[information]Ce texte a été écrit dans le cadre du cours Écriture pour enfants et adolescents, donné à l’Université Laval par Gabriel Marcoux-Chabot à l’automne 2014.[/information]

Chapitre  1 – Le rendez-vous

«Extra! Extra! Collecte de sang qui tourne au drame. Trois vampires bénévoles ont été arrêtés et accusés. Extra! Extra! Poursuite de 5 millions de pièces d’or : Tyranoeil opticien accuse Cyclope Monocle de fraude… Extra! Extra!»

Pas le temps d’acheter le journal. C’est très mauvais pour la santé de lire et de courir en même temps. C’est pour ça que les tortues-taupes des îles Fuchsias ont une espérance de vie incroyable. Mais pourquoi partir à point quand on peut courir? Au coin de la rue, j’aperçois le TVC (Tapis volant en commun ). Là, je déclenche le sprint. Visiblement, les passants n’en reviennent pas. Faut dire qu’un gnome de jardin qui court de toutes ses forces, en tenant d’une main une boule de cristal GPS et sa barbe de l’autre, ça impressionne le plus agressif des minotaures.

C’est probablement pour cette raison que mon futur ami à cornes m’a tendu le sabot afin de me faire monter dans le TVC, alors que le transport était déjà complet. Qui va accuser un minotaure qui porte son uniforme de L’assiette est dans le pré (C’est un excellent resto végétarien) d’avoir fait monter un passager clandestin? Bon, d’accord, il voulait faire une blague à ses collègues de travail et m’a demandé s’il pouvait m’installer dans son bar à salade. Pour tenter de conserver ce qui me restait de dignité, j’ai essayé de changer de sujet en parlant de la température : « Je suis content qu’il ne pleuve pas. C’est ce qu’annonçait Oracle-météo. De la pluie et des bourrasques de vent. Un temps à écorner les boeufs! »

Je savais que les nouveaux TVC étaient équipés de bulles magiques anti-chute. Je n’avais jamais pensé les tester. J’ai donc appris deux choses aujourd’hui : les minotaures sont très susceptibles et les gnomes de jardin ne volent pas. Puisque le délicat ruminant a interrompu mon parcours en me catapultant dans les airs, il ne me reste donc qu’à marcher (Merci à la bulle anti-chute qui m’a ramené en douceur sur le plancher des vaches). Selon ma boule de cristal GPS, j’en ai pour 45 minutes à pied. Dire que le trajet ne me prendrait pas plus de 15 minutes si j’étais un centaure.

Pour tenter d’évacuer le stress qui monte, je contemple les panneaux publicitaires. Chez Troll Esthétique, c’est la beauté intérieure qui compte. Hum… Méduse aménagement paysager : 60 % de rabais sur les statues de pierre… J’aurais dû devenir publiciste au lieu d’illusionniste…

Investir plus de 15 ans de sa vie afin d’accéder au plus prestigieux ordre professionnel gnome et puis finir dans la rue. Quelle calamité… J’essaie de trouver d’autres phrases horribles afin de me morfondre davantage, je n’y arrive pas. Gnomes et propos mélodramatiques ne font pas bon ménage. Tant pis. Pour la réorientation de carrière, on oublie publiciste et dramaturge.

Bien sûr, ma vie n’est pas finie! J’aurai 37 ans cette semaine, un an avant ma majorité. Je suis un gnome de jardin affranchi se baladant à Fantaisité, qui se cherche un nouvel emploi. Il y a pire, n’est-ce pas? Je pourrais être un loup-garou imberbe ou une momie allergique à la poussière. Et puis, il y a ce rendez-vous… Jetons un coup d’oeil à la boule de cristal.

Dire que je pensais m’être fait arnaquer. Le zombie qui m’a vendu cet objet magique, un taxidermiste semi-retraité maintenant brigadier scolaire, m’avait semblé un peu louche. Cependant, force est d’admettre que la boule de cristal contient vraiment les dernières mises à jour du plan de la ville. Pouvoir regarder Fantaisité à travers cet artéfact, c’est plutôt cool.

Où vont les lutins, les sorcières, les dragons et les licornes quand les humains qui les ont inventés ne s’en préoccupent plus? Ici. Même les gnomes de jardins. Le monde moderne des hommes doit être un triste lieu. Tant pis. On se débrouille quand même assez bien sans eux. Je n’étais pas là au début, mais semble-t-il que c’était le chaos. Si je me fie à ce que je vois dans cette boule, on n’a pas chômé. Des châteaux, des pyramides, des tours, des cryptes… Tout le monde s’est bien installé. Malgré l’incroyable diversité de sa population, les habitants de Fantaisité ont fini par apprendre à cohabiter.

Là, attention! Faut pas penser que l’on est resté au Moyen Âge. Ah non! La misère, la maladie, la famine et la tyrannie, nous, on en avait soupé! Non. Ce n’est pas parce qu’on est une créature fantastique que l’on doit vivre dans l’anarchie et être soumis à la loi du plus fort. Ça suffit les préjugés! Chacun travaille à faire de cette ville un monde civilisé. Les patriarches de la ville ont édicté un code de vie. Au fil du temps, le reste est venu presque tout seul : un réseau d’aqueduc, un système judiciaire, des élections démocratiques, une économie de marché et un plan de développement durable.

Oups! Pressons le pas, il me reste peu de temps. Bien sûr, rien n’est parfait. Justement, j’aperçois le quartier qui a été rasé par les flammes la semaine dernière. Le feu a pris naissance dans le cabinet de dentiste d’un ogre oriental : un dragon rouge avait une rage de dents. C’est pour ça que les dragons ont de la difficulté à se procurer une assurance dentaire…

L’avenue Capitaine-Crochet… Ah! C’est la prochaine… Quatre rues plus loin à gauche, ce serait celle du Crocodile-Tic-Tac. Afin de me préparer à l’entrevue, je sors de ma besace le parchemin d’offre d’emploi pour me rafraîchir la mémoire.

« À QUI DE DROIT,

La FOMIF (Fédération des objets magiques de Fantaisité) est un organisme sans but lucratif inscrit au registre des lobbyistes fantastiques. Cette fédération a pour objectif de promouvoir les droits individuels et collectifs des OMI (Objets magiques intelligents) de toute nature. Son premier mandat vise la reconnaissance complète des OMI comme personne à part entière, c’est-à-dire comme un individu émancipé tel que le prescrit la Charte des droits de la personne de Fantaisité. »

Bon. À première vue, ce truc est plutôt ridicule. Pourquoi on traiterait les objets magiques comme des créatures légendaires s’ils n’en sont pas? Et après, ce serait quoi? Le droit de vote? La sécurité sociale? L’accès à un ensorceleur garanti par le gouvernement? Déjà que les morts-vivants nous ont fait le coup… BONG!

Bon, je vous l’avais dit! C’est dangereux la lecture au trottoir. Je viens de foncer dans un lampadaire éteint. Le feu follet attitré doit être en grève ou en pause syndicale. Pas croyable la fonction publique. On paie déjà…

NON! JE VEUX PAS Y ALLER! J’AI TROP PEUR! AU SECOURS!

Interruption de mes réflexions à saveur politique. Je sens soudainement une drôle d’odeur. Après un bref coup d’oeil, je trouve la source des deux phénomènes : un troglodyte (ce sont des humanoïdes répugnants qui vivent sous terre et qui ont horreur de se laver), de la voirie municipale s’apprête à descendre par une bouche d’égout. Il semble avoir un problème avec un élément de son matériel.

— Tu ne peux pas avoir peur du noir, tu es une LAMPE magique! s’exclame l’ouvrier exaspéré.

— Oui, mais ma fonction magique n’est PAS d’éclairer, j’ai été créée pour retrouver les objets perdus.

La voix de la lampe vacille, tout comme sa petite flamme.

— Et c’est pour ça que tu viens avec moi dans ce trou. On va retrouver ce maudit oeil magique défectueux, ronchonne le troglodyte.

— D’accord, d’accord, murmure la lampe, qui semble se ressaisir. Mais faites-moi un peu plus de lumière, je ne vois pas dans le noir comme vous!

Fin de la discussion. L’employé a juré dans une langue inconnue et a fourré son équipement terrorisé dans un sac à dos. Le voilà déjà qui descend dans les profondeurs. Hum… Je n’avais jamais remarqué avant que les objets magiques, comme cette lampe magique, n’avait pas les mêmes droits que moi. Est-ce une coïncidence ou une mise en scène? Allons-y pour la coïncidence. Les troglodytes n’ont jamais été reconnus pour leurs talents de comédiens. Reprenons la lecture de l’offre d’emploi, mais en demeurant vigilant au hasard de la route.

« La FOMIF est présentement à la recherche d’un illusionniste agréé, faisant partie de l’ordre professionnel des illusionnistes. (ça, c’est bon pour moi). Sans préjudice racial, compte tenu de la nature de la mission, être un gnome serait un atout (ça, c’est très bon pour moi). Pour des raisons de transparence et de crédibilité, nous demandons aux illusionnistes qui ont comparu lors de la Commission d’enquête Charlatans de s’abstenir (Aille! Ça, c’est TRÈS, TRÈS mauvais pour moi). »

Chapitre 2 : L’entrevue

La Commission Charlatans. Qui n’en a pas entendu parler? L’enquête publique qui a foutu en l’air mon début de carrière prometteur. Mon visage sur tous les miroirs magiques géants de la cité. Une petite musique triste peut-être? Non. Je n’ai pas cette option sur ma boule de cristal GPS. Justement, voici la rue du Crocodile-Tic-Tac. Suffit maintenant de trouver le Café des enfants perdus.

Ok! Ok! Je suis le principal responsable. J’étais jeune et insouciant. Je veux dire un peu plus jeune et beaucoup plus insouciant. Je me foutais bien des codes d’éthiques et des normes du travail. Il y avait là une fortune qui traînait par terre et tout le monde fermait les yeux. Presque tout le monde, visiblement.

C’était quand même la belle époque avant la Commission Charlatans. Pour les illusionnistes, je parle. Le donjon que vous voulez vendre a un vice caché? Les nains maçons coûtent très cher. Un illusionniste qualifié peut vous arranger ça pour trois fois moins. Un peu de bricoles « au noir » par des kobolds (petite créature reptilienne ayant peu de morale, idéal pour la sous-traitance), un puissant sortilège d’illusion doublé par une poudre magique anti-détection et le tour est joué. On offrait même la garantie prolongée.

Vous avez besoin de faux papiers d’identité? Vous voulez cacher une partie de votre trésor avant que les vérificateurs d’impôts ne passent chez vous? Mieux encore : vous voulez faire croire à vos voisins que vous avez les moyens de vous payer un carrosse Cendrillon de l’année? Pas de problème! C’est un illusionniste qu’il vous faut! Hum! C’ÉTAIT un illusionniste…

Un farfadet du nom de Sautrot a vendu la mèche et a jeté par terre l’empire économique des illusionnistes. Il est allé trop loin en tentant de manipuler le résultat des élections à la mairie. À moins que ce soit en tentant d’arranger les matchs de foot-carnage (sport courtois et subtil, mélange de football et d’un combat de gladiateurs)? Quoi qu’il en soit, il a été pris sur le fait et la Commission d’enquête fut déclenchée. Ce fut une boucherie. Des scandales et des arrestations toutes les semaines. Jusqu’au jour au l’effet domino est arrivé jusqu’à moi. Heureusement, j’avais un permis de travail et j’étais mineur aux yeux de la loi. J’ai donc évité les oubliettes.

Voilà. Le coût de la demande de pardon était exorbitant. J’ai perdu trois ans de ma vie à trimer dur, mes petites mains délicates maculées de tourbe. Je suis retourné travailler dans notre commerce familial, les Jardins Gulliver. Biens illusoires ne profitent guère…

Est-ce que j’ai des remords? Oui, je crois. Même si j’ai payé pour de « l’hypocrisie collective » à mon avis, certaines personnes avec qui j’ai fait affaire auraient mérité plus d’honnêteté. Hum. Peut-on être un bon illusionniste, mais bien choisir la version de la vérité qui sera mise en valeur? Peut-être.

Ah! C’est ici. Le Café des enfants perdus porte bien son nom, car il a l’air carrément perdu dans ce riche quartier. Alors que les autres commerces de la rue sont faits de marbre et d’ébène, la petite cabane en bois rond juchée en haut d’un grand chêne ne paie pas de mine. L’escalier en colimaçon qui garantit l’accès au commerce ne m’inspire guère confiance.

Plus tard, en sirotant mon hydromel, j’écoute les conversations autour de moi. Je remarque deux elfes noirs qui me donnent la frousse. Leurs poignards sont sur la table.

— Est-ce une véritable dague de venin? demande le premier, visiblement impressionné.

— Non, répond l’autre un peu penaud, c’est une imitation créée par un shaman gobelin. Mon beau-frère en avait une vraie et est demeuré paralysé pendant trois lunes. Il n’a jamais été très habile dans une cuisine…

Une grande silhouette ténébreuse fait irruption dans mon champ de vision, interrompant brutalement mon écoute indiscrète de la conversation. Je n’arrive pas à reconnaître la créature devant moi. Elle doit faire près de deux mètres et son corps, qui semble plutôt frêle, est caché dans un grand manteau sombre. Ma barbe se hérisse à la vue de sa tête reptilienne d’une teinte bleuâtre. Pas de cheveux, pas d’oreilles, pas de sourcils, pas de nez et pas de bouche. Qu’est-ce qui reste alors? De grands yeux globuleux d’un noir intense, des orifices en guise de nez et d’oreilles, c’est tout. Ce doit être un client de Troll Esthétique. Le monstre me fixe intensément. Je regarde par la fenêtre et évalue la hauteur qui me sépare du sol. S’il faut en arriver là, ce sera la deuxième fois que j’essaierai de voler aujourd’hui…

Bien qu’il ne remue pas les lèvres (comment le pourrait-il?), une voix dure et autoritaire semble surgir de son abdomen.

— Êtes-vous le gnome Glenwidish-Birrim Valach-Primgnok, troisième du nom? me demande-t-il.

Je déteste certaines de nos traditions gnomes. Pourquoi donner un nom si long à une personne si courte?

— Oui. C’est bien moi. Mais vous pouvez m’appeler Glen. J’essaie de prendre le traditionnel ton enjoué des gnomes de jardin.

— Pourquoi avez-vous répondu à notre annonce par pigeon voyageur? me questionne l’immonde créature. Avez-vous peur que votre compte de messagerie télépathique soit espionné?

— Euh non… (C’est un peu gênant) En fait, mon compte de messagerie télépathique a été désactivé par erreur (Je n’arrivais plus à le payer)… Vous savez, le système de pigeon voyageur est peu coûteux et son empreinte environnementale beaucoup moins importante…

— Bien, conclut la créature. Vous semblez être le gnome que nous cherchons.

Les orifices de mon interlocuteur semblent se détendre. Puis, sans le moindre avertissement, il ouvre brusquement son grand manteau noir et le tient ouvert devant moi. Ai-je affaire à un tueur à gages ou à un exhibitionniste? Après les premiers instants de surprise, deux constats me viennent à l’esprit : je suis toujours vivant et je suis aveuglé par le miroitement de métaux et de pierres précieuses.

Devant moi scintille la plus belle collection d’artéfacts magiques que j’ai vue de ma vie. D’abord, la créature porte à son cou un majestueux collier de perles, grosses comme mon poing (un poing de gnome, rappelez-vous). Il porte une épée dont le fourreau est serti de pierres précieuses et dont le pommeau reluit d’un éclat bleuté. À ses poignets, des bracelets de bronze et d’ivoire brillent de mille feux. Le sombre manteau cachait surtout une cotte de mailles en qui ondule à la lumière des bougies comme les vagues d’une mer agitée. Et ce n’est qu’après plusieurs secondes de stupéfaction que je remarque l’énorme diamant que le monstre porte au doigt : un anneau magique qui permettrait de demander en mariage n’importe quelle princesse du royaume.

C’est l’épée qui s’adressa à moi en premier, je crois : « M. Glenwidish-Bir… Euh! Monsieur Glen, je vous présente le conseil exécutif de la Fédération des objets magiques intelligents de Fantaisité. »

Dans quel pétrin me suis-je encore fourré?