Madame Cauchon, ton enseignante de littérature québécoise, est partie en burn-out; tu as depuis la profonde impression que ta vie change à une vitesse perturbante. Pas parce que tu t’ennuies de madame Cauchon, au contraire. Elle est à la fois chiante et endormante, tes amis et toi la qualifiez d’ailleurs du résultat humain de la fusion entre un comprimé de laxatif et d’une triple dose de valium. Tu as l’impression que ta vie change, car le remplaçant de ton ancienne enseignante te trouble jusqu’à la moelle.

Monsieur Jareksi est arrivé un vendredi matin pluvieux. Ce jour-là, les étudiants étaient des larves qui diffusaient des relents de bière en spécial et de sueur aigre; les jeudis au pub sont une tradition indétrônable, après tout. Toi-même, tu ravalais ta bile, ta peau rougie portait encore les marques du divan pourri de Mickaël, l’ami chez qui tu t’étais échoué un peu avant l’aube. Pas de quoi faire une première impression mémorable. Normalement, ça ne t’aurait pas dérangé : peu importe ton état, même décrépi à outrance, tu demeures tout de même beau, digne. Tu as hérité de ce don de ta mère. Cette fois-là, tu aurais quand même voulu être à ton meilleur.

Jareksi passait une main dans sa barbe ambrée, scrutait son auditoire de son œil émeraude, souriait candidement. Comme le reste du groupe, tu t’agrippais à sa voix cristalline, à son accent chantant non identifiable. Tu le trouvais déjà sympathique et étrangement attirant. Même si d’habitude tu somnoles dès qu’on parle de chiasme sémantique et de statut du narrateur, les deux heures ont passé étonnamment rapidement. Ce jour-là, tu t’éternisais dans la classe, luttais contre l’envie de t’attrouper devant le bureau du prof comme tes camarades, semblables à une meute de lions qui salivent devant une gazelle charnue.

Ton prof est rapidement devenu le sujet de conversation du moment. Camille, ta blonde, est convaincue qu’il est gai. « Un hétéro s’habillerait jamais aussi bien. En plus, pensez juste au sujet de notre dernière disserte : “Comparez la thématisation de l’homosexualité dans les œuvres à l’étude de Michel Tremblay et de René-Daniel Dubois.” C’est pas tout hein, avez-vous vu comment il regarde mon chum? C’est ben simple, il le veut! », répète-t-elle souvent. « C’est clair qu’il a un crush sur Félix. Mon gaydar flashe intense dès que je le vois! », ajoute alors ton ami Mickaël. Tu souhaites qu’ils aient raison : tu comprends rapidement que monsieur Jareksi t’obsède, mais tu ne le dis à personne.

Tu veux que ton prof te remarque. Tu te mets à faire les lectures obligatoires, à poser des questions, même à effectuer des recherches supplémentaires sur les auteurs étudiés. Quand monsieur Jareksi s’approche de toi, tu le humes discrètement. Tu te sens comme Grenouille, le héros du Parfum; ta mémoire olfactive se gorge de plus en plus de l’odeur suave et excitante de ton prof. Lorsqu’il te met la main sur l’épaule et sur le bras pour te féliciter pour tes efforts, te fixe assez longuement, te sourit, tu te mets à transpirer, parfois même à durcir… Personne ne te fait un tel effet, même pas ta blonde. Ton désir s’accroît de jour en jour. Camille et toi faites l’amour comme jamais, tu pénètres son corps de plus en plus sauvagement, comme s’il s’agissait de celui de monsieur Jareksi. Tes pulsions te narguent. Prolifèrent. Tu te rends à l’évidence que tu devras tout tenter pour coucher avec ton enseignant : ta santé mentale en dépend.

Ton prof inscrit ton groupe à un concours de création littéraire. Ceux qui le souhaitent peuvent soumettre une nouvelle; une seule création sera retenue. Il accompagnera alors l’auteur à un festival, loin d’ici. Tu te dis que c’est peut-être ta chance. Tu n’as jamais vraiment écrit, mais tu te lances. Tu te surprends à quémander de l’aide à ta mère, rédactrice de talent. Ravie de ton intérêt nouveau pour la création, elle remanie tes formulations bancales, biffe certains passages douteux, rend tes propos plus incisifs. Elle te demande d’où vient ton intérêt soudain pour l’écriture. Évidemment, tu tais la venue de monsieur Jareksi.

Tu restes debout tard la nuit et négliges tes travaux. Tu envoies finalement ta nouvelle un samedi matin. Les journées qui suivent passent ridiculement lentement; tu consultes frénétiquement tes courriels plusieurs fois par jour pour savoir si ta nouvelle a retenu l’attention de ton prof. Quand tu te réveilles le vendredi de cette semaine-là, tu remarques qu’on t’a enfin répondu. Ton cœur veut s’extraire de ton torse.

« Cher Félix,

Quelle nouvelle captivante! On sent bien le besoin de l’autre. Venez me voir aujourd’hui à 17 h 30, on verra comment améliorer votre création et comment on s’organise pour la suite.

S. Jareksi »

Tu sautes de joie et tu annonces à ta mère que ta nouvelle a été présélectionnée. Elle te félicite avec enthousiasme. Tu quittes la maison en pensant que tu souhaiterais être davantage comme elle.

Tu arrives au cégep un peu en avance. Tu rôdes dans l’entrée principale, regardes distraitement les derniers étudiants quitter le cégep; dans quelques minutes, il sera pratiquement désert. Tu es perdu dans le flot de tes pensées qui se heurtent les unes contre les autres. D’habitude, tu es confiant quand tu désires quelqu’un : vraiment très, très peu de filles t’ont dit non par le passé. Mais… attires-tu les hommes également? Tu doutes un peu. Or, tu te rappelles que Mickaël et quelques-uns de ses amis ouvertement homosexuels t’ont déjà dit te trouver désirable.

Plus que quelques instants à peine avant l’heure de ton rendez-vous. Tu montes les escaliers, bifurques vers le département des lettres. Le bureau de monsieur Jareksi se trouve dans un corridor sombre et peu emprunté, réservé aux quelques locaux épars des enseignants contractuels. Tu t’arrêtes devant la dernière porte, la seule qui semble s’ouvrir sur une pièce éclairée. Ton corps se fige pendant quelques instants. Tu respires rapidement. Tu te décides à cogner lorsque ta montre affiche 17 h 30 tapantes.

La porte s’ouvre. Monsieur Jareski arbore une allure plus désinvolte qu’en classe. Il porte un simple t-shirt couleur crème; ses cheveux en bataille et ses lunettes rondes lui confèrent un style d’étudiant. Il t’empoigne par l’épaule et t’invite à t’asseoir. Au lieu de prendre place derrière son bureau, il place sa chaise à côté de la tienne. Tu te rapproches tranquillement. Il ne bronche pas. « Dans ton texte, tu as tendance à répéter le son “é”. Aussi, je pense qu’il gagnerait à être plus surprenant. Mais, en gros, c’est vraiment bon. N’oublie seulement pas qu’il faut sortir de sa zone de confort. Oser, en fait! » « Oser » : ce mot résonne dans ta tête.

Le moment de te lancer te semble on ne peut plus parfait. Tu avances ta main vers sa cuisse. Vous arrêtez de parler. Il te scrute, mais ne te repousse pas. Tu ne sais pas comment agir. Malaise et excitation se mêlent, tu sens que tu vas imploser. La sueur perle sur ton front, coule dans ton dos, trempe tes aisselles, humidifie les paumes de tes mains. Ton cœur bat aussi rapidement que celui d’une souris; tu espères ne pas être terrassé par un infarctus.

Ton enseignant te sourit. « Félix, tu es un étudiant très spécial. Tu le sais, non? » C’est à son tour de s’avancer vers toi. Vos jambes se touchent. Tu changes de position sur ta chaise, te tournes vers lui de manière à lui faire face. Tu peux maintenant sentir son souffle chaud chatouiller ton visage. Il s’approche encore plus : sa barbe rêche titille maintenant ta joue droite. Il braque ses yeux dans les tiens. Au moment où tu avances tes lèvres, tu sens ses mains parcourir le haut de ton corps. « Ce que je m’apprête à faire, je ne le fais jamais avec un étudiant. Jamais. Comprends-tu? » Tu hoches la tête nerveusement.

Son sourire se déforme alors. Ses sourcils se froncent. Ses yeux s’injectent de sang, noyant son iris émeraude d’une teinte cramoisie alarmante. Son visage perd son air candide, et son corps semble envahi d’un spasme étrange. Ses mains, jusque-là posées sur tes épaules, montent vers ton cou. Il plante tranquillement ses ongles dans celui-ci, écorchant ta peau. Tu figes pendant quelques instants, ne sachant pas comment agir. S’agit-il d’une sorte de jeu pervers? Tu ne te sens pas à l’aise. Tu tentes de te lever, de retrouver une position plus confortable, mais tu sens alors ses mains vigoureuses te retenir sur ta chaise. Elles se mettent à serrer ton cou. « Si tu savais comme j’en avais envie! » Tu ne reconnais plus sa voix cristalline qui t’obnubile habituellement; elle ressemble désormais à un grincement rauque. Ses mains serrent plus fort, écrasent ta pomme d’Adam, bloquent ton souffle.