Ma mère avait entrepris son grand ménage. La question n’était pas de juger de la nécessité de l’opération : il s’agissait indiscutablement d’une urgence.

Ma mère pouvait passer des semaines, des mois, voire plus d’un an sans nettoyer quoi que ce soit.

Dans sa tête, elle échafaudait un plan compliqué, une sorte de perfection jamais atteinte.

Si mon père n’entretenait pas un minimum – la vaisselle, par exemple -, on pouvait être certain de ne pas apercevoir les comptoirs pendant plusieurs mois.

Ils disparaissaient sous des montagnes de chaudrons recouverts de moisissure.

La nourriture, laissée là, dans l’état où la fin du repas l’avait trouvée, se transformait sous nos yeux, suivant un processus de pourrissement très élémentaire.

Les macaronis poilus, les sauces tachées de vert de gris constituaient un monde d’horreur où vivaient des organismes qui me rendaient malades.

Pendant des mois, elle élaborait un plan.

Sa planification ralentissait les jours de déprime, lorsque ma mère ne pouvait même plus imaginer se relever d’un tel enfermement.

Elle pleurait.

Elle ne sortait pas de la chambre à porte accordéon.

Une jolie porte que j’avais le temps de contempler en rentrant de l’école, une porte tout à fait mystérieuse, derrière laquelle ma mère épuisait mouchoirs et papiers pour sa poésie.

Cette barrière entre ma mère et le reste de la maison faisait toute la largeur du mur d’entrée de sa chambre, fermait en son milieu.

Ouvrait rarement.

La permanence de l’interdit m’avait éloignée d’elle.

L’aider se révélait impensable.

J’aimais.

Des garçons.

Souvent.

Rien ne pouvait enraciner mes penchants.

La curiosité motivait mes intérêts.

Je ne passais pas à l’acte.

Je sublimais. La multiplicité.

Je changeais de désir, je cherchais une sortie.

Je les aimais tous.

Et je n’en aimais aucun.

 

Mon père composait du blues au sous-sol.

Quand il était là.

Les multiples voyages au Texas, à Dallas, au Nouveau-Mexique, ses cartes postales accrochées au mur.

Davy Crockett.

Je reviens bientôt. Bisous. Papa pitou.

L’Américanité concentrée en une misère qu’on voulait dissimuler.

Les libertés promises.

Les rêves de seconde main.

Les miettes.

 

Il y avait les vêtements souillés, collés au plancher de béton à cause des inondations dont on ne nettoyait pas les passages.

La tapisserie arrachée par endroits, pendante.

Les murs sales.

Même le chat avait renoncé à se nettoyer.

 

La planification de maman.

Jamais les conditions gagnantes.

Remettre à demain, quand tout deviendrait parfait.

Quand la haine de soi ne paralyserait plus, peut-être.

Certains jours, la grâce de Dieu sur soi.

De la poussière, on en était déjà.

Perdus dans un gouffre insalubre aux odeurs soudées comme la mort au corps malade.

Cette fois, elle avait commencé.

Tout le contenu des tiroirs et de sa garde-robe, étalé sur la table à manger.

Pendant des semaines.

Sa résolution fragile.

Une autre tempête dans son crâne.

Une montagne au sommet effrayant, Sisyphe qui remet en question son chemin jusqu’à l’immobilisme.

 

J’avais presque quinze ans.

Le premier avec qui j’ai couché.

Il avait tout initié.

Moi, je regardais un brun aux cheveux frisé qui jouait de la batterie.

Lui, il grattait la guitare.

Remarquable, il disait.

Ma poitrine.

Le ménage suivait son cours endormi.

Ma mère fantomatique, munie d’une laine d’acier, frottait jusqu’au porte-clés

Le plaçait avec le reste des objets, inerte pour une éternité sur la table de la cuisine.

Elle avait promis que, cette fois, elle réussirait.

Puis, mon nouvel ami qui insistait pour venir. C’était son tour.

Pourquoi on allait toujours chez lui?

Et puis, chez lui, sa mère surveillait.

D’accord, il viendrait.

On le ferait.

La pénétration.

L’humiliation, un chemin intéressant pour s’endurcir.

Le jour arrivé, il fallait prendre une décision. Ma mère a changé son entrepôt d’endroit.

Sa planification déraisonnable prenait une tournure intéressante.

— Tu dormiras dans mon lit. Je vais mettre toutes les choses qu’il y a sur la table dans ta chambre en attendant.

En attendant quoi, personne ne pouvait le deviner.

Peut-être même pas l’imaginer. Un labyrinthe dans lequel ma mère avançait, aveugle, tournant à droite puis bifurquant à gauche, sur un chemin sans issu. voilà la meilleure métaphore pour décrire ma mère.

C’est pourquoi mon ami n’a jamais dépassé cette pièce.

On entrait par le côté et la porte donnait sur la cuisine.

À gauche, la chambre de ma mère.

Pas de visite de la maison.

Les traces de honte avaient été repoussées plus loin, mais les odeurs de la maison en trahissaient la laideur.

Pas de repas en famille.

Pas d’explications.

— On va dormir dans la chambre de ma mère.

— Pourquoi?

— Il y a plus de place. Moi, j’ai juste un lit simple.

— Ta mère est d’accord pour…

— Oui, mes parents sont d’accord.

Ma mère était d’accord, ou plutôt elle baissait les bras.

Elle guettait ma chute.

C’est de cette manière que, sans rempart pour protéger ce que je ne pouvais donner qu’au premier venu, j’ai écarté les cuisses pour la première fois.

En espérant donner un ciel si lumineux que tous les obstacles seraient écartés aussi.

Offrir un effluve non empreint de la mort qui pesait sur nous tous.

L’agonie du foyer durait depuis notre arrivée au monde.

Une agonie apparente, qu’on n’avait pas la force de cacher comme les autres.

Ma mère entre lui et moi, ses parfums de drame, son regard reproche, car bien qu’elle ait donné son aval, elle préparait ses poisons.

Fornication dans mon lit à ton âge.

Tu vas pas prendre la pilule à 14 ans?

Ça fait combien de temps que tu le connais?

T’en aimais pas un autre?

J’ai écarté les cuisses pour la première fois en regardant les taches au plafond, les traces de la pluie qui s’infiltrait par petites gouttelettes dans toutes les pièces.

Ici, dans le coin, des cernes brunâtres délimitaient le dessin morbide de l’apathie de mes parents.

Le blues de mon père montait par les bouches d’aération du chauffage à l’huile.

Là, la suie imprégnée dans les craques du plancher.

L’amour n’existait pas dans cette maison.

Il y avait un garçon qui vivait une expérience dont il se souviendrait.

Une maison impossible, pleine de l’impuissance du monde entier.

Déviergée pour toujours, désormais.

Comme dans un film.

Cette imagerie de misère.

Sûrement le manque, mais de quoi?

De volonté.

 

Ma mère était d’accord parce qu’elle ne pouvait s’y opposer.

Elle me reprocherait d’avoir écarté les cuisses sans retour possible, dans son lit.

Comme symbole de sa place perdue.

 

Le lieu conjugal déserté par mon père depuis 11 ans.

Mon père et son blues dans le sous-sol.

Ma mère et sa solitude.

 

Ma mère et ses vengeances.

Elle se réjouissait de pouvoir sentir les odeurs de mon histoire sordide. Ma blessure encore ouverte, j’affronterais le dehors de la chambre à porte accordéon.

Ce qui restait de mon hymen disparu dans un drap qu’on ne laverait sans doute pas davantage. Il sècherait, formerait une croûte dure, puis avec le temps, plus molle.

La tache ne partirait plus jamais.

Elle s’assimilerait au tissu.

Ils deviendraient un, elle et lui.

Dans une osmose abominable.

Jusqu’au matelas, jusqu’au cœur crasseux.

Ne manquait plus que les petits pas de la vermine qui grattait les murs, se frayant un chemin jusqu’aux poubelles pour se nourrir.

Car ainsi va la vie qui dévore.

Tout peut servir.

Institutionnalisation à échelle planétaire.

L’hymen perdu, rien ne se perd.

Dans les profondeurs, utile à quelque chose de plus petit.

Le sang, une nourriture.

Personne ne se prive, c’est inscrit.

L’ordre.

Dans les murs, les micro-organismes mangeaient notre dénuement.

Les miettes tombées, la vie grouillante.

Ça a duré quelques secondes.

Une sexualité naissante en pleine Amérique des libertés.

Le garçon initié, disparaitrait.

Pas de cérémonie.

Seulement une porte accordéon fermée, comme toujours.

Le blâme implicite.

Pas de douleur pour une Américaine sacrifiée.

Une simple idée qui s’insinue.

Profonde.

Elle ne partira plus, rien ne pourra la déloger.

Les rats vont s’en nourrir, c’est écrit.