J’ai flotté longtemps, dans un espace-temps indéfinissable. J’ai oublié mon passé, je ne suis qu’un présent perpétuel qui voyage, voyage et voyage encore. Une entité sans nom, un revenant. À la recherche d’un corps où me blottir.

Mon préféré a été celui de Gaspard.

Lui et moi, on a souvent eu l’occasion de se comporter comme des rats, alors qu’on déambulait parmi les poubelles citadines à l’affût du moindre jus égoutté, d’une miette laissée là.

Il s’appelait Gaspard et il vivait tout près d’une brasserie.

Moi, je vivais en lui.

Notre studio était délabré, situé à l’étage inférieur d’un immeuble en pierre dont les fondations laissaient à désirer. Il était proche du Muséum d’histoire naturelle du Havre. À quinze heures, après le service de midi, on attendait le passage du cuisinier. Il venait, la toque sous l’aisselle. Comme à son habitude, il cherchait dans sa poche la clope qui l’éloignerait du labeur. Après en avoir tiré des bouffées interminables, il poussait du pied les sacs de poubelle bon marché. Ils regorgeaient des restes qui combleraient notre estomac. On avait l’habitude de gangrener les cours et les ruelles. On a fait face aux maladies. On a bouffé sans conséquence. Repu, le ventre déformé par l’ampleur de notre avidité, on tentait de parcourir, à l’aide de nos courtes cuisses, les quelques mètres nous séparant des arrières du Muséum.

Pataud et épuisé, on se hissait sur le muret de la cour intérieure et s’installait dans un renfoncement que formait la bâtisse. Depuis ce belvédère, on apercevait les spécimens d’anthropologie. Des membres de la famille. Bien plus grands certes, plus osseux, plus imposants, moins poilus pour certains.

Et bien que notre nature différât sans nul doute, on ne pouvait s’empêcher de se sentir l’héritier de ces restes de Cro-Magnon, de ces quelques hommes de Néandertal qu’on visitait depuis l’enfance. On passait de longues heures à déambuler dans les couloirs climatisés du musée, frissonnant de l’absence de mouvements d’air, passant par les issues condamnées derrière le dos des agents de surveillance. On décelait les orifices invisibles du public, les portes cochères du bâtiment historique inutilisées par les visiteurs. Les collections donnaient matière à notre imagination. Ces ossatures humaines complexes, ces thorax ingénieux. Superbes. Des squelettes incomplets, il leur manquait des bouts : des trous à la place de vertèbres.

***

Aux dix-huit ans de Gaspard, on a été engagé comme troufion. Les jours se succédaient sans entrevoir de fin à notre mission. On passait nos journées à attendre les ordres, à obéir aux commandements. Alors, on patientait jusqu’au prochain appel. On a souvent vu des cadavres. Parfois des camarades, d’autres fois, des inconnus.

Une nuit, on a subi une attaque carabinée.

Au petit matin, un mal de crâne me rappela que, malgré tout, j’étais en vie. En face de moi, un homme était allongé dans la tranchée, les jambes repliées sur le torse – un enfant qui cherchait à attraper ses talons. Pas de chance, pensais-je. Son dos était brisé en multiples morceaux. C’était ainsi que les archéologues découvraient les squelettes ensuite reconstitués et exposés au musée.

Je le regardais dans la tranchée et remarquais la différence entre un homme mort depuis des siècles et un autre dont la vie venait à peine de quitter le corps. Ces croutes singulières et encore chaudes recouvrant peu à peu le cadavre n’avaient rien à voir avec la chimie de la peau tannée, deux fois morte –une fois soumise aux lois naturelles de l’au-delà et la seconde domptée par le processus médicalisé de la conservation de la peau. Si le dépouillage du spécimen rappelait la crudité et la condition précaire de celui qui trépasse, le montage du mannequin et l’exposition de l’individu enlevaient cette capacité à faire corps avec autrui. Réduit et exposé, le cadavre du soldat m’était étranger.

Sa chair me parut interminable, enlacée sur l’ensemble du corps. Elle laissait surgir un os qui perçait la ceinture abdominale. La lumière sur cette béance fit naître en moi deux pulsions contraires : celle de détourner le regard du défunt – jeune homme qui m’était familier –, et de prendre la fuite par un chemin quelconque –  sans témoin et loin des préoccupations de la guerre, bien enfoui sous la terre parmi les miens – ; celle d’apposer mes naseaux juste à côté de la peau déchirée. Je voulus en appréhender les odeurs de chair ouverte et de sang séché, mêlées à la suavité de la transpiration du soldat dans la capote Poiret. Un fumet de viande grillée émana de la blessure couverte des résidus de l’explosion. Une envie de grignoter me surprit, je sentis la faim me tirailler. En ville, les arrière-cours des restaurants me permettaient de mettre la disette en attente. Dans les tranchées, la satiété devint le prétexte de toutes les folies. En voyant le sang couler de la plaie, je ne pus m’empêcher de penser au bifteck de la brasserie George. Le cuistot le faisait cuire à outrance, rendant la viande dure comme du plastique. Malgré tout, je l’aurais attaquée avec un appétit féroce. Ma faim n’aurait laissé place à aucune rognure de cette semelle.

L’inertie du cadavre me donnant l’occasion d’aller le voir de plus près et, avec discrétion, prenant garde de ne pas être repéré par des soldats camarades encore ignorants de la mort nouvelle d’un d’entre nous, je m’approchai et tâtai mollement l’ensemble de la tenue, des bandes molletières à la cartouchière, soulevant avec difficulté le képi tombé à terre; à la recherche d’une petite miette, d’un peu de tabac dont je pourrais grignoter les feuilles afin d’en avoir en bouche le goût âcre et ressentir les effets si délectables de la salivation mêlée à la mastication du vide. Mes yeux semblèrent rouler dans mes orbites et vibrer de plaisir. Mon échine trembla et ma croupe se redressa comme celle d’un chat sous une caresse. Plus j’avançais dans mon entreprise, plus la peur s’emparait de moi. Être découvert signerait mon arrêt de mort : un simple coup de pied aurait raison de ma faible carcasse, je finirais écrabouillé dans la vase puante des tranchées, devenu moi-même l’encas d’un autre mammifère affamé. Je regardai le corps encore chaud du soldat et je priai pour ne pas partager son funeste destin, celui d’un spécimen sans meute ni famille. Un échantillon de la guerre. Sur la jaquette de son manteau, j’aperçu des lettres cousues « Gaspard »  – je glissai sur mes appuis et manquai de tomber à terre.

Gaspard m’avait quitté. Les odeurs de viande grillée : je regardais son putain de cadavre.

 

La viande, intacte et saignante, convient à ce que je suis devenu : un rat des tranchées, un rat qui récolte l’âme d’un homme ayant vécu comme tel durant sa vie.

Je me dirige bien malgré moi vers la cuisse de mon ami – autrefois mienne, je déchire un lambeau de pantalon à coups de dents afin d’en apercevoir la couleur, la presse en salivant. Un bruit me glace, je n’ose pas me retourner. Des pas s’acharnent à me retrouver, flap, flap, flap, un claquement de botte clapotant dans la terre bouillie ; la mort revient à moi, j’en suis sûr. Un voyage de plus ?

Un troufion, dont les mèches grasses sortent de la casquette, arrive et me démolit d’un coup de godasse en pleine tronche.

Un second troufion arrive et mon assassin lui dit : « Gaspard est mort. »

Et pas qu’une fois, ai-je pensé.