Je panique.

Il faut faire vite monsieur. Il faut faire vite, que je répète. Je vais payer par crédit, je n’ai pas d’argent sur moi, mais il faut faire vite, s’il vous plaît. Je supplie même. Je vous en supplie monsieur, prenez un chemin rapide, il y a une urgence! Mais monsieur ne va pas plus vite. Respecte le Code de la route. Un bon citoyen, le monsieur. Si j’arrive trop tard, je te jure, j’ai retenu son nom. Je te jure, je mets le feu à son chien, je raye son char, je chie devant sa porte d’entrée, que je te promets dans ma tête. Les yeux rivés sur mon cellulaire, j’essaie de me gérer du mieux que je peux. Reste avec moi, que j’écris. Reste avec moi Sam. Dans le présent. Continue de m’écrire. Respire. Respire. Je suis bientôt là. Mon cœur tambourine jusque dans mes tempes alors que je jette des coups d’œil anxieux sur la route. Je me convaincs que tout va tant que je vois les trois petits points tanguer sur mon écran. Je soupire nerveusement. Tout aurait été plus vite que ce foutu taxi. Je pense il m’aurait fallu le pouvoir de courir très vite. Comme dans Twilight. Ou alors le pouvoir de téléportation. Ou les bottes de sept lieues du Petit Poucet. Je devrais taxer le Petit Poucet. L’idée de manquer de temps m’effraie. L’idée que TU manques de temps me rend folle. Viens pas icitte, que tu m’écris. Viens pas icitte laisse-moi tranquille je veux pas que tu viennes je veux pas te voir je suis sérieux. Il est onze heures du matin.

J’étais à la librairie quand j’ai reçu ton premier message. Ça va pas, que t’écrivais. J’ai fait une connerie. Je me suis raté. Je me rate tout le temps. Je suis allée voir mon gérant de plancher. J’ai pleuré, fort. Fort. Comme une enfant, j’ai manqué d’air en pleurant. Je dois partir, il y a une urgence, que j’ai bredouillé. Les larmes affolent Édouard. Les crises affolent Édouard. Probablement même qu’Édouard est effrayé par les femmes en crise de larmes. Il m’a laissé partir. C’est ton call, qu’il a dit. Je suis sortie en courant. Taxi Coop dans mes contacts favoris depuis quelques semaines. Composition en un seul clic. Je dépense tellement d’argent en déplacements d’urgence par ta faute.

Je suffoque.

Plus de petits points qui tanguent sur l’écran de mon cellulaire, que mes messages qui s’accumulent les uns sous les autres. Sam? que j’écris. Aucune réponse. SAM? Rien. Dans le taxi, j’explose. VOUS DEVEZ ABSOLUMENT ALLER PLUS VITE MONSIEUR! Je décide de prendre les choses en main. Vous allez couper ici et passer par-derrière, ça ira plus vite. Nous entrons dans une ruelle typique de Limoilou. C’est bon, on y est. Appartement 306, 6e rue. La voiture s’arrête doucement dans la gravelle. Très doucement. Soupir nerveux. Le TPV n’est pas encore allumé. Je hurle. QUOI? Vous l’ouvrez maintenant? VOUS AURIEZ PAS PU L’OUVRIR PLUS TÔT? Monsieur m’ignore. Attente. Composition du code. Manque de réseau. Il faut recommencer, mademoiselle. Seconde tentative. Je jette un coup d’œil inquiet vers la fenêtre de ta chambre. Rien. Que cet épais rideau-drapeau de marijuana. Manque de réseau. CÂLICE MONSIEUR! Je tremble. Il faut recommencer, mademoiselle. Son ton est égal. Il se fout de ma gueule, clairement. NON! Il faut pas recommencer! Elle fonctionne pas votre machine! IL Y A UNE URGENCE JE VOUS L’AVAIS DIT! Je fouille dans mon portefeuille, sors ma carte de l’Hôpital Enfant-Jésus et la lance sur ses cuisses. Vous retrouverez mon numéro de téléphone et mon nom là-dessus que je lui dis avant de foutre le camp. Je claque la porte.

Cours.

Monte les marches qui mènent à ton appartement quatre à quatre.

La porte. Barrée. Je cogne.

Viens m’ouvrir, bordel!

Silence.

Sam?

Silence.

VA CHIER, SAMUEL! que je hurle, que j’escalade la rambarde du balcon, que j’ouvre la fenêtre de ta chambre. Va chier, que je m’entaille la main sur une coche dans le rebord en aluminium. Va chier, Sam.

***

C’est sombre, dans ta chambre.

Ça pue la sueur, ça pue la merde, ça pue la mort.

Ça fait déjà cinq minutes que tu ne réponds plus à mes messages. Mou dans ta chaise de bureau au fond de la pièce, je te devine plus que je ne te vois. Abrutis dans tous les sens du terme, tes yeux sont fermés et ta bouche est entr’ouverte. Sur ta table de chevet, des mouchoirs froissés. Une gourde d’eau. Une bouteille d’ibuprofène Personnelle Extra-Fort vide. Un contenant d’alcool à friction ouvert. Ton lit défait. Ta couette sale. Dans les plis du duvet, ton couteau papillon couleur rainbow. Il y a du sang dessus. Rainbow sang métallique. La tête me tourne. Je n’ai jamais été une grande adepte du sang. Respire, que je me dis. Respire, Pam, respire. Il suffit de rester dans le présent. Je n’aurais jamais pu faire docteure. Ou infirmière. Près de tes pieds, je vois trois quilles de Black Label absentes la veille quand je suis partie. Quand est-ce que t’as bu ça? que je marmonne. Tu dégages une odeur de fond de tonne, comme le nain qui se promène dans Saint-Roch. Parfum de peur et de bière cheap. Mais qu’est-ce que tu viens de faire? Je n’ose pas m’approcher de toi. J’ose à peine te regarder de près. Sam? que je murmure. Sam… c’est moi, c’est Pam. Le cœur me lève. Sam, je vais ouvrir la lumière. Je dois te voir comme il faut, d’accord Sam? Aucune réponse. J’allume. La lumière est crue, violente. La scène me donne le tournis.

Tu t’es tailladé les avant-bras. Pourquoi t’as fait ça? Mes genoux lâchent. Je m’approche de toi à quatre pattes. Pourquoi t’as fait ça? que je répète. J’examine tes blessures malgré l’écœurement. Rien de bien profond. Des égratignures de gars saoul. En contre-plongée, ta bouche. Molle. Baveuse. Je parie sur la bouteille d’ibuprofène. Oh, Sam… Tes yeux sont révulsés, on dirait que t’as pleuré des larmes de vaseline. Tes bras dorment sur tes jambes, comme inutiles. Deux appendices désossés et sans muscles. Je me hisse à la hauteur de ton visage. Sam, il faut que tu te réveilles. Je te secoue. Sam, ouvre les yeux. Je te secoue encore plus fort. Sam. SAM! La panique monte en moi. Exponentielle. Ton œil gauche s’ouvre. Oui! C’est moi, regarde-moi! Ouvre l’autre œil maintenant! L’autre œil s’en sacre. Tu t’éteins à nouveau. Je ne sais plus quoi faire.

Pas d’ambulance.

Je me demande un instant si c’est vraiment toi qui as parlé. Si je ne deviens pas folle, si je n’entends pas des voix. Quoi? Ma voix tremblote. Pas d’ambulances Pam. Je n’y avais même pas pensé. Mon téléphone dans ma main depuis le début. Poisseux à cause du sang de ma blessure. J’ouvre l’écran. Compose. 9 – pas d’ambulance – 1 – s’il te plaît – 1 – pas d’ambulance, Pam. Je n’ai pas le cœur d’appuyer sur « appeler ». D’accord Sam, mais tu dois prendre une douche par contre. Tu hoches la tête mollement. Je pousse ta chaise jusqu’à la salle de bain. Tu préfères l’eau chaude ou froide? Pas de réponse. Tu es retourné quelque part dans les limbes des ibuprofènes. Je me demande est-ce que je dois le faire gerber? J’hésite. S’il faut le forcer à vomir, je vais vomir moi aussi. Je ne sais plus ce que j’ai appris dans mes cours de RCR. Je ne sais plus rien. Et s’il avale sa langue? Et s’il s’étouffe dans sa vomissure? J’ouvre le robinet. Eau chaude, donc, que je dis à ta carcasse amorphe. Je parle pour parler. M’entendre me permet de rester dans le réel. Le jet de la douche est violent. Décapage assuré. D’un ton faussement joyeux, je te dis dans la douche, Sam! Je te laisse te déshabiller! Je sors, referme derrière moi, attends. Écoute. Aucun mouvement de l’autre côté de la porte. Tu renifles et puis plus rien. J’ouvre. La pièce est lourde d’humidité. Tu es encore sur ta chaise, mollasse. Câlice Sam! Tu ne bougeras pas. Je sais que tu ne bougeras pas. Je respire profondément. Je vais commencer par le chandail, alors. Ma voix est aiguë, désincarnée. Je ne me reconnais pas. Une autre parle par ma bouche. Je passe ton chandail de Metallica par-dessus ta tête. Tu ne m’aides pas, on dirait que je déshabille un pantin. J’envoie Métallica dans le lavabo. Je détache ta ceinture et la tire vers moi. La jette, elle aussi, dans le lavabo. Et maintenant, et maintenant… que je me dis. Comment on enlève ça, le pantalon d’un gars de six pieds qui doit peser pas loin de deux cents livres, quand il est à moitié mort et qu’on est une fille pas trop grande, pas trop forte, pas trop rien… J’ouvre la fermeture Éclair. Tente de glisser le jeans sous tes fesses. Échec. Tabarnack! Aide-moi donc, que je crache. Je t’empoigne les épaules et te remue un peu. Il faut que tu ôtes ton pantalon, Sam, tu comprends? Tu ouvres les yeux à demi, hoches la tête et te soulèves enfin en t’agrippant sur mes épaules. Puis, tout s’arrête. Comme une marionnette que plus personne ne dirige, tes mouvements s’interrompent. Tu tiens debout, mais c’est tout. Je vais le faire moi-même, que je dis d’une voix pointue. À genoux devant toi, je pense j’en reviens pas d’être en train de te déshabiller. Je pense je suis sur le point de te voir nu. Tes jeans tombent par terre. J’inspire profondément et, d’un geste sec, je tire sur tes caleçons délavés. Ça y est. Je ne sais plus si je parle ou si je pense. J’ai ton sexe en pleine face. Mou. Ton pubis garni comme avant que la forêt amazonienne ne se fasse décimer. Tu me baves quasiment dessus. L’eau chaude installe un lourd brouillard dans la pièce.

Sam?

Hmmm?

Faut entrer dans la douche maintenant.

Mmmm. M’oui.

Tu titubes, enjambes le rebord du bain et te glisses sous le jet. Tu oscille sous l’eau chaude, inutile à toi-même. Je soupire. D’accord, que j’articule, j’arrive. J’enlève mon chandail de Safia Nolin et l’envoie rejoindre les autres vêtements dans le lavabo. Mes leggings, mes bas de laine, mes sous-vêtements. J’ouvre le rideau et me faufile à tes côtés. Ton regard est ailleurs, absent. Ton état me fait peur. Sur le rebord du bain, une bouteille de shampooing Axe Dark Temptation. Une autre Dove for Men. De vieux rasoirs. Un petit miroir. Deux-trois pains de savon en fin de vie. J’en empoigne un dans le tas. Ivory vert monsieur. C’est le tien? Aucune réponse. Tant pis, tes colocs vont s’en remettre. Gant en crin. Je te savonne, te récure, te décape la peau. Le dos, d’abord. Puis les fesses, les jambes. Je te tourne vers moi. Les bras. Doucement, les bras. J’enlève les croûtes de sang, frotte lentement. Les aisselles. Peu à peu, tu reprends conscience. L’eau chaude, la douleur abrasive du gant de toilette doivent aider. Je dis ton nom une fois de temps en temps. Tu me réponds mollement. J’ai l’impression qu’on joue à Marco Polo version « j’ai pas de piscine et je lave mon ami suicidaire ». Le torse. Le ventre. À l’orée de l’aine, je prends une pause. Il faut simplement que t’arrêtes d’exister pendant deux minutes, que je me dis. Je te considère de haut en bas. Tu me fais pitié, comme un vieil homme en perte d’autonomie. Je me réfugie dans ma tête. J’ai pas envie d’être ici. De faire ça. J’ai pas envie de vivre tout ça. Je retiens mes larmes. Hoquette. Lentement, je me sens craquer. J’en reviens pas d’être là. En train de laver ta carcasse comme si c’était normal, comme si c’était ce qu’il fallait faire. Je ferme les yeux. J’aurais dû appeler une ambulance. Mais on sait tous les deux depuis longtemps que les ambulances ne servent à rien dans ton cas. Tes tentatives répétées ne sont que d’éternels appels à l’aide.

J’essaie de me ressaisir en fixant l’espace entre tes sourcils. Ton regard est plus allumé. Je me savonne les mains. Je ne vais quand même pas te récurer le pénis au gant. Je pleure et j’ai, dans mes paumes, ton sexe mou. Entre mes doigts, ton poil pubien s’emmêle dans le savon. Je lave. Tu me dévisages, les bras toujours aussi inutiles. Tranquillement, le réel semble te rattraper. Tes yeux s’inondent. Dans la douche, sous le jet brûlant, pendant que je te lave les couilles, tu te mets à pleurer en silence. Je suis désolée, que je murmure. Les muscles de ma nuque se relâchent. Je suis désolée d’être là, de briser ton intimité. Mes épaules s’affaissent. Je suis désolée d’être nue, tu n’as consenti à rien du tout. Je suis désolée d’avoir ton sexe entre les mains. Du savon me coule dans les yeux, je baisse la tête. Je suis désolée que le monde te déçoive autant. Qu’il te semble si vide, si noir, si douloureux, Sam. Je suis désolée qu’une poignée d’ibuprofène et des quilles de bières aient été la seule solution qui t’ait semblé logique. Je manque d’air. Je suis désolée, j’ai pas appelé les urgences. Les sanglots me secouent. Je me sens cassée de toutes parts. Je suis désolée que tout s’écroule autour de toi, constamment. Que tu n’aies plus de prise.

Mes bras tombent sur mes flancs. Mes mains, glissantes de savon, s’échouent sur mes cuisses. Les cheveux plaqués au visage, je fixe le pain de savon qui fond dans le creux de la baignoire. L’eau s’arrête. Je suis fatigué, que tu dis.

Oui. Moi aussi.

Tellement.

Tellement fatiguée.