Puisque toujours quelqu’un surprendra

En lui-même un désir d’être plus sérieux

—Philip Larkin[1]

 

La semaine dernière, j’ai emménagé dans une maison érigée l’année de la naissance de mon père. Les deux ont le même caractère, comme si les murs et son corps étaient isolés à l’aide de journaux de la Grande Dépression, et tremblent encore de voix radiophoniques, riches et ambrées. Et si j’avais à braver la descente angulaire vers la cave aux odeurs de moisi, qu’apprendrais-je de leurs passés, hormis qu’il y règne froideur et obscurité, et qu’elle ne reverra jamais la lumière?

Les voisins de chaque côté de la maison possèdent un chien grisonnant. À l’est, un labrador noir nommé Lucy; à l’ouest, un golden retriever qui s’appelle Lucas. Toute la journée, ils sont assis sur leurs porches respectifs et leurs gros yeux mouillés papillonnent. Aucun n’aboie à mon approche. Ce sont les chiens des photos sépia et des films muets, qui portent les expressions exactes et les vieux manteaux de leurs ancêtres. C’est comme si un poète romain laissait des sentinelles ici pour garder son tombeau, pour montrer leurs crocs à ceux qui cherchent son ombre. Mais personne ne cherche jamais l’ombre d’un poète.

C’est le début du mois de novembre et les citrouilles d’Halloween défoncées vous déshabillent du regard le long de l’avenue, les bouches noires et béantes, leurs crânes mous et en décomposition. Quotidiennement, je croise leur long regard de mort et me fraie un passage entre les piliers vivants. Lucy cligne des yeux. Lucas cligne des yeux. Leurs crânes ont l’air légers, mais durs tels des nids de guêpes. Leurs colonnes vertébrales sont aussi immobiles que les chaînes qui les tiennent, mais un flambeau intense brûle dans leurs regards fixes. J’ai l’impression de me trouver à une intersection au-delà de laquelle la route oblique dans une direction que le seul fait d’être humain ne saurait me permettre de comprendre. Je gravis le chemin étroit, et les têtes des chiens se tournent doucement jusqu’à ce qu’ils se regardent directement à travers moi. Désarçonné, je touche toutes les mains qui ont touché la poignée de porte qui a touché les pages des journaux et les boutons de radio. Le bruit de la circulation se mue en un rugissement océanique, puis s’estompe complètement. Finalement, j’entends un grognement, ou est-ce de la friture, le mal de mon cœur trouvé sur la fréquence du sang d’un vieux chien? Je repousse la porte et les années – enfance, naissance, conception, puis celles de mon père – jusqu’à ce que les murs de la maison s’écroulent,  que les briques de la cheminée s’effondrent, que je me retrouve planté là dans la poussière et les décombres près d’une fissure dans la terre, attendant ma raison d’être et mon guide tandis que les chiens hurlent, que les étoiles volent en éclats et que les planètes tournent et retournent, comme si quelqu’un, l’Amour de Dieu, le Dieu du Néant, le Dieu de la Patience animale, essayait désespérément de trouver un parfait signal dans l’univers.

 

[1] Extrait tiré du poème Church Going de Philip Larkin (1922-1985), dans la traduction de « Visite d’église à l’encan », dans La vie avec un trou dedans (traduction de Guy Le Gaufey, avec la collaboration de Denis Hirson), Vincennes, Éditions Thierry Marchaisse, 2011.

 


 

À propos du traducteur :

Jean-Marcel Morlat est né à Paris et réside dans la région d’Ottawa depuis 2010 après avoir vécu et enseigné dans de nombreux pays (France, Angleterre, USA, Japon, Turquie, Tanzanie et Émirats Arabes Unis). Il a traduit le livre de Philippe Wamba : Parenté lOdyssée dune famille en Afrique et en Amérique (2016). Il a aussi traduit des nouvelles d’auteurs anglophones (USA, Angleterre, Australie et Canada) parues dans X Y Z : la revue de la nouvelleTraversées, L’AmpouleRevue Phoenix : cahiers littéraires internationaux et Revue Rue Saint Ambroise.