Tout texte est un intertexte; d’autres textes sont présents en lui à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues.
Barthes, Théorie du texte

 

Les personnages de la Bible sont de petites marionnettes. Les personnages de la Bible sont de petits gants, munis de têtes, des corps mous qu’on enfile, dont on anime la forme morte et sclérosée. Ils ont des contours obscurs, ils existent tous, dans leurs particularités grossières, dans leurs attributs caractérisés. Ils sont presque devenus adjectifs. Marie-Madeleine femme infâme, Thomas l’incrédule, la Vierge Marie, Pilate et son jugement, et Jésus et Joseph et Judas. Autant de gabarits, de formes et de contours qui deviennent les proies des imaginations fertiles.

Jésus au temps de l’Inquisition
Le diable dans les rues de Moscou
Judas révolutionnaire du peuple
Encore Jésus, mais cette fois, vieillard
Pilate dans le désert

Ce sont ces thèmes qui ont fait fantasmer les auteurs, ces détournements qui ont créé des œuvres magistrales. Quoi de mieux que d’écrire en lisant, comme disait Barthes, et de se perdre en chemin, comme disait Proust.

Allons
Allons nous perdre

[heading style= »subheader »]Runeberg et les ruines[/heading]

« L’ascète avilit et mortifie sa chair pour la plus grande gloire de Dieu : Judas fit de même avec son esprit. Il renonça à l’honneur, au bien, à la paix, au royaume des cieux […] (Borges, 1974 : 162)». Dans sa nouvelle Trois versions de Judas, parue dans son recueil Fictions en 1944, Borges présente Nils Runeberg, érudit théoricien scandinave, tentant de justifier le comportement de Judas Iscariote. Il est, selon Runeberg, à la fois Jésus, car il ose s’abaisser dans la dénonciation, autant que le Christ dans son incarnation. Il est tout autant l’ascète prolifique, qui, noyé dans la modestie, se croyait incapable de faire le bien. Et enfin, Judas est Dieu, car Dieu a voulu s’incarner en l’homme le plus simple et le plus infâme pour nous sauver. Les interprétations de Runeberg, comme l’écrit Borges, ont été dédaignées par les théologiens : « [il] vit dans cette indifférence œcuménique une confirmation presque miraculeuse. Dieu ordonnait cette indifférence; Dieu ne voulait pas que Son territoire secret fût propagé sur la terre» (Borges, 1974 : 164). Et l’aveugle avait vu juste. Après sa mort en 1986, la veuve de l’auteur, María Kodama, reçoit une lettre anonyme lui indiquant de se rendre au cimetière de la Recoleta à Buenos Aires.

Une heure
Une date

La veuve en pleurs y voit une sorte de canular de mauvais goût, mais elle ne peut s’empêcher de se présenter le soir du 9 juin 1986 ― date de l’anniversaire de l’indépendance du pays, et vingt jours précisément après la mort de son mari ― à l’heure exacte donnée dans la lettre. Elle est là, au cimetière, en après-midi. Elle arrive en avance. Passe devant la tombe d’Eva Perón, toujours envahie par les fleurs en plastique, grimace. Elle fait semblant de se perdre dans les chemins qui bifurquent. Passe trois fois devant la statue du Christ. Elle se souvient, étant petite, d’être venue ici avec un groupe d’élèves. Elle se souvient très clairement de l’endroit. C’était en 1950, lors d’une sortie scolaire, puis c’était en 1956 avec son père, et encore une fois par année, chaque printemps. Oui, elle revenait toujours ici. C’est pour cela que ça l’avait intrigué et qu’elle n’avait pas trop réfléchi en recevant la lettre anonyme. Elle s’était questionnée, mais en même temps, elle était certaine qu’une réponse allait lui être apportée : elle attend donc, cet après-midi-là, devant la statue. Celle qui représente Yeshoua.

En 1950, le professeur avait demandé ce qu’elle avait cette statue? La Kodama avait levé la main en bonne élève. Je sais! Devant la sculpture, aujourd’hui, elle attend. Elle a encore assez d’avance pour bien la regarder. Ses rides, sa longue barbe, les creux de ses joues, ses cheveux longs, ses traits amaigris… Je sais! avait-elle répondu, en 1950. Il est vieux.

Bravo María, avait répondu le professeur. En effet, Yeshoua est mort avant de vieillir. S’il est ici âgé, c’est qu’il n’a jamais été trahi, et donc il n’est jamais mort. Il n’a jamais ressuscité… La Kodama de 1986 sourit en pensant à Roger Caillois. Celui qui écrivait en lisant, comme disait Barthes, celui qui écrivait en traduisant, en vérité. Elle attend devant la statue du Christ mûr. Le temps passe et personne ne vient. Elle est déçue. Mais elle attend. Ce ne peut être qu’un signe, on lui a envoyé une lettre qui lui disait de se rendre à la statue du Christ vieilli dans le cimetière. Elle sait que c’est ici, mais elle retourne faire un tour de la Recoleta. Elle repasse devant le mausolée d’Évita, grimace. Elle revoit les tombes, les statues, repasse par les sentiers qui bifurquent. Dans les minces passages labyrinthiques, elle retrouve son chemin. Toujours personne autour de la sculpture. Mais cette fois, un livre. Elle l’aperçoit de loin et court vers le Christ. C’est un journal recouvert d’une tranche de cuir. Il semble vieilli, la peau est tout étirée, les coins sont retroussés. Elle l’ouvre, c’est un journal, dans une langue étrangère, peut-être du suédois. Elle tourne les pages, les pattes de mouche s’allongent et se chamaillent, un graphologue pourrait analyser cette calligraphie avec minutie pendant des heures. Ce soir-là, María quitte le cimetière avec un journal sous le bras.

Plus tard, elle le fera lire à un vieil ami intellectuel. Cet ami, traducteur et polyglotte, ne cessera de rire en tournant les pages. Elle le regardera lire les premières feuilles du journal, et lui demandera de les lui traduire le plus fidèlement possible. Trois mois plus tard, en septembre 1986, María recevra la traduction de son camarade qui la lui postera de Paris. Elle la lira. Et rira dès les premières pages.

En Asie Mineure ou à Alexandrie, au second siècle de notre foi, quand Basilide proclamait que le cosmos était une improvisation téméraire ou mal intentionnée d’anges déficients, j’ai dirigé avec une singulière passion intellectuelle un des petits couvents gnostiques.


 

[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

BORGES, Jorge Luis, Fictions, Paris, Folio, 1974.