[heading style= »subheader »]Mila[/heading]

J’ai rencontré Béatrice hier. C’était dans un bar du Mile-End. Je ne me souviens plus du nom de l’endroit, trop d’alcool dans le corps. C’est quand même triste de ne pas pouvoir mettre un mot sur ce lieu où tout a peut-être commencé. Je n’ai pas de totem auquel me raccrocher en cas d’écœurement précoce de l’autre. Oui, je pense vraiment que ça aiderait ma relation en devenir de me rappeler lʼadresse du temple au plancher mouillé de vieille Guinness où jʼai passé la nuit. Cela confine-t-il notre amorce d’amour à un cul-de-sac ou, au contraire, cela lʼouvre-t-il à une immensité géographique sans nom? De toute façon, ce n’est peut-être qu’un faux départ de plus; elle a déjà quelqu’un. Elle m’a juré qu’elle ne me ferait pas attendre trop longtemps, qu’elle n’est pas satisfaite de sa relation. B. m’a répété différentes variantes sur ce thème entre nos apnées de baisers à saveur de gin tonic. L’haleine que procure cet alcool me lève le cœur, mais je ne vais quand même pas laisser cela avorter mon obsession naissante. D’ailleurs, ces baisers, c’est tout ce que j’ai pu obtenir d’elle. Je n’ai même pas eu droit au coup classique du numéro de téléphone. J’ai peur qu’elle disparaisse comme elle est arrivée, entre deux flashs de stroboscope.

Avons-nous au moins échangé nos noms de famille? Béatrice, Béatrice, Béatrice…patronyme, jʼaimerais dire matronyme mais je crois que ça nʼexiste pas. Mon foie est encore malade de cette nuit de folie, et mon obsession a pris de lʼexpansion comme les nouilles que jʼai oubliées dans lʼeau bouillante ce midi. Je sais bien que c’est ridicule, mais son nom de famille m’aurait permis de la retrouver sur Facebook. Jʼai envie de lui envoyer un courriel rempli de maladresse et de pathétisme, mais cʼest impossible. Au moins, nous pourrions poursuivre ce que nous avons commencé. Je commence à craindre que cette amorce érotico-amoureuse reste inachevée. Je ne pourrai me défaire de cette boule d’excitation angoissée qui fait battre mon cœur à un rythme ultra-caféiné. J’ai toutes les envies du monde quand je pense à ces moments passés en sa compagnie au bar sans nom. Je suis perpétuellement excitée à l’idée de me trouver face à une sorte de précipice de possibilités. Malgré tout, je ne peux m’empêcher de penser que j’ai manqué le bateau. J’ai souvent l’impression d’être deux minutes trop tard, de ne pas avoir su plonger à temps. Je refuse de me résigner, je la retrouverai. Je l’attendrai. Je retournerai dans ce lieu approximatif du Mile-End où mon champ des possibles s’est élargi et rétréci grâce à elle. Quitte à me couvrir de ridicule, je demanderai à tous les gens du bar s’ils la connaissent. Peut-être ce moment n’était-il spécial et empreint d’une anxieuse fatalité que pour moi. Elle ne voudra possiblement pas se laisser retrouver.

J’ai mis la main sur le nom du bar : le Royal Phoenix. J’y suis d’ailleurs en ce moment. Je me sens nulle et impuissante. Je n’ai jamais aimé me rendre seule dans un bar. Je suis incapable de faire partie de la fête et je me cache en moi-même pour mieux observer la scène. À ma gauche, au fond de la salle, trois personnes, qui paraissent être deux filles et un garçon, se trouvent à une table avec banquette. J’ai vite fait de supposer qu’il s’agit là d’un horrible triangle amoureux. Il y en a toujours un(e) qui a passagèrement l’air hors-contexte. Puis le regard de l’un(e) ou de l’autre le (la) ramène à la vie, et ainsi de suite. Je ne veux pas de ça; je l’ai déjà vécu. J’en ai perdu dix livres et, momentanément, le goût de vivre. Si B. est le genre de personne à rechercher une union libre, je mets immédiatement un frein à ma folie. Parce que oui, ma situation actuelle est malsaine. C’est la deuxième soirée que je passe ici, à scruter la noirceur à la recherche de son sourire et de sa courte silhouette. Nous nous sommes rencontrées il y a seulement une semaine et, déjà, les morceaux de cette soirée commencent à se dissiper dans ma mémoire. Je bois trop et plus les heures passent, plus j’ai du mal à me remémorer son corps. Je me souviens de son odeur. Hormis son haleine détestable de gin tonic, elle sentait tellement bon, son parfum mêlé à ses phéromones. À ma droite, une énorme banquette en « u » est réservée pour l’équipe de roller derby. Ces filles sont un peu comme les demi-déesses de l’endroit, elles ont l’air libérées et je les envie. Je me demande si B. gravite dans cet univers éclectique et excentrique qu’est le derby. Je n’en serais même pas étonnée tellement elle m’a fait l’effet d’un carnaval sur roulettes. Qu’importe, le choc des retrouvailles n’est définitivement pas pour ce soir.

Elle se tient à quelques mètres de moi, je suis pratiquement sûre que c’est elle. Je me rends compte que je retiens mon souffle depuis déjà plusieurs secondes. Ça ne se produit pas comme dans mes plans, nous n’étions pas censées nous revoir dans un endroit aussi banal que la station Berri-UQAM à l’heure de pointe. J’aurais voulu être aidée par l’alcool et trouver le courage de l’aborder à nouveau. Elle est en compagnie d’une fille plutôt petite, de sa grandeur en fait. Impossible de reconnaître d’emblée le lien qui les unit, ça me dérange infiniment de ne pas savoir. Elles ont l’air proches et complices. Et j’ai plus que jamais la désagréable impression d’avoir raté ma chance. Mais je ne veux pas me permettre de rester là à ruminer mes éternelles craintes, je dois absolument lui parler pour savoir un peu plus à quoi m’en tenir. Je n’aime pas interrompre les conversations des autres, mais il s’agit d’un cas de force majeure, et dès le moment où j’ai vu son « amie », j’ai décidé que je la détesterais avec beaucoup de force. Les yeux de B. se posent sur moi. Je ne la connais pas réellement au fond. J’ai du mal à identifier tous les sentiments qui défilent au fond de son regard, mais je parviens tout de même à décrypter une bonne dose de surprise, un léger malaise puis une expression mitigée à mi-chemin entre la convoitise et la retenue.

B. lʼembrasse chastement sur la joue et le wagon les enlève à mon champ de vision. Le temps semble sʼêtre dilaté expressément pour me torturer. Le train sʼimmobilise, puis repart après les trois notes habituelles. Lʼautre a disparu. Mais pas elle. B. me regarde encore; avait-elle seulement arrêté? Elle gesticule des bras, me fait un drôle de mime et je ne comprends rien. Sans vraiment quʼelle sʼimpatiente, je la vois soupirer et elle crie « Rejoins-moi à la puck! ». Une chance que je sais ce qu’est la puck. Cʼest comme les couilles de lʼUQAM. Je pense bien que cette fine terminologie nʼest maîtrisée que par lʼélite uqamienne. Mon cœur fait un loop. Je ne sais pas du tout à quoi mʼattendre, morte de peur à lʼidée dʼêtre rejetée, dʼavoir été victime des promesses dʼune ivrogne hyper sur le gin sans trop de tonic. Je monte presque les escaliers à reculons, voulant retarder lʼéchéance de la rencontre. Peut-être que je nʼaime que vivre dans lʼattente et que mes joies ne sont attribuables quʼà mes multiples digressions? Et si je nʼy allais pas, à la puck? Après tout, cʼest peut-être moi qui étais trop affectée, lʼautre soir… Non, je me lance. La puck est là, à la croisée des chemins, juste à côté dʼune B. souriante. « Salut Mila. » Wow, elle se souvient de mon prénom, cʼest déjà beaucoup. Elle sʼapproche maladroitement de moi et me fait la bise, dans le même genre que celle quʼelle a faite à lʼautre. « Bonjour Béatrice! Je ne sais pas pour toi, mais cʼest quand même pas mal spécial de te revoir comme ça ». Cʼest là que je décide de me taire, je nʼai aucune espèce dʼenvie quʼelle me prenne pour une folle si je lui avoue lʼavoir cherchée pendant des jours et mʼêtre masturbée au moins quinze fois en pensant à elle. « Ouais… mais bon, écoute. Je sais quʼon était saoules et tout, mais je pensais ce que je tʼai dit lʼautre soir, lʼautre nuit, en tout cas! ». Mon cœur arrête un peu de battre ou il va juste trop vite, cʼest dur à dire. « Mais lʼautre fille? » « Ben, cʼest fini avec elle, ben elle le sait pas encore, mais quoi quʼil en soit, cʼest terminé. » Ça sent les complications à plein nez, puis le drame de vagins. Mais bon, ce nʼest pas comme si jʼétais tout à fait clean.

Je pense quʼon se fréquente. Au fait, ça veut dire quoi au juste, se fréquenter? Se trouver une en face de lʼautre, se dévorer des yeux? Aligner les verres, être sur la corde raide, mouiller du début à la fin de la rencontre? Jouer sur les limites, rester à la lisière de ce possible qui nous est offert. Parce quʼil est bien question de cela. Je suis en couple avec Frédérique. Dans les paramètres de notre relation, disons que je me trouve à la frontière de lʼadmissible. Nous sommes à la croisée des chemins, elle et moi. Je lʼaime, mais ce nʼest plus ce que cʼétait. Je me trouve des excuses pour ne pas faire lʼamour avec elle. Je me suis un peu forcée lʼautre soir, ça nʼa pas été très concluant. Elle a senti dans le rythme de mon poignet ‒ si on peut appeler ça le rythme ‒ que je mʼendormais. Pour lʼestime de soi, on repassera. B. et moi ne nous sommes pas embrassées depuis notre première rencontre. Mais je me mens à moi-même, il mʼest impossible dʼêtre son amie. Elle nʼa ni besoin de mettre sa langue dans ma bouche, ni dʼêtre allongée nue à mes côtés, je nʼai quʼà lʼécouter parler pour être vraiment très lubrifiée. Belle hypocrisie, belle perte de temps, aussi. Je ne sais pas trop ce qui va se passer. Frédérique part pour la semaine chez ses parents à Québec.

« Écoute, Mila… je ne veux pas te brusquer ni rien, mais nous savons autant lʼune que lʼautre pourquoi nous prenons des verres ensemble, de toute évidence ». Cʼest tellement elle de dire ça, « de toute évidence ». Jʼadore le fait de la connaître suffisamment pour pouvoir dire ça. Ça me donne lʼimpression de faire partie de sa vie. Je pense que cʼest pas mal décidé. Je ne sais pas si ma décision aurait été la même si jʼavais eu un demi-litre de vin de moins dans le corps, mais ça, je ne le saurai jamais.

B. est par-dessus moi, nous sommes sexe contre sexe. Jʼai mis de la musique pour lʼambiance, tout à lʼheure en entrant, du Depeche Mode. Je suis plus saoule que je ne le pensais. Mais cʼest beau, infiniment beau ce qui se passe en ce moment. B. mʼembrasse très doucement, jʼavoue que lʼopération est beaucoup plus agréable sans quʼelle ait consommé de gin-tonic. Elle descend lentement et baise mes seins, mon ventre, mon pubis. Ça tombe bien quʼelle soit entreprenante, B., je suis dans une période très bottom de ma vie. Une longue décharge parcourt mon corps lorsquʼelle commence à lécher mon sexe. Et cʼest le moment que Fred choisit pour me texter, et je ne me sens pas du tout coupable.

Cʼest faux que les ciseaux ça fait rien. Mais cʼest pas vrai non plus quʼon fait ça la première fois comme des porn stars. Je dis cela parce que jʼai écouté La vie dʼAdèle puis que jʼai haï ça pour me suicider, mais aussi parce que jʼai fait les ciseaux avec B. puis que cʼétait bon. On a un peu ri au début mais ça nʼempêche pas que ça nous a donné des sensations très agréables. Ma fin de semaine avec elle était un peu comme les olympiques du sexe. Quantitativement comme dans La vie dʼAdèle, mais sans lʼœil scrutateur dʼun homme. Jʼai le cœur gros quand elle quitte, le dimanche soir. Je me sens un peu comme quand jʼallais à lʼécole primaire et que jʼentendais la musique des Belles histoires des Pays dʼen Haut, qui me rappelait à tout coup quʼil y avait cours le lendemain. Et le retour de Frédérique. Toute amoureuse. Toute belle. Tellement adorable que ça fait encore plus mal de savoir que je vais lui briser le cœur bientôt. Jʼai eu la décence de changer les draps, mais pas celle dʼéviter le lit conjugal. De toute façon, elle nʼest pas obligée de savoir ça aussi. Elle en aura bien assez à gérer comme ça. Comme la copine de B., qui ne sait pas encore quʼelle est son ex. Je pense que je vais me prévoir un petit voyage express à Hull pour lʼaprès-rupture, histoire dʼêtre lâche jusquʼau bout tout en paraissant lui laisser son espace. Je lʼaime, mais pas assez. Il me faut un ultimatum avec moi-même. Jʼespère que B. en fait autant.