SCÈNE X

Antonin et Xavier entrent dans un stationnement souterrain. Ils sont silencieux. Seul le bruit de la ventilation et celui d’une voiture qui démarre se font entendre. Des néons d’un blanc criard éclairent les lieux. Xavier s’arrête devant le poste de péage automatisé placé à l’entrée pour s’acquitter de son billet de stationnement. Tout se passe dans une extrême lenteur. Xavier cherche sa carte de crédit dans son portefeuille. Il ne la trouve pas, fouille dans ses poches de pantalon et de manteau, puis regarde à nouveau dans son portefeuille. Elle est là, dissimulée derrière une carte. Il fixe tour à tour la machine puis la carte. Il la glisse dans la fente. Rien. Recommence. Toujours rien.  Recommence, puis attend jusqu’à ce qu’il réussisse à payer.

Pendant ce temps, Antonin se tient à l’écart.

Xavier reprend sa carte de crédit, rejoint Antonin. Ils se dirigent vers la Chevrolet Cavalier de Xavier. Arrivé devant la voiture, Xavier cherche ses clés. Il fouille dans ses poches de pantalon, ne les trouve pas…

Au plafond, le néon au-dessus de la Cavalier éclaire plus faiblement que les autres. Son intensité est instable.

Antonin observe Xavier chercher ses clés. Il attend devant la portière droite. Recule. Avance et se place devant la voiture. Fixe Xavier. Attend.

ANTONIN. Xavier, faut j’te parle. Quand t’es parti aux toilettes pis que j’me su’s retrouvé seul avec Thierry… Ben, il m’a lancé : « Y faut pas se l’cacher. Ton chum a besoin d’une queue, je l’sais, je l’sens. Pis toi, t’as jus’… une plotte. » Écoute, chus… tout’ à l’envers. (Xavier cesse de chercher ses clés dans son manteau. Regarde Antonin.) J’ai besoin de…. même si je l’sais qu’y est jus’ con, que dans l’fond, y’interprète mal, qui comprend jus’ pas, parce que ça l’dépasse, parce qu’y l’vit pas… j’ai jus’ besoin d’être sûr que tu te mens pas à toi-même, que t’essayes pas d’être capab’ de m’aimer jus’ parce que t’as peur d’être tout seul. J’ai besoin d’être sûr que c’est pas trop t’en demander. Parce que… pour moi… c’est… la réalité est trop lourde. Chus pas capab’ de l’accepter. Pis j’en serai jamais capab’. Fa’ que si tu me dis que c’est un sacrifice pour toi… on est aussi ben d’arrêter ça, tout de suite. Ça m’ferait trop mal. Ça m’ferait trop mal d’me faire flusher encore une fois parce que j’en ai pas. (Xavier avance vers Antonin. Antonin feint de rester indifférent. Il est immobile. Xavier décide alors de s’asseoir sur le capot de sa voiture.)

Je l’sais que c’est pas toi qui vas réussir à m’faire accepter que chus incomplet. Je l’sais que ce problème-là t’appartient pas. Que c’est ma réalité. Mon osti de réalité! J’en parle jamais. Parce que ça m’dépasse. Parce que pour moi, chus pas un trans. Tu vois, chus même pas capab’ de dire le mot au complet. Y’est trop lourd, trop lourd de sens, trop lourd d’incompréhension. J’préfère dire que chus un ftm. Personne comprend. C’est pas un mot français. Fa’ que ça donne un effet d’étrangeté. Je l’sais sans l’savoir. Comme je l’sais que chus différent. Mais j’veux pas l’savoir. J’veux l’oublier. Pis ça m’fait chier parce que c’est impossible. Chaque fois que j’vais aux toilettes, la réalité me saute en pleine face. J’ai toujours peur qu’un gars s’aperçoive que je pisse assis, que ça fait trop de bruit, que ça coule ben trop vite… mais j’peux pas le contrôler. Je l’sais que personne aurait assez d’imagination pour penser ça. J’sais ben que la majorité des gens savent même pas que ça existe, des ftm. Mais j’y peux rien, c’est plus fort que moi, j’angoisse. Pis chaque fois, y’arrive rien. J’sors vivant, en une pièce, des toilettes publiques… (Un temps) Ah pis, parle don’. Dis-le-moi que… Pis non, j’vais le dire comme ça vient. J’ai toujours cette question-là qui revient, qui me hante. (Les lumières avant de la voiture garée derrière Antonin s’allument. Éclairage dirigé sur Antonin.) Comment est-ce que j’peux demander à quelqu’un d’autre d’accepter ce que j’arrive même pas moi-même à accepter? Chus qui pour te d’mander ça, criss! (La voiture démarre et se met à rouler.)

XAVIER. C’est con c’que j’vais te répondre. (Il se lève, se place à droite de son auto.) C’est comme si tu m’disais : comment est-ce que j’peux demander aux autres d’aimer les cornichons si moi, j’aime pas ça?

ANTONIN, rires. Ouais… J’savais pas que j’étais ascendant cornichon!

XAVIER. Non, mais, sérieux. Tu l’sais, j’déteste mon ventre. Y’est gros, y’est mou, y’est laid. Toi, t’es fou, tu l’aimes! Tu comprends…

ANTONIN. Dans l’fond…

Silence. Antonin est dos au public. Il fixe le mur en béton au fond de l’aire de stationnement intérieur. Le néon au-dessus de la voiture éclaire très, très faiblement. Le silence se prolonge. Xavier recommence à fouiller dans son manteau. Un temps. Antonin se tourne vers le public. Avance de deux pas.

ANTONIN. Y’a autre chose… (Antonin attend que Xavier cesse de triturer ses poches de manteau. Un temps. Xavier enlève les mains de ses poches et l’écoute attentivement.) Comment j’te dirais ça… J’m’sens inférieur. Inférieur aux autres hommes. Chus pas jus’ gai. (Détresse dans les yeux d’Antonin.) Chus un ftm gai, osti. Y as-tu moyen d’être plus bas dans la lignée des hommes? Chus une espèce d’hybride en quête d’identité, mais d’une identité qui va toujours se vivre entre mes deux oreilles…

XAVIER. Antonin, cibole, vire pas fou! Une identité que t’as jus’ entre les deux oreilles! Heille! Est tellement jus’ entre tes deux oreilles que tout le monde y croit. Réveille! Commence pas à douter de toi parce que Thierry est trop ignorant pour comprendre que c’est pas un sacrifice pour moi d’être avec toi. (Xavier fait un pas en direction d’Antonin. Simultanément, Antonin recule d’un pas.) Y est pas capab’ de m’imaginer avec quelqu’un qui a pas de queue parce qu’y m’voit comme une femme. Fa’ que, sexuellement, y comprend pas. Mais, ça, c’est pas ton problème.

ANTONIN, d’un ton détaché. Si tu le dis.

Silence. Antonin ne regarde plus Xavier. Il fixe le néon dont l’intensité varie constamment. Déconcerté, Xavier fait deux pas côté jardin, puis deux pas côté cour. Le silence se prolonge. Antonin baisse les yeux puis fixe Xavier. Xavier, qui se sent observé, s’immobilise.

ANTONIN. Non, c’est mon problème! Parce que c’est qui, qui m’lance innocemment : «Je l’sucerais ben»? (Un temps) T’es trop cave pour dire : « Je l’trouve beau » comme tout le monde! Pis comme si c’était pas assez, tu vas aux queues avec Thierry! Ben non, tu vas pas aux danseurs, toi, tu vas aux queues, osti! Aux queues. Fa’ que vient pas m’dire… (Un temps) Ah pis, j’en ai marre! On arrête ça là, tout de suite! (Antonin baisse la tête. Fixe le sol.)

XAVIER, sous le choc. Quoi! Tu peux pas faire ça.

ANTONIN, levant la tête. Criss, oui. (Il dévisage Xavier.)

XAVIER, les larmes aux yeux. Tu peux pas faire ça, Antonin.

Le néon au-dessus de la Cavalier cesse momentanément d’éclairer.

Un temps.

Puis, il se rallume et éclaire très faiblement.

XAVIER, sanglotant. Antonin.

ANTONIN, d’un ton glacial. Quoi.

XAVIER. Nos projets… Tu vas démolir tout c’qu’on a bâti ensemble… à cause de….

ANTONIN. (Antonin passe rapidement une main dans ses cheveux.) JE vais pas tout démolir. JE et TU avons tout démoli. (Il fait un pas vers la sortie.)

XAVIER, hurlant. NON!  Fais pas l’con! (Xavier court se placer devant Antonin. Il lui bloque le passage.) Tu cherches à te prouver quoi en faisant ça?

ANTONIN. Que chus humain! (Antonin passe à droite de Xavier. Il poursuit très lentement son chemin vers la sortie. )

XAVIER. T’es pas capab’ comme tout l’monde de freiner avant de foncer dans un cul-de-sac. (Antonin ralentit son pas et s’immobilise.) Y faut que tu fonces dans l’mur pour réaliser que t’es rendu trop loin. Tu pouvais pas ralentir avant. Tu pouvais pas m’avertir.

ANTONIN, regardant Xavier droit dans les yeux. Depuis quand tu parles en métaphores?

XAVIER. Depuis que c’est urgent que tu m’comprennes. (Xavier avance vers Antonin. Lui prend le bras droit.) J’t’laisserai pas rentrer dans l’mur. Y va falloir que tu m’écoutes. C’est à mon tour de parler.

ANTONIN. Tu tiens vraiment à me faire perdre mon temps…

XAVIER. Oui pis le mien aussi! J’sais consciemment que c’que tu vis doit pas être évident. Pis je l’sais que tu vas toujours te d’mander si ça m’manque… que t’arriveras jamais vraiment à croire que, pour un gai, ce soit normal d’être avec toi. (Xavier lui serre les deux bras. Le fixe quelques secondes. Antonin détourne le regard, mais demeure attentif aux paroles de Xavier.) Tu vas toujours chercher à rationaliser notre couple. Mais c’est pas rationnel. C’qu’on vit, c’est pas rationnel, Antonin. Oui, j’pourrais te quitter pour un autre gars. Par bouts, ce serait peut-être plus simple. Parce que, tu t’es sûrement jamais arrêté à ça, mais penses-tu vraiment que c’est facile de m’faire à l’idée que tu vas toujours, toujours douter de la sincérité de mes sentiments jus’ parce que t’es différent pis que tu m’comprends pas? Tu m’comprends pas parce que si t’étais à ma place, tu sortirais pas avec toi. Ça, t’as même pas besoin de me l’dire. Mais t’es pas moi. Et moi, j’veux être avec toi. (Un temps) As-tu entendu? (Xavier ôte ses mains de sur les bras d’Antonin.)

Silence. Tous les néons s’éteignent simultanément. Noir.

Seul le néon à très faible intensité au-dessus de la voiture de Xavier se rallume.

XAVIER. Antonin. Toi, tu veux être avec qui? (Le bruit de la ventilation, qui était inaudible, fait violence pendant quelques secondes. Puis, le calme. )

ANTONIN, fixant le sol. J’veux jus’ être… compris, même si qui chus m’échappe. T’as beau m’accepter, mais me comprends-tu? (Un temps) Réponds pas. J’veux pas l’savoir. (Il lève la tête, fixe Xavier, le regard triste. Antonin se dirige vers la portière droite. Xavier l’observe. Antonin retire un trousseau de clés d’une de ses poches de pantalon. Déverrouille la porte.)