Maman crie. Tape dans le mur avec ses talons hauts. Fait un trou jusqu’à la salle de bain. Une raie de lumière blanche se découpe sur le plancher de la cuisine. Elle est folle. Elle pleure, hilare, terrifiante, le maquillage coule, je ne comprends pas ce qui lui arrive, je demeure immobile dans l’attente de voir comment tout ça finira. Les voisins vont encore appeler la police. Ils fouilleront dans nos affaires, s’empareront de Maman comme d’une voiture qu’on remorque, lui feront du mal. Maman est bonne pour se débattre, pour se tordre sur le linoléum. Elle est habituée, il ne faut pas sous-estimer sa force. Elle fait toujours de très belles scènes, très théâtrales, d’une limpidité fracassante. Je déteste cette folie, mais je déteste encore plus la police qui s’invite dans notre cuisine, qui ne prend pas la peine d’enlever ses bottes sales, qui m’ignore quand je dis : « vous ne comprenez pas, elle n’a pas toute sa tête aujourd’hui, vous ne pouvez pas me l’enlever, elle a besoin de moi ». Les voisins ne pensent pas à ça, quand ils composent le 911. Ils ne pensent pas à moi.

Maman hurle, tend les bras vers la fenêtre, comme si elle voulait sauter au travers. Je n’esquisse pas un geste pour l’arrêter. Qu’elle saute. Qu’elle meure. Elle aussi je la déteste en ce moment. Je la regarde se consumer, hideuse. À présent, elle danse. Ou plutôt, elle se balance au milieu de la cuisine, les bras croisés sur la poitrine. Maman est une enfant, et moi l’enfant je ne pleure pas. Je veille, j’attends qu’elle saute enfin par la fenêtre. Mais elle ne saute jamais. Elle commence à trembler. Elle veut ma main pour broyer mes doigts entre les siens, pleins de bagues. Elle ne se rend même pas compte qu’elle me blesse. Elle cherche sa bouteille. Ouvre tous les tiroirs, renverse la table. Heureusement, je l’ai cachée avec soin, là où elle n’ira jamais. Elle ne soupçonne rien. Son haleine empeste la pisse de chat quand elle souffle son rire macabre sur mon visage.

Je n’en peux plus. Je sors. Maman ne se rendra pas compte de mon absence tout de suite. Les trottoirs sont bondés, ça sent l’essence brûlée, le goudron mou et l’herbe piétinée. Je tourne au coin de la rue, débouche sur une artère encore plus grande qui ne tarde pas à m’engloutir tel un morceau de papier avalé par le feu. Les lumières zèbrent, aveuglent. Je zigzague entre les intersections, ignorant les phares, les vitrines et les gens. Je marche seule dans mes ténèbres intérieures. Les odeurs deviennent violentes, la nausée monte dans ma gorge mais je refuse de vomir. Pas ici, pas devant cette foule prête à m’humilier. Un peu de dignité. Au contact de toute cette frénésie, je me disperse en milliers de fragments de moi-même. Ma tête se détache de mon corps. Je suis droguée de bruits, de faisceaux, de regards. J’ai l’impression que tout le monde me regarde et que personne ne me regarde. Je suffoque. Mes mains tremblent. Je revois celles de maman, les bagues dures autour de ses jointures. Mes yeux se révulsent quand j’imagine les policiers la plaquer au sol.

J’entre dans un dépanneur où j’achète des cigarettes pour la première fois de ma vie, ainsi qu’un briquet. Au début, ça m’écœure, mais vite, j’apprivoise le dégoût. Je m’assois sur le bord du trottoir, comme une prostituée, ces filles que maman appelle « les anges laids », et je fume la moitié du paquet. J’ignore ce qui m’empêche de monter sur le toit d’un édifice et de sauter. De fracasser mon squelette contre le ciment. Petits bouts d’os dans un cercle de sang. Maman n’a jamais su le faire. Moi, je sais que je pourrais. Ce soir, rien ne m’effraie. Je suis en exil.

Je ne retournerai plus là-bas. Je n’ai que seize ans, mais je suis assez grande pour me débrouiller toute seule. Je n’ai qu’à trouver du travail, n’importe quoi. Moi aussi je peux être un ange aux paupières d’ailes de nylon déchiré. Dans une cage d’escaliers, je descends. C’est humide, mais de là je suis invisible pour les passants. J’installe des feuilles de papier journal dérobées dans une benne de recyclage, m’allonge en chien de fusil. Mon pouls bat à toute vitesse. J’ai peur, mais je ne pleure pas. Qu’ils aillent tous se faire foutre.