Avril. J’ai retrouvé un peu de mon énergie. Finie la stase.

Mais quand même, cet acharnement au travail, ce petit vent de panique qui me souffle dessus et qui fera bouger mes cheveux jusqu’au mois de mai, ça, dis-je, ça ne m’empêche pas d’être transcendé un petit peu et d’écouter quinze fois de suite la même chanson, cette chanson que j’ai écoutée des centaines et des milliers de fois jadis alors que mon plus grand rêve était de quitter la lune pour une ville ou pour une autre, alors que pour nous amuser un tant soit peu nous devions prendre la voiture et nous perdre dans des embouteillages sur des ponts en construction ou visiter des grottes mystiques ou encore nous embourber dans des sentiers de ski de fond avec une voiture quatre portes et être secourus par des anglophones en motoneige qui nous traitaient de touristes. Il y a de ces chansons qui rappellent inévitablement les longs chemins noirs, les auto-stoppeurs, le centre communautaire, le toit de la petite école, les violoncelles qui font peur, le stationnement du musée ou encore celui derrière le McDonald’s, le pays voisin qui ne souhaite pas nous accueillir à trois heures du matin, les frites, les serveuses étranges au casse-croûte, l’aile psychiatrique de l’hôpital blanc, les cratères, les moulins abandonnés, les mines grises, les cheveux de toutes les couleurs, le ballet classique, l’assassinat d’un archiduc, les cases bleues, les trompettes et les saxophones, les retenues, les expulsions, les examens, le club vidéo, le centre-ville fantôme, quatre heures du matin, la glace, la patinoire, l’appareil photo, les collages, les compétitions d’agencement de bouffe sur une assiette blanche, tout ça.

J’écoute cette chanson qui évoque tout ce qui est déjà terminé. Ça me rappelle inévitablement que je dois travailler à mon projet de thèse. Mais aussitôt je me lève et je regarde dehors. C’est un printemps frais qui entre par la fenêtre du bureau. Le quartier est vide, bien vide, plus vide qu’un dimanche matin. C’est un matin de jour férié qui avance lentement; tant mieux : j’ai pu finir de lire un monument proto-marxiste et j’ai finalement compris quelque chose au matérialisme dialectique.

Je pense à ces doux matins levés trop tôt, juin 1994 dirons-nous, à la rosée et à la brume, à l’Île-du-Prince-Édouard — n’avoir rien d’autre à faire que lire et s’imaginer ailleurs alors que la balançoire oscille paisiblement.

Il faut quand même que je m’asseye. Et que je revienne à l’intérêt de mon sujet.

Plutôt, je mets les pieds dehors. L’herbe est verte, les fleurs mauves et jaunes et quelques-unes sont rouges, il fait toujours soleil même si quelques nuages annoncent que c’est probablement terminé. Cette année, j’ai besoin d’un été à traîner dans la rue, un été à foncer dans les parcomètres parce que je ne regarde pas où je vais, à acheter des bas et des sous-vêtements de toutes les couleurs et à manger de gros bols de nouilles.

Un été que je passerai ici, sans bouger de chez moi. Un été à visiter les musées et à lire dans les parcs, à écrire sur les terrasses même si ça fait complètement crâneur, à me promener en char et à mettre du gaz à minuit sur le bord de l’autoroute et sentir l’air chaud et entendre les voitures et me souvenir d’un tas de trucs : Sainte-Julie dans les années 1990, la Montérégie étouffante, les rues achalandées, les postes de radio anglophones auxquels on ne comprend rien, les immenses sacs de biscuits, les dessins animés à la télé dans la chambre du motel, la plage, l’océan, le roc, les sapins, les montagnes menaçantes, les piscines, tout ça.

Un été de réminiscences, on dirait. Ça commence comme ça. Reste à voir si ça tiendra la route.

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Puis c’est déjà le soir et je n’ai toujours rien accompli. Je suis à la bibliothèque de l’université, à l’abri d’une petite pluie qui force à mettre un imper’ mais pas trop lourd. À l’heure où les gens pensent à aller se coucher sauf les vendredis de grande chaleur puisqu’ils préfèrent traîner sur les terrasses moites. Les créatures de la nuit s’éveillent; elles sentent le parfum d’homme et le stupre — il fait chaud, c’est normal. Certains n’ont pas d’orgueil, ils sortent de leurs chambres en pyjamas, une boîte de biscuits à la main, et montent tout en haut du pavillon pour étudier en vue de l’examen important du lendemain matin. Je me faufile entre les rangées, je prends un livre ici, un autre là. Mine de rien, c’est toute une époque que j’ai entre les mains, Robbe-Grillet, Sarraute, Gide, Gracq, Butor, Kundera, Laurent. Des fillettes dépravées pouffent de rire, hurlent un peu, se font réprimander. Tout le monde a un cellulaire à la main. Des hijabs de toutes les couleurs. Un mec en béquilles. Des sandales. Le café bondé. Les lumières du centre d’études bahá’íe encore allumées. Le canal qui a des airs de fleuve européen.

Un peu plus tard ce sont les éclairs qui illuminent les murs en bleu. Le tonnerre craque au-dessus de nos têtes. La pluie se frotte contre les fenêtres.

Un réveil en pleine nuit, le matin suivant. Puis le soleil qui perce les nuages opaques. La journée commence enfin.

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De la musique dans mes oreilles, rien dans les pieds. J’ai froid ce matin, mais je n’ose pas couper la clim’ puisqu’il fera chaud et humide dans quelques heures à peine.

Beaucoup trop de courriels à lire. Trop de choses à faire, encore. Aujourd’hui c’est comme ça, je voudrais plutôt aller manger dans tous les restaurants du monde. Ce sera : le végétalien sur Somerset, un café dans le Vieux-Québec, l’italiende Shibuya, des trucs comme ça.

Plutôt, je mangerai tranquillement mon petit plat d’orzo et de fêta, persil et tomates, assis par terre dans le salon en écoutant le vinyle tourner sur la platine posée sur le bahut brun. Et je rêverai de me faire fermier dans Hokkaido, d’étudierà Geelong, à Paris et à New York. Je rêve à un tas de choses comme celles-là en bouffant le contenu de mon petit plat tout simple.

Aujourd’hui, c’est comme ça.

j’écris parfois par jalousie

et je parle dans ton sommeil

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Un peu de jazz en hébreux et du blues pour commencer une autre journée.

Je ne sais plus quoi inventer. Chaque nuit lorsque j’arrive finalement à m’endormir un éclair de génie me traverse et j’oublie le matin venu ce que j’aurais dû noter alors, même si le lendemain je doute que ces idées géniales le soient encore.

Un croissant chocolat et beurre et quelques fraises après le journal rien ne sert de pleurer ces idées disparues elles ne reviendront pas me hanter.

Il faut me mettre au travail, tout simplement.

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Des jours comme des marathons qui n’en finissent pas. Il faut que je résiste à « la tentation de l’œuvre complète ». J’apprends à accepter le fragment. Pour cela, il faudra fragmenter le temps et l’attention déjà trop dissipée.

J’ai l’impression d’être là-bas, sur la plage, installé sur une étrange chaise pas confortable du tout. C’est mon corps et mon intangible qui se plaignent dans un même gémissement. Je leur balance un peu de rap à la figure. J’ai des crampes dans les doigts. Le dos en compote. Tout à l’heure sous un immense drapeau vert et blanc au beau milieu de nulle part, là où la ville étend de grands bras d’avenues, au-delà de tous les canaux et de toutes les rivières.

J’aurai bientôt la syntaxe aussi démolie qu’un inukshuk après un violent tremblement de terre. Les mots s’effondrent devant mes yeux pétrifiés. Je suis une statue de sel.

J’ai mangé un sandwich un peu moche ce midi et quelques bouchées de nouilles plutôt fades elles aussi, c’est con; j’aime vraiment ce comptoir lunch d’habitude.

Puis j’ai travaillé toute la journée. La liste diminue. Je peux y rayer certaines tâches qui sont maintenant accomplies. N’empêche, ce soir j’aurais aimé m’endormir dans la mer Morte. Mon corps qui flotte et qui me m’appartient plus. La mer Morte qui caresse ma douleur de son sel tandis que j’apprends l’hébreu à travers les manuscrits que je trouverai cachés sous un gros rocher à l’écart de la plage blanche.

Il faudrait que quelqu’un m’apprenne comment m’asseoir. J’ai mal à ma posture d’écrivain.

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Je me suis emporté et j’ai acheté un millier de livres et j’ai plutôt envie de sortir et d’investir la colline toute verte devant les édifices gothiques qui longent la rivière ou encore la longue promenade derrière le château qui borde le canal et qui déploie ses bancs de bois jusqu’au musée, j’ai envie d’investir la ville ensoleillée et de lire en public. Prendre des notes sur une terrasse et regarder les fleurs pousser et les piétons passer et les étudiants réfléchir entre deux gorgées de thé.

Mais qu’est-ce que ça peut bien foutre au monde, mon quotidien banal, mes lamentations et hystéries, tous les petits plagiats artistiques et moi derrière, l’imposteur?

Je manque de temps pour être heureux.

Être heureux comme dans :

– Aller voir les étoiles filantes dans les collines verdoyantes de l’autre côté de la rivière;

– Me promener à travers les tulipes hâtives;

– Lire sous le gros chêne au milieu de la promenade sur la falaise, entre le château et le musée;

– Me coucher sur le trottoir et rire à tue-tête.

Des plaisirs simples.

Mais je dois écrire mon projet de thèse.

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« Ça me fait penser à New York » dit ma mère; et moi je regarde le barrage et les vieilles baraques de pierre grise et je pense à Tôkyô même si ça n’a rien à voir. L’air est bleu et il y a des fleurs partout; les feuilles d’un vert tendre donnent envie de manger un veggie dog sur le bord du canal et je ne résiste pas à la tentation.

 

J’ai le bonheur masochiste parce que j’ai choisi de faire une longue promenade dans les rues bombardées de soleil et d’accomplir quelques lectures innocentes sur le fauteuil jaune, les pieds sur l’ottoman, le chat à côté de moi. Je travaillerai plus tard. Dans une autre vie.

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Je ne sais plus par où je suis passé pour en arriver ici, je ne retrouverai jamais la route que j’ai empruntée. J’en ai marre, on dirait. Enfin… je sais que j’en ai marre, et ce savoir contient une forte dose de poison — je me suis moi-même empoisonné. Je déplore ce que je suis devenu, même si je sais que cet état n’a rien de permanent. Il se résorbera dès que j’aurai passé quelques jours loin de moi-même. Je ne serai pas amer, je n’aurai pas de regrets. J’écrirai tout ce que j’ai envie d’écrire et la jalousie qui me ronge aura tôt fait de me quitter et d’aller gruger ailleurs pour voir si j’y suis. Bon, tout ce joli discours est un peu trop abstrait pour qu’on s’y intéresse, mais je ne m’adresse qu’à moi-même — rare moment où l’écriture n’est pas communication.

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Je regarde l’eau calme du canal, l’eau verte sur laquelle flottent les fleurs arrachées des pommiers et des lilas et des cerisiers. Je regarde les tulipes et marche sur le campus tout beau tout vert. Envie de lire Barthes dans un resto japonais / boire un moshi-moshi / manger des makis au concombre et d’autres à l’avocat / grignoter de l’edamame.

Je suis l’eau calme du canal. Pas loin de la stagnation. Je n’y peux rien et c’est l’enfer. Rien n’avance, la thèse recule.

Il fait beau en ville et je ne fais rien. Au lieu de travailler, je lis. Et j’en ai marre que les choses n’aboutissent que si rarement —

J’ai l’impression tenace de m’abrutir un peu plus à chaque jour.

Et la nuit est déjà tombée. 30 degrés. Un ciel si bleu qu’il paraît noir. Ça sent les lilas et l’humidité colle à la peau. Des tambours presque utérins incitent au déhanchement à la manière des hippies toutes de brun vêtues. De l’eau tout autour mais je ne vois rien. Je n’ai pas perdu l’envie d’écrire.

En arrivant chez moi j’ai fermé la climatisation et ouvert les fenêtres — c’est ce qu’il aurait fallu faire il y a longtemps. La pluie et le soleil encensent la ville et ma chemise toute fripée sent la lessive propre putain je déteste quand les vêtements sortent de la sécheuse il faudra acheter un sèche-linge plutôt et les étendre sur le balcon tandis que je compose une salade avec des avocats et de la roquette et des tomates cerises et du fêta et du poivre fraîchement moulu.

Mais il n’y a rien dans le frigo et je vis dans un théâtre de marionnettes.

Ce soir j’irai danser — peut-être une valse viennoise, j’aimerais bien. D’ici là je n’espère que deux choses, et Püp Chen m’a promis qu’elles allaient advenir… J’en ai marre d’attendre et l’ordinateur qui rend l’âme aggrave cette impression nocive qui me colle à la peau : rien ne peut jamais aller comme je l’aimerais. Je voudrais d’un monde dans lequel les efforts sont récompensés et où on peut toujours danser et je voudrais d’un monde où les jours sont ponctués par Barthes et Gide et Camus et Bataille et Ernaux et bla blabla.

Je n’ai qu’un regret : ne pas avoir cueilli le bouquet de pissenlits alors que je traversais le canal. Il y avait une échassière qui arpentait le parc et des gens étendus au soleil un peu partout sur les bancs sur l’herbe sur le bord de la fontaine et un tapis de fleurs jaunes sur le parterre de l’hôtel de ville et puis tout le reste que je n’ai pas remarqué, tout ce sur quoi l’eau calme jetait son ombre, l’eau calme et verte et brune et les voitures partout et les militaires qui traversent la rue en courant et les quelques canards qui se prélassaient.

Je ne peux être impassible, pas comme les écrivains que j’emporte partout avec moi — ceux qui ne seront pas utiles à ma thèse mais que je ne peux m’empêcher de caresser.

Demain le mois de mai, et mon projet de thèse n’est pas encore terminé.