Tout l’village de Sainte-Tite-Mère s’prépare à célébrer la Ti-Bob. C’est devenu la fête annuelle, bien plus important que Noël pis Pâques. L’conseil d’la paroisse veut même faire changer l’nom du village pour Saint-Ti-Bob. Pis c’est sans parler du curé qui a fait remplacer la statue du Christ devant l’église pour celle de notre bienfaiteur. C’est pour vous dire à quel point, on est fier de notre héros. Sans lui, tout l’village aurait disparu dans une marée de sanglots. En ce jour de réjouissance, laissez-moi vous racontez l’histoire de mon arrière-grand-père, Ti-Bob Nazaire.

Ti-Bob a pas seulement été le dernier ferblantier du village, mais un enfant miracle. Ses parents, de vaillants cultivateurs, rêvaient d’une grosse progéniture. Alors, y se sont mis à la tâche assez jeune. Étant l’douzième pis l’dernier d’la famille, on aurait pu croire à une naissance rapide. Ben non! Ti-Bob est né dans d’atroces souffrances. Y a presque failli mourir, parce que y était pas tout seul dans c’te bedaine-là. Les parents voulant qu’la famille s’agrandisse rapidement avaient décidé d’en faire deux d’un coup. Mon ancêtre était pas un bébé rondelet, mais plutôt maladif. Dans l’village, on disait qu’le plus gros des deux rejetons devait être ben égoïste, parce qu’y avait pas laissé manger l’autre souvent. Quoi qu’il en soit, mon arrière-grand-père a survécu. Pis avec son frère y s’est ben entendu.

Les joyeux parents ont appelé les jumeaux : Ti-Bob pis Ti-Bout. Faut dire qu’icitte, l’sentiment d’appartenance y est ben fort. À Sainte-Tite-Mère, tout l’monde est fier de ses origines. Depuis des générations pis des générations, on donne l’nom de Ti ou Tite aux nouveau-nés en l’honneur de notre sainte patronne. Encore aujourd’hui, l’village grouille de Ti-Boss, Ti-Coune, Ti-Coq, Ti-Cœur, sans oublier les Tite-Fille, Tite-Mère, Tite-Femme. Mais revenons à mon arrière-grand-père.

L’temps a passé pis, par un après-midi ensoleillé, les jumeaux revenaient de l’école avec leurs amis quand soudain, toute la trâlée de Ti-Quelque-Chose ont décidé d’aller se baigner au Ti-Lac-Carré. Évidemment, on l’a appelé d’même parce qu’y est p’tit pis carré. Ti-Bout, le plus téméraire d’la bande, avait décidé de sauter l’premier, mais y avait oublié une chose. Y avait oublié qui savait pas nager. Alors, vous imaginez ben qu’est-ce qui est arrivé. Ti-Bout s’est démené comme l’diable dans l’eau bénite. Sur la berge, y avait tous Ti-Boss, Ti-Coune, Ti-Coq pis tous les autres qui étaient là pis qui lui criaient :

— Envoye, bouge les bras. Bouge les jambes. Pince-toé l’nez. Bouche-toé les oreilles. Respire par les yeux.

Y s’est débattu comme y a pu. Y a fait des ballounes par-ci, par-là, pis Ti-Bout a coulé à pic. Ti-Machin, qui était plus brillant que tous les autres, a sauté dans l’eau pis y a ramené Ti-Bout sur la berge. C’est pas mêlant, y était rendu bleu. Un vrai Ti-Bout-Bleu. Alors, Ti-Coune a eu la brillante idée de lui sauter sur l’ventre à deux pieds comme on fait avec une vesse de loup, idée de faire sortir l’méchant. Ben ç’a marché! Ti-Bout est revenu à vie. Y a craché deux, trois chaudiérées d’eau, pis y a remercié tout l’monde. On aurait pu penser que toute la bande de Ti-Quelque-Chose aurait été ben contents d’le revoir vivant. Ben non. Pas de soupirs de soulagement, pas de larmes, ni de rires, y avait dans l’air un drôle de sentiment. Un gros rien. Un engourdissement du cerveau. Comme quand on a les orteils raidis par l’frette. Ça l’a mis fin à c’te journée-là. Y sont tous rentrés direct à maison.

Ça ben fait jaser dans l’village. Ti-Bout, en revenant à la vie, avait berné la Mort. L’problème, parce qu’y a toujours un problème quand tu joues au plus fin avec la Mort, c’est qu’a veut s’venger. Ben, ça pas été long que tout l’village l’avait compris. La Mort, l’jour d’la noyade à Ti-Bout, elle était pas r’partie les mains vides, elle avait emporté la joie avec elle. Dans toute la paroisse, on n’entendait plus les chiens fouetter l’air avec leur queue. Même les bébés n’savaient plus rire. C’était rendu grave. Une urgence de village. Y a fallu faire un conseil. Tous entassés dans sacristie, les gens s’criaient après.

— Y faut faire quelqu’chose?

— Qu’on lui redonne Ti-Bout.

— Y faut l’pendre.

— La Mort est peut-être parlable? On pourrait peut-être lui demander d’nous redonner la joie.

— Y faut envoyer quelqu’un pour lui parler!

— Mais qui?

Personne voulait y aller. Sûrement pas l’maire qui avait ben trop d’choses à faire, ni l’boulanger qui avait tout l’village à nourrir. Ti-Bout n’en menait pas large dans son coin. Après tout, c’qui arrivait c’était d’sa faute. La logique aurait été qu’on redonne à la Mort ce qu’on lui avait pris, soit la vie du jeune garçon. Mais c’était impensable d’envoyer Ti-Bout affronter la Mort tout seul. Tout l’monde le savait idiot. Y était pas question de lui laisser l’sort d’la paroisse entre les mains. Ti-Bob, lui, y voulait pas perdre son jumeau une deuxième fois. Comme y se savait plus astucieux que son frère, y a levé la main, faut dire que des idées y en avaient pas mal dans c’te petite tête-là. Alors, y était là, pis y sautait sur place pour qu’on le r’marque, mais comme y était trop p’tit, personne l’a vu. Faque, y est monté sur une chaise, pis y a crié à s’époumoner :

— Moé, j’vais y aller. C’est ben à cause de mon frère qu’on est rendu d’même. J’vais y aller voir la Mort. Je sais comment lui faire changer d’idée.

Tous les adultes ont ri, mais comme y avait pas d’autre volontaire, Ti-Bob est parti. Avec juste un p’tit ballot, un pain sec pis un couteau. Y a pris l’chemin avec des bottines trop grandes pour lui. Les bottines du courage qu’a dit l’maire. Ça pouvait ben être les bottines du courage, ça empêchait pas notre jeune garçon de s’trainer les pieds. Y a marché, gambadé, couru. Des vaches pis des sapins y en a vu. Pis à l’orée d’un boisé, y a aperçu un drôle de gars. Mince pis drette comme un fouet sec. Les bretelles pendantes, le califourchon jusqu’au nombril pis l’bas d’pantalon à moitié des mollets. Y était évident qu’le gars avait grandi trop vite.

Le grand gaillard creusait, retournait les pierres, soufflait dans les feuilles. Fallait pas être un deux de pique pour comprendre que l’inconnu cherchait quelque chose. En s’approchant, Ti-Bob trouvait que c’était peut-être pu une bonne idée d’aller y parler. Mais une fois devant l’étranger, le courage a repris l’dessus.

— Qu’est-ce que vous cherchez d’même?

— Mon, mon, frère. Mort. Ma, ma mère. Pleure. Ma mère. Dit. Injuste. Moi. Aurait dû. Mourir.

C’était à croire que le bon Dieu avait oublié d’y donner une tête. Mais Ti-Bob avait quand même compris d’quoi. Le Grand-mal-attriqué avait perdu son frère. La mort avait aussi frappé dans sa famille.

— Ta mère demande justice?

— Oui.

— Pis tu veux aller voir la Mort pour échanger ta vie contre celle de ton frère?

— Oui.

— Ça tombe-tu ben, qu’a dit Ti-Bob, t’es l’bienvenu si tu veux d’la compagnie.

Faut se rappeler que Ti-Bob avait un jumeau, la solitude y connaissait pas ça. Pis l’voyage tout seul, y aimait pas. Alors, les deux compagnons ont pris l’chemin ensemble. Ti-Bob savait pas trop pourquoi l’grand nigaud regardait sans cesse sous les roches, la Mort c’est pas là qu’a s’abrite. Ti-Bob le savait où elle était. Y l’avait vue, lui. Dans l’regard de son frère. C’est là qu’la Mort se cache. Pas dans les yeux de Ti-Bout, mais dans l’regard des mourants. Y avait juste une place où y pouvait la trouver facilement : Ville-aux-Morts. Ville-aux-Morts était une ville légendaire. Le taux de mortalité dépassait les 200 %. Là-bas, aucune chance d’y faire long feu.

Alors, de village en village, de sentier en sentier, de rivière en rivière, y ont traîné les souliers du courage, mais aucune trace de la légendaire Ville-aux-Morts. Après l’troisième jour, l’estomac rempli d’sable, le pain ayant longtemps été mangé, les deux hommes ont décidé de pêcher. Pêcher c’est facile pour un pêcheur, mais pour nos compères, c’t’une autre affaire. Ne voulant pas mouiller leur linge, c’est flambant nus qu’y sont entrés dans rivière. Les poissons sautaient d’un bord pis de l’autre. La panique était pognée. Y ont d’abord essayé d’les attraper avec leurs mains. De temps en temps, y réussissaient à leur toucher la queue ou la tête, mais rien à faire, le repas s’annonçait maigre.

Après quelques tentatives infructueuses, Ti-Bob a eu une idée. Y a pris sa casquette pis vlan, y a sorti d’l’eau une belle grosse truite. Puis une deuxième, une troisième pis une quatrième. Le festin allait finalement être généreux. Les bras chargés de leur butin, les deux compagnons revenaient sur la berge quand y ont vu un vieillard, leurs vêtements sous l’bras. Un homme si vieux que son visage craquait comme un tronc d’arbre au soleil, sans parler de sa barbe qui balayait les chardons. Le regard sévère, y leur a dit :

— Si vous faites pas c’que j’dis, je vous laisse nus comme des vers.

Ti-Bob n’étant pas un garçon stupide, y a refusé. Voyant ça, l’vieillard a pris ses jambes à son cou pis s’est enfui sur la route. L’âge ayant fait son œuvre, Ti-Bob l’a rejoint en une fraction d’seconde. Y lui a arraché la pile de linge pis lui a demandé pourquoi y s’était joué d’eux.

— Regardez-moé, j’suis rendu si vieux. Je crois ben que la mort m’a oublié. J’veux m’rendre à Ville-aux-morts, mais mes jambes refusent de me porter aussi loin.

— J’aimerais ben vous aider mon pauvre homme, que lui a dit Ti-Bob, mais nous-mêmes on sait pas comment s’y rendre.

Le patriarche était un sage homme pis de la connaissance, y en avait en masse. Alors, y leur a promis d’être un bon guide en échange d’une paire de jambes. Ti-Bob accepta l’offre. Cependant, pour tenir sa promesse, le gamin avait besoin d’un petit coup d’main. Y est allé trouver un homme qui labourait ses champs, pis lui a donné son couteau en échange d’une brouette. Une fois le marché conclu, l’estomac bien rempli pis, bien sûr, après avoir enfilé leurs habits, le petit groupe a repris la route.

La poussière roulait sous leurs souliers tandis que les trois hommes faisaient connaissance. Le nigaud passait le clair de son temps à approuver de la tête ne disant rien ou presque rien. Le vieil homme savourait la fraîcheur du vent sur son visage tout en parlant de ses aventures. Quant à Ti-Bob, y souriait. Y souriait en pensant qu’la Mort lui avait présenté deux bougres ben sympathiques, pis qu’a lui avait aussi révélé sa raison d’être. Celle pour un enfant miracle.

Sur des milles pis des milles, les villageois contemplaient le drôle de spectacle du jeune garçon pis du grand nigaud poussant une brouette dans laquelle était assis un centenaire. Y ont roulé comme ça des jours pis des nuits. Pis un matin, y ont atterri aux portes de Ville-aux-Morts.

Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, la ville grouillait d’jeunes pis d’moins jeunes, tous des gens en bonne santé. Les rires pis les chants emplissaient les rues. Notre Ti-Bob national comprenait trop vite que quelque chose clochait. On aurait dû entendre les mouches voler ou au pire, les sanglots des veuves au chevet d’leur mari. Mais non. À croire que toute la joie volée avait atterri à Ville-aux-Morts. En discutant avec les passants, Ti-Bob a appris qu’il n’en était rien, mais que c’était tout comme. Car le nouveau curé avait réussi à contrecarrer la malédiction. La Mort ne pouvait pu entrer dans l’village. Vous comprendrez qu’le p’tit groupe était pas content de l’heureux évènement. Alors, Ti-Bob est parti rencontrer l’curé pour en savoir plus.

Le curé Poitras était un homme bedonnant pis de foi inébranlable. Une vraie tête de cochon. Mais y avait, surtout, un amour de soi supérieur à la normale. Après des heures de discussion à sens unique, Ti-Bob a découvert comment le curé avait défait la malédiction. Par un crucifix. Un objet sculpté dans un acier pur. Une croix sans aucune imperfection, travaillée avec une délicatesse religieuse. Y avait ensuite posé le crucifix sur la grande place, au-dessus de la fontaine. Ti-Bob est allé rejoindre ses compagnons avec un plan caché entre ses deux oreilles. À la tombée d’la nuit, lui pis ses deux alliés ont escaladé la fontaine pis y ont volé l’objet de superstition. Ti-Bob l’a enrubanné pis y l’a mis dans son sac. La réaction a été subite. Dans tout l’village, on entendait des cris d’horreur pis de désespoir. La Mort avait recommencé à travailler.

Ti-Bob poursuivait les cris, courant, zigzagant entre les maisons. Y fallait arriver avant que les regards s’éteignent. Cependant, y était impossible de prédire où elle frapperait. Ti-Bob allait abandonner lorsque l’vieillard l’a appelé :

— C’est dans mon regard que tu vas la trouver.

Les trois compagnons, une fois réunis, ont dit en chœur :

— Mort, ici nous t’attendons. Devant nous, montre-toi!

L’dernier mot à peine prononcé, un filet noir a passé dans l’regard du vieillard pis une immense ombre s’est dressée au centre du groupe. La Mort étant un spectre bien imposant, les genoux du nigaud claquaient au même rythme que le dentier du vieillard, mais Ti-Bob restait de marbre.

— La Mort, nous avons une requête à t’demander. Nous aimerions que vous rendiez la joie à mon village en échange de quoi nous vous donnerons la sagesse d’un vieillard courageux, l’amour filial d’un innocent pis l’esprit vif d’la jeunesse.

Ti-Bob étant l’esprit vif, y a ajouté :

— Par contre, nous avons une condition, tu dois rendre la joie à tout l’monde avant d’arrêter l’sang dans nos veines.

La Mort a pas dit un mot, elle s’est contentée de hocher la tête. Ti-Bob a tout de suite su qu’la Mort avait accompli sa partie lorsque son cœur s’est remis à sourire. Le vieillard a été l’premier à poser genou à terre. Y est tombé dans les bras de Ti-Bob. L’visage détendu du vieil homme remplissait de compassion le cœur du jeune homme.

S’en est suivi le grand nigaud. Lorsqu’y a touché l’sol, contrairement au centenaire, ce n’était pas tant la sérénité qui l’remplissait mais une chaleur dévorante. Alors que son corps s’enflammait, y a dit de sa voix robotique :

—Mon. Frère.

À travers les flammes grandissantes, une silhouette se formait. Celui d’un homme grand pis musclé. Dans un dernier souffle, l’regard du nigaud s’est éteint. Tandis qu’un homme piétinait le corps réduit en cendres. Le regard familier de l’homme nouvellement né ne faisait aucun doute sur son identité. L’frère a regardé de tous les côtés, y a ensuite respiré un bon coup, puis y a pris la route sans même adresser un œil à son bienfaiteur. Pis Ti-Bob a su que c’était son tour.

La Mort a posé son regard dans celui d’Ti-Bob pis lorsqu’elle lui a soufflé la fin en plein visage, y est resté debout. Elle avait beau souffler plus fort, l’garçon restait toujours debout à lui sourire. L’histoire raconte qu’la Mort aurait été paralysée d’effroi en apercevant l’objet que tenait l’gamin. La croix faisait à nouveau son travail. La Mort, prise d’une crise aigüe de haine, a disparu dans un brouillard épais.

La suite du récit est un peu confuse, car durant plusieurs années, Ti-Bob n’a pas donné signe de vie. Les langues sales racontent qu’y aurait fui avec l’argent du vieillard, tandis qu’les autres disent qu’y serait resté à Ville-aux-Morts. Juste le temps que M. le curé lui enseigne comment sculpter un crucifix pur. Ce qui expliquerait pourquoi, dix ans après l’début de son périple, lorsque Ti-Bob a remis les pieds à Sainte-Tite-Mère, y s’est aussitôt mis à fabriquer des crucifix. Y passait ses journées à travailler ces objets métalliques que lui seul savait faire. Espérant peut-être empêcher la Mort de r’venir le chercher. Pis l’temps s’est écoulé. Ti-Bob a vieilli pis y a fondé une famille. Plus y vieillissait pis plus y repensait à ses deux compagnons, partis avec le devoir accompli. Y pensait sans relâche à ce pauvre homme fatigué pis blessé. Pis un matin, Ti-Bob a vu le vieil homme dans son miroir. Y a compris que son travail sur terre était terminé. Comme une promesse muette faite entre la Mort pis lui, y a pas enseigné son savoir-faire. Y a tout simplement arrêté de les fabriquer. Puis un jour, la Mort lui a rendu visite. Ya levé les pattes paisiblement comme l’a fait le vieillard.

C’est ben grâce à mon ancêtre qu’le village de Sainte-Tite-Mère grouille encore de vie. Vous pouvez pas nous en vouloir d’en faire un saint homme. Y sont rares les gens qui ont réussi à vaincre la mort aussi longtemps. Grâce à ses croix, qu’on garde précieusement, la paroisse compte la population la plus vieille du pays, si ce n’est du monde. Pis la mort, ben on veut pas la voir icitte. En tout cas, pas tout d’suite.