Gabriel García Márquez
Je ne suis pas ici pour faire un discours
Paris, Grasset, 2012.
Même s’il n’appréciait pas ce type d’exercice, Gabriel García Márquez a prononcé plusieurs discours au cours de sa vie. Vingt et un d’entre eux, donnés en ordre chronologique de 1944 à 2007, sont compilés dans l’ouvrage au titre évocateur Je ne suis pas ici pour faire un discours. Ses allocutions touchent à divers sujets, dont ses amitiés, notamment celle qu’il a entretenue avec Julio Cortázar, sa venue à l’écriture, l’histoire de l’envoi aux éditeurs du manuscrit de Cien años de soledad, et les enjeux politiques de l’Amérique latine contemporaine. L’écrivain se livre en toute humilité et sans complaisance envers les Latino-Américains.

La réticence que García Márquez nourrit à l’endroit des discours peut sans doute s’expliquer par son refus des cadres et des structures rigides, préoccupation que l’on relève dans plusieurs textes du recueil. L’auteur colombien en a contre les formalités de tous genres et il s’était « juré de ne jamais consentir [à] recevoir un prix et prononcer un discours » (p. 19). Dans son texte intitulé « Paroles pour un nouveau millénaire », prononcé en 1985, il décrit même les allocutions comme d’« épouvantables obligations humaines » (p. 44). Il refuse en outre « la structure ministérielle, cible facile du clientélisme et de la manipulation politique » (p. 111) et propose plutôt la création d’un Conseil national de la culture qui ne serait pas dépendant du gouvernement pour assurer une plus grande liberté par rapport à l’élite gouvernementale. L’auteur met également en doute la pertinence des congrès et des activités du même genre sur un ton ironique quand il mentionne le

Prix Nobel de littérature [qu’il] assure avoir reçu, cette année, [les] deux mille invitations à des congrès d’écrivains, [les] festivals artistiques, [les] colloques, [les] séminaires de toute sorte : plus de trois par jour dans des lieux disséminés aux quatre coins du monde (p. 41).

García Márquez se prononce en faveur de rencontres d’intellectuels véritablement utiles – ce qu’elles sont trop rarement selon lui – où on ose « relever le redoutable défi de mêler les sciences et les arts » (p. 45). Il s’agit d’un désir de voir les savoirs se décloisonner; dans son discours « Je ne suis pas ici », il insiste d’ailleurs sur les convergences entre sciences et arts, qui partagent certaines sources et quelques méthodes. L’éclatement de l’hermétisme des disciplines permettrait « d’élargir le champ de la culture » (p.111).

Les préoccupations de l’auteur sont également tournées vers la nécessité d’un regroupement des cinéastes latino-américains puisque « le cinéma latino-américain, s’il voulait réellement exister, ne pouvait être qu’un » (p. 67). C’est d’ailleurs la conscience d’appartenir à un groupe, à une génération de créateurs, qui a motivé la venue à l’écriture du jeune García Márquez, qui n’aurait jamais

eu l’idée de devenir écrivain si […] Eduardo Zalameo Borda […] n’avait publié un article dans lequel il déclarait que les nouvelles générations d’écrivains n’avaient rien à dire […] [Il s’est] alors senti solidaire des camarades de [s]a génération et [il a] décidé d’écrire une nouvelle (p. 12).

Mais cette vocation d’écrivain n’est pas vécue positivement, puisqu’il a « commencé à écrire comme [il est] monté sur [une] estrade [pour prononcer un discours] : contraint et forcé » (p. 11); il évoque également le malheur, la fatalité d’avoir l’écriture comme seule perspective. De la même façon qu’il refuse les cadres trop stricts, l’auteur n’est pas non plus friand de hiérarchie et rejette toute auréole de gloire qui pourrait entourer le statut d’écrivain : « leur travail solitaire ne doit pas leur valoir plus de récompenses ou de privilèges que ceux mérités par le cordonnier » (p. 20).

García Márquez parle de l’écriture comme d’une pratique non seulement ardue, mais aussi ennuyante; avant de se mettre à écrire, il pense à son histoire pendant des années et il ne commence à l’écrire que lorsqu’elle est prête : il décrit l’étape de la rédaction comme la moins intéressante du processus. Loin de se situer dans une mythification de l’écrivain, d’un créateur solitaire frappé d’inspiration, il admet volontiers la part collective de son œuvre, notamment dans le cas de la création de Cien años de soledad, alors qu’il racontait les chapitres achevés à son ami Álvaro Mutis :

Il les écoutait avec tant d’enthousiasme qu’il les répétait à qui voulait les entendre, corrigé[s] et augmenté[s] par ses soins. Ses amis me les racontaient à leur tour tel[s] qu’Álvaro les leur avait retracé[s], et bien souvent je me suis approprié ces apports (p. 89-90).

Le roman de l’écrivain n’aurait pas été le même sans la participation de ces lecteurs-auteurs, qui l’ont doté d’une nouvelle richesse. Les raisons pour lesquelles García Márquez écrit son œuvre phare sont, elles aussi, tournées vers la collectivité, car il s’agit d’une tentative de « réhabilitation historique des victimes de la tragédie [des bananeraies ((Il s’agit du massacre d’ouvriers des bananeraies du village d’Aracataca, en Colombie, qui étaient en révolte contre les patrons en 1928, l’année de la naissance de García Márquez.))] » (p. 122); il recherche une victoire de la poésie sur la mort. Néanmoins, ce n’est pas tant sa propre pratique d’écriture qui semble lui importer le plus, mais bien l’écriture et la créativité de l’Amérique latine.

L’écrivain associe aux peuples latino-américains une grande créativité qu’il fait remonter à l’époque des conquêtes espagnoles : « Ils ont embobiné les conquistadors aveuglés par les romans de chevalerie en leur faisant croire à des villes fantastiques bâties en or […]. Chefs-d’œuvre d’une imagination exaltée par le recours à la magie afin de survivre à l’envahisseur » (p. 159). Ainsi, dès l’époque coloniale, la création permet de conjurer la mort, ce qui rejoint les préoccupations personnelles de l’écrivain, qui décrit l’Amérique latine contemporaine comme le « premier producteur mondial d’imagination créatrice, la matière première la plus riche et la plus nécessaire du monde nouveau […] où le bonheur aura vaincu la mort » (p. 73). Sans le nommer à cet endroit dans le texte, García Márquez semble faire référence au réalisme magique quand il parle de l’Amérique latine comme d’une « culture de la transgression […] qui brise la camisole de force de la réalité et réconcilie enfin la raison et l’imagination » (p. 49). Cette culture de la transgression est typique des corpus latino-américain et caraïbéen et semble pallier l’incapacité de l’Europe et de l’Amérique du Nord à interpréter l’Amérique latine de façon satisfaisante.

García Márquez avait beau être rébarbatif à l’idée de discours, ce cadre lui permettait néanmoins de partager ses préoccupations, mais aussi de mettre en pratique certaines solutions envisagées. C’est effectivement sous le mode de la rencontre, si chère à l’écrivain, qu’il prononçait ses allocutions, s’adressant directement à la foule et lui présentant sa vision de la politique ou encore des pratiques artistiques de l’Amérique latine. Un homme aussi ancré dans la collectivité ne pouvait faire autrement que de joindre la prise de parole publique à sa pratique d’écriture, toutes deux vécues dans une certaine douleur, mais nécessaires à son objectif de réhabilitation historique des plus vulnérables.


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

GARCÍA MÁRQUEZ, Gabriel, Je ne suis pas ici pour faire un discours, Paris, Grasset, 2012.