’un dans le couloir. Tout s’est précipité. Elle m’a agrippé par les bras pour me soutenir. Désespéré, j’ai crié : « Lâche-moi! », et je me suis laissé basculer dans le vide.

            Au tribunal, Agnès portait un tailleur bleu sombre et le rang de perles que je lui avais offert le soir de notre premier anniversaire. Elle était pâle, mais jolie comme jamais elle ne l’avait été.

            Quand le juge a prononcé son acquittement, elle n’a pas sourcillé. Avant que nous sortions de la salle, elle s’est approchée de moi. Les policiers l’ont laissée faire. Elle a posé sa main sur mon bras et m’a regardé. Il n’y avait ni haine ni pitié dans ses yeux, j’ai eu l’impression qu’elle avait enfin compris combien je l’aimais. Moi, dans mon fauteuil roulant, j’avais envie de lui demander pardon, mais le courage m’a manqué.