Fais-le jouer avec des chaînes ; qu’il se plaise à pousser la brouette ; que la hache, que la corde lui soient familières. — Car il n’ira pas, comme les anciens chevaliers, planter l’étendard sur les murs de Solyme, ou, comme les guerriers des trois couleurs, arroser de son sang une terre libre et glorieuse.

A la mère polonaise, Adam MICKIEWICZ, traduction de G. Sand.

 

 

Kurwa. Kurwa. Kurwa. J’ai dit que je ne pleurerai pas.

J’ai dit.

Mais ce soir Andrzej est parti.

Andrzej est parti avec la clé de la porte d’en bas.

Pada, pada. Il pleut. Il pleut des lames. Il pleut et Andrzej n’est plus là.

« Polak » ils ont dit. « Plombier polonais ». Andrzej n’est pas un plombier polonais. Andrzej est une mine de Silésie, triste et fatale. Andrzej a la disgrâce au visage comme un passé en étendard. Il a le dos du terril et les mains fortes de la Voïvodie.

Et Andrzej est parti.

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Je me rappelle la porte fermée sur une odeur de cave fraîche, de peinture et de bois coupé, de planches. Sur des exhalaisons rances : Kanapka z pasztetem – sandwich au pâté de foie – et, comme c’est dimanche, yaourt viennois. Il a de la Silésie l’habitude de la stricte et douce observance des jours qui passent.

Andrzej a aussi l’obséquiosité farouche d’une terre toujours conquise et à genoux. Il a la poésie de sa terre, une poésie grave et penchée comme le col des poneys. Il veut ma confiance. Ufność,  ufność, disons-nous souvent. Confiance et abandon. Il a sa clé. La clé de la porte d’en bas.

Le jour il ne faut pas parler trop haut. Nous sommes de scrupuleux complices. Je le cache. Et la nuit je lis Mickiewicz.

Eh bien ! que d’avance il s’habitue aux cavernes sombres, aux vapeurs humides et malfaisantes ; qu’il voie ramper et s’agiter autour de sa couche les reptiles des marais ; qu’il apprenne à cacher ses douleurs comme ses joies ; que sa pensée soit impénétrable, sa parole sourde, son regard triste et abattu.

 

La nuit je construis la caverne au toit de songes, hypogée, antre myrteux pris dans les froids de janvier. La nuit je vois, collée à ma vitre, la lueur de ma lampe. Elle tressaute parfois comme un cierge, dévotement, dans le ciel de charbon – un ciel de Silésie. Et quand la nuit meurt, elle veille encore quelques secondes. Je la souffle et je deviens l’hôte, le vampire sournois et doux.

J’ai son assentiment, fébrilement renouvelé, consenti – tous les matins.

Andrzej est mon recueilli. Il a marché toute une nuit, dans les champs, sous la lune. Il avait froid.

 

― Proszę kawę – du café s’il vous plaît.

Depuis ce matin je frappe souvent à la porte d’en bas et la clé me répond – un cran, deux crans, très méthodiquement. Nous ordonnons nos vies, sanctifions son tombeau par un doux rituel aux allures de libation, un café à la couleur irréfutable de mes nuits.

Un jour il partira, je le sais.

Mais aujourd’hui il n’a que moi – je n’ai que lui.

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La clé d’en bas ouvre une rue de Rybnik. Voïvodie de Silésie. Sud ouest de la Pologne… Powiat de Rybnik. Proche de la frontière tchèque. Je le vois écrire une carte postale : Stasia. Ulica Rymera, Rybnik. Polska. La main est propre et sans plâtre, nerveuse et frustre à la fois.

Je lis Norwid, Piano de Chopin, sur sa peau de Silésien.

 

Et ses attouchements hésitants de plume d’autruche ―
Se mêlait dans mes yeux au clavier
D’ivoire…

C’est toujours Andrzej qui parle de Chopin – grand et cotonneux fantôme dont il a oublié la grâce, les nocturnes et les prodigieux envolements de l’âme.

 

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Pada śnieg. Il neige.

Janvier encore. Je regarde le grand ciel inerte charrier son obole sur les toits, et je poursuis mes rêves, spasmes laiteux.

 

Et là c’était la Pologne, du zénith
De la toute-perfection de l’histoire
Ravie dans un arc-en-ciel d’extase ―
La Pologne ― des charrons transfigurés !

(Je te la reconnaîtrais jusqu’aux confins de l’être !…)

« Proszę Pivo… »

S’il te plaît une bière.

« Na zdrowie. »

Rituels quotidiens, intuitivement comptés, dans l’illusoire cachot où je fais l’expérience des confins.

 

Je renais dans le Ciel,
Et la porte me devient une harpe.
Un ruban le sentier…
L’hostie m’apparaît à travers le blé pâle…

Et la porte me devient une harpe…

Ma langue est un idiome hétérodoxe; elle se pavane de mots nouveaux, de sentences équivoques. La clé de la porte d’en bas ouvre sur une Babel grossière et bigarrée : ici mes audaces n’en sont que pour lui, outragé mais complice. La tête alors se baisse, et il faut rattraper les yeux qui fuient opiniâtrement. Andrzej ne lit pas Norwid ni Mickiewicz. Il ne lit pas. Andrzej ne joue pas sur ces mots-là. Andrzej souffle parfois des trésors.

 

 

En polonais le « u » n’existe pas. On roule le « r ». Souvent je ris de la bouche hésitante, du compromis guttural, presque barbare, qu’est son français.

 

Il rit pareillement au retroussement grotesque de mes lèvres qui s’essaient à la succession des chuintantes… et j’apprends la langue de Michiewicz par les dix premiers chiffres – jeden, dwa, trzy, cztery… et quelques blasphèmes.

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Le soir il m’embrasse et tourne la clef sur moi.

« Dobranoc ».

Bonne nuit.

 

Une nuit je l’appelle en rêves. J’entends son pas dans l’escalier.

 

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Pour lui, dans sa sombre et triste carrière, il aura pour champ de bataille un cachot souterrain, pour adversaire un tribunal impie, pour arrêt immuable la volonté d’un autocrate.

 

Mars. Pada, pada. Pada deszcz.

Il pleut, il pleut, il pleut. Il pleut des lames. Inertie d’un ciel grossièrement charnu, mauvais.

Dénoncés. Accusés. Sortie de garde à vue. Un policier aux doigts sales glousse en tendant la main : « Vos clés ». Mais il n’y a plus de porte. Il le sait bien, c’est lui qui l’a enfoncée.

Nous rejoignons la maison, main dans la main, la clé serrée entre nos doigts. Dans la rue, des yeux effarés comme ceux d’enfants malades croisent les siens, s’engouffrent dans mon ventre.

Je sens Andrzej pris par la peur, comme le flanc d’un bateau par la mer.

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Alors ton fils disparaîtra, ne laissant pour souvenir de sa courte existence que le bois noirci d’un gibet, les pleurs passagers de quelques femmes, et de longues causeries à voix basse autour de la flamme d’un foyer.

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Kurwa. Kurwa.

Dans la cave, nous fumons, nerveusement. Il n’y a plus de porte, de harpe. Le vent, mû de folle impatience, s’engouffre par le trou béant comme dans un crâne vide. Crypte de Wawel, grands rois de Pologne, lignée des Ladislas, des Sigismond. Calderon. La vie est un songe.

Il n’y a plus de porte.

Un trou béant sur la Silésie.

Peut-être, peut-être un songe.

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Kurwa. Kurwa. Kurwa. J’ai dit que je ne pleurerai pas.

« Andrzej prends la clé, c’est ta maison ».

Andrzej porte au flanc les coups de ceinture de son père, les meurtrissures de la mine. Andrzej a pour patrie Rybnik, Voïvodie de Silésie. Sud-ouest de la Pologne, Powiat de Rybnik. Andrzej porte au front les rides des charniers de Silésie, il a le regard doux des poneys soumis. Andrzej n’est pas là pour la poésie.

Mais en partant, Andrzej prend la clé de la porte d’en bas.

 

Dans la rue, les lumières au cou de femme lui font des révérences.