Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Portrait de l’artiste en intellectuel: enjeux, dangers, questionnements », qui a eu lieu les 26 et 27 octobre 2012, à l’Université Laval.

Il y a quelque chose comme un acte de vie dans chaque mot qui grimpe du bas de la page jusqu’au haut de nos existences, essayant de se frayer un passage dans la multitude de cris et de silences qui s’agitent autour d’elles. Des mots se tenant à proximité de nos créations afin de s’inscrire dans le temps, au moindre geste de notre part. Des mots pour la passion, des mots pour la raison. Mais comment trace-t-on une ligne qui positionne, d’un côté, une posture d’artiste et, de l’autre, une posture d’intellectuel? Établir une frontière équivaudrait à mettre en cage un cheminement créatif devant ratisser tous les chemins de travers pour que surgissent des formes inespérées d’émotion et de réflexion. C’est à partir d’un angle qui privilégie une cohabitation de l’une et de l’autre, parfois manifeste, parfois obscure, que je considérerai le « portrait de l’artiste en intellectuel ». Pour ce faire, j’aborderai dans un premier temps les tenants et aboutissants de ma thèse doctorale en recherche-création et, dans un second temps, ma démarche artistique publique. De ces deux éléments poindra ma conception de l’acte poétique ((Je définis ici l’acte poétique comme étant l’écriture poétique.)), universitaire et publique, au regard d’une posture intellectuelle.

Avant toute chose, j’aimerais apporter quelques considérations générales sur la thèse en recherche-création, celle-ci s’imbriquant naturellement au thème du colloque.  Au fil des ans, cette thèse a pris sa place grâce à la ténacité de ceux qui ont cru à la valeur scientifique d’une pratique dont les multiples avenues révèlent un caractère bien singulier. Les professeurs-chercheurs impliqués dans ce programme universitaire relativement jeune ont balisé un terrain à l’intérieur duquel une question parvient tout de même à resurgir maintes fois : de quelles natures doivent être les liens entre la création et l’essai? Langages conceptuels et langages métaphoriques s’entrecroisent mais encore faut-il que cette cohabitation devienne opérationnelle. Voilà un enjeu fondamental. Et, dans l’essai, comment intellectualiser le travail de création qui est, en soi, un ouvrage intellectuel? Il n’y a pas de réponse simple et unique. Et j’ajouterais qu’un défi supplémentaire se manifeste : la création étant objet et sujet d’étude, les doctorants   doivent être aux aguets afin que la jointure entre théorie et pratique ne devienne pas statique et que l’un et l’autre des deux segments de la thèse se répondent constamment. Dans un article intitulé La parole de l’artiste chercheur, Sophia L. Burns, artiste en arts visuels, cerne bien l’articulation de la recherche-création s’appliquant également à une thèse en création littéraire :

[…] l’artiste-chercheur doit arriver à faire ce qu’il nomme et à nommer ce qu’il fait. Il doit se situer dans cet aller-retour perpétuel entre ces deux pans de la connaissance. Son objectif, en tant qu’artiste-chercheur, sera de montrer sur le plan méthodologique et épistémologique comment la pratique de la recherche-création pose l’articulation entre ces deux pôles, leur complémentarité. Certes, il devient double mais ce n’est qu’en acceptant de vivre de dédoublement temporaire que cette parole pourra naître (2006: 63).

Tout en tenant compte d’une rigueur fondamentale dans le développement de la réflexion contenue dans l’essai, nous devons faire en sorte qu’une part d’inconnu fournisse l’opportunité de laisser émerger des interrogations. Une trop grande rigidité dans la démarche viendrait amoindrir la relation devant exister entre les deux parties de ce processus doctoral.

Poésie : émotion et réflexion

L’axe principal du segment création de ma thèse consiste en des textes poétiques versifiés, lesquels sont accompagnés des écrits épistolaires de Marie Guyart de l’Incarnation traitant du territoire de la Nouvelle-France. Cet emploi des textes d’une autre écrivaine participait à deux principaux objectifs : d’une part, me servir des textes de Guyart comme élément déclencheur à ma création dont le thème central est, de façon corollaire, la relation au territoire; d’autre part, donner vie à un corpus moins traité par les chercheurs qui se sont penchés sur les écrits de l’ursuline, soit celui des représentations des espaces de la Nouvelle-France et des premiers mots qui ont nommé notre pays. Le corpus épistolaire de Guyart avait aussi ceci d’intéressant qu’il établissait un contraste avec ma création poétique. Ainsi, deux formes d’écriture dissemblables dans le but de bien établir deux espaces distincts et d’introduire une originalité supplémentaire à cette rencontre. Des mots du XVIIe et XXIe siècle qui assimilent, chacun à leur façon, leur lien au territoire. Mais revenons au premier objectif, celui qui touche directement l’acte créatif. En me servant de ses lettres comme élément déclencheur à ma poésie, ma préoccupation initiale était de donner priorité aux mots de l’ursuline, et non à son personnage historique. Cet aspect du concept de « lecture recréatrice » convoqué pour la partie création fut largement explicité par Jean-Noël Pontbriand dans son ouvrage Les mots à découvert   :

Lire un texte ce n’est pas tenter de découvrir la biographie ou la psychologie particulière de tel ou tel auteur, c’est se mettre à l’écoute du langage afin qu’il nous apprenne quelque chose sur nous-mêmes, mais un nous-mêmes concret, incarné, enraciné dans l’existence et dans les mots. Parce qu’un texte ouvert, comme l’est tout texte littéraire, devient l’occasion pour le lecteur de se lire lui, bien plus que de lire « l’auteur ». L’entente qu’il peut avoir d’un texte renvoie le lecteur directement à lui-même et très indirectement à l’auteur du texte ([2004] 2009 : 113).

M’approprier les mots de l’épistolière, non pas en tentant de les expliquer, mais en faisant résonner en moi une émotion, une sonorité, des sensations premières. Je n’ai pas voulu intellectualiserl’être qui dépose une parole sur le papier. Lorsque j’ai lu les textes de Guyart pour nourrir ma production poétique, je l’ai fait sans penser aux éléments biographiques de ce personnage. Ce projet poétique m’a forcée à donner priorité au langage. Est-ce que cette façon de créer renvoie à une posture intellectuelle? Sûrement, si l’on considère que l’intelligence ne relève pas uniquement de la raison mais aussi de l’esprit, celui permettant à l’intelligence de respirer en dehors d’une cartésienne demeure. Jacques Brault écrit : « […] lorsque Mallarmé invite à céder l’initiative aux mots, ce n’est point pour exalter l’automatisme verbal, mais pour que la poésie s’accomplisse, à l’insu d’une raison trop traductrice, en toute intelligence sensitive et imaginative » (1989 : 225). En faisant voyager en moi les mots de l’ursuline, j’ai fait place au mouvement intérieur qui participe à la création de mon langage en ayant toujours comme souci premier de ne pas traduire la signifiance du discours de Guyart, mais d’accueillir, de laisser porter les mots, leur laisser la liberté de dépasser le temps et l’espace du XVIIe siècle et de venir se poser entre des mains du XXIe siècle. Car c’est bien la clé de cet accompagnement littéraire : faire vivre le langage de l’autre pour que s’élève notre parole. Voici deux exemples de cette production :

Été 1647

Elle [l’amérindienne] rencontre
un étang où les Castors faisoient leur Fort.
Ne sçachant plus où aller elle se jette dedans
y demeurant presque toujours plongée et ne levant la tête que de fois à autres
pour respirer,
en sorte que ne paroissant point, les Hiroquois désespèrent de la trouver,
et s’en retournèrent au lieu d’où ils étoient partis.

Se voiant en liberté
elle marcha trente-cinq jours dans les bois
sans autre habit qu’un morceau d’écorce dont elle se servoit pour se cacher à elle-même,
et sans autre nourriture que quelques racines avec des groselles
et fruits sauvages qu’elle trouvoit de temps en temps.

Elle passoit les petites Rivières à la nage,
mais pour traverser le grand fleuve,
elle assembla des bois qu’elle arracha,
et les lia ensemble avec des écorces
dont les Sauvages se servent pour faire des cordes.
Etant plus en assurance de l’autre côté du Fleuve
elle marcha sur ses bords
sans sçavoir où elle alloit
jusqu’à ce qu’aiant trouvé une vieille hache
elle se fit un canot d’écorce
pour suivre le fil de l’eau
(De l’Incarnation, 1971 : 331-332) ((Cloîtrée mais non recluse, Marie Guyart (Tours 1599-Québec 1672) vit son expérience de l’espace de la Nouvelle-France dans la cour et au jardin du monastère et découvre son pays d’adoption à partir de certains écrits des Jésuites qui passent entre ses mains et, aussi, en écoutant les habitants du pays, en discutant avec les explorateurs et les Amérindiens. À cette époque, lorsqu’il est question du territoire, une intertextualité sous-jacente se retrouve dans la majorité des écrits des contemporains de l’ursuline. Marie Guyart tente toutefois de donner une relative indépendance à ses textes en y apportant des éléments inédits.
À noter que j’ai modifié la mise en page des textes de l’ursuline afin d’ajouter un élément original susceptible de changer la perspective traditionnelle de lecture de ses écrits.)).

les forêts épinglées au cou
me prendront au piège de leurs rhizomes
assoiffés d’une présence humaine

ivre de boues et de pluies
je m’enliserai
cherchant à ne plus reprendre
mon souffle
je passerai mon temps à chercher
des mots d’écorce dans la mémoire des terres ((Lucie Bartlett-Jeffrey, texte inédit.))

12-30 août 1663

Vous me demandez
des graines et des oignons de fleurs de ce païs :
Nous en faisons venir de France pour notre Jardin
n’y en aiant pas ici de fort rares ni de fort belles.
Tout y est sauvage, les fleurs
aussi-bien que les hommes
(De l’Incarnation, 1971 :501).

les terres s’ouvrent et me perdent
au pied d’espaces incertains

inou ((Signifie cela est ainsi en algonquin. Diane Daviault, L’algonquin au XVIIe siècle : une édition critique, analysée et commentée de la grammaire algonquine du Père Louis Nicolas, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1994, p. 522.))
un matin
nos déroutes
inou
dans les entrailles des bois
je descendrai mille ans de vie
en espérance
de retourner vers vous ((Lucie Bartlett-Jeffrey, texte inédit.))

Il me fallait adopter deux positions créatrices : d’un côté, donner pleine indépendance aux mots qui jaillissent de la lecture des textes de l’écrivaine accompagnatrice et, de l’autre, respecter le thème de la relation à l’espace dans le but d’engendrer une unité thématique faisant vivre une communion créatrice. Le défi était de ne pas entraver la libre circulation des mots naissant de cette rencontre et d’éviter toute traduction du texte de Guyart afin que ma production ne soit pas qu’un simple écho de son œuvre. L’émotion précédait l’organisation du texte. Avant de débuter l’écriture, je devais être consciente de cette posture de travail tout en m’éloignant d’une logique trop encombrante. Jean Désy explique bien cette disposition nécessaire à la création :

Le créateur doit se détacher de toute pensée préréfléchie dès qu’il crée. Voilà un travail difficile, car il faut savoir sans savoir, apprendre en ne sachant plus apprendre, être dans l’être tout en acceptant la vacuité du non-être, le non-être étant le seul garant de la qualité de l’être dans le monde. Plus on « veut » avec sa seule volonté rationnelle, moins on maintient la flamme de la vie. Dans toute création, littéraire ou autre, il y a contact avec le plus complexe, mais aussi avec le plus déterminant. L’acte de création est d’abord affaire de mystique (2007 : 85).

Être en état de dépouillement et d’ébranlement, face à l’autre et à soi-même. Accepter le mystère tout en saisissant intuitivement ce qui le constitue : « savoir sans savoir », comme le dit Désy. Arrivera alors l’improbable : mettre des mots sur ce qui n’existait pas l’instant d’avant. Est-ce que cette façon de créer tient d’une posture intellectuelle? Sans contredit, si l’on considère que ce geste créatif relève justement d’une prise de conscience de la nécessité de « se détacher de toute pensée préréfléchie ». La magie n’existe pas en poésie. Le poète ne se promène pas à côté de l’intellectuel. La poésie englobe l’un et l’autre, l’absorbe de l’intérieur et de l’extérieur si l’on consent à respecter son territoire : celui d’une constante rupture avec ce qui était, ce qui est et ce qui sera.

Essai : réflexion et émotion

Dans le segment essai de ma thèse, j’ai à démontrer qu’un accompagnement littéraire peut libérer le langage. Il n’est pas chose simple de parler de sa création. Plusieurs en conviennent. Penser la poésie est contre nature, et a fortiori notre poésie, puisqu’elle porte en elle-même son intelligence. Cela étant, comment faire d’un essai doctoral une réflexion en lien avec son propre travail d’écriture? L’articulation entre les deux sections doit se refléter avec le plus de justesse et de sensibilité possible. De plus, est-ce souhaitable d’évacuer l’émotion? Je ne crois pas. L’intellectuel-poète ou le poète-intellectuel qui se glisse à l’intérieur de l’essai se transforme en une créature à deux têtes devant posséder le même centre, celui teintant la parole du substrat de la vie, du rationnel et de l’irrationnel. En ce sens, je souscris aux propos de Pierre Ouellet :

Disons-le sans jeu de mots, l’intellectuel qui pense et parle non pas au nom de tous ni en son propre nom mais au nom de la souveraineté même de la pensée et de la parole est celui qui nous    « touche » le plus, dans tous les sens du terme : on est « sensible » à ce qu’il dit, non pas au sens mièvre de la sensiblerie, mais au sens strict du sensorium communis, de la sensibilité commune, et l’on se sent « visé », « atteint », « heurté », « blessé » par sa parole et sa pensée qui ne nous laissent jamais intacts ou indifférents. Il ne parle pas à la seule intelligence, par le seul concept ou les seules idées : il embrasse aussi le caractère insensé de notre vie, ce qui échappe à la raison commune comme à la sienne propre et concerne à la fois nos inquiétudes les plus troubles et nos désirs les plus profonds(2007 :86).  

Ces mots établissent une correspondance certaine avec l’acte poétique. Cette sorte d’intellectuel dont parle Ouellet n’a que faire d’une parole résonnant en écho et d’un discours exempt d’une impatiente humanité propulsant le langage et la pensée vers les lieux immenses de l’être, ceux qui dévoilent les fondements de l’existence. C’est la façon dont je conçois l’essai.

Sans entreprendre une critique du résultat de ma création (ce n’est pas un élément exigé par le programme en recherche-création), mon essai doit articuler une pensée sur  la libération du langage qui s’est faite par la voie d’un accompagnement littéraire. Il m’a semblé que la façon la plus pertinente était certes d’aborder cette problématique, mais également de me coller sur ce qui cerne spécifiquement l’essai littéraire, soit une œuvre sondant le mystère du langage. Dans l’ouvrage Chemin faisant, Jacques Brault définit l’essai de la manière qui me semble la plus inspirante et stimulante pour la recherche en création :

En somme, ces essais restent justement des essais. Tentatives où l’erreur apparaît inévitable; c’est sur celle-ci qu’on avance, la libre expression des idées est à ce prix. Et le risque d’explorer le pays sauvage de la langue, utopie intime et sociale, contrée fabuleuse et fabulante, monde perdu en ce monde, rêve jouxtant l’action, tous deux s’échangeant à une frontière indécise l’énigme d’un savoir qui finalement ne sait rien. Ce que l’on a convenu d’appeler l’essai, comme genre littéraire, c’est peut-être ce qui pose de la façon la plus déconcertante la question de la spécificité de la littérature (1975 : 196).

Il y a nombre de zones grises dans l’articulation d’un essai. Et heureusement qu’elles existent, laissant ainsi aux doctorants une saine latitude dans l’accomplissement de leur réflexion. Le langage de l’essai doit déployer cette classe d’intelligence apte à tenter d’exprimer aussi ce qui échappe à la raison, rejoignant en ce sens l’acte poétique. De ce fait, j’ai voulu que les deux segments de ma thèse tendent vers cette alliance afin que ces deux versants de la connaissance (essai et création) adoptent des langages ne s’excluant pas. Un langage critique pour l’essai, bien sûr, mais un langage soucieux de scruter le mystère des mots et, conséquemment, d’avoir pleine conscience de l’impossibilité d’élucider l’indicible.

Démarche artistique publique

Parallèlement à la rédaction de ma thèse, j’ai voulu mettre sur la place publique ma passion pour l’histoire de la Nouvelle-France. L’idée de base du spectacle (De glaces et d’espaces), sous forme de récital littéraire et musical, est de rendre hommage à notre hivernité et à nos grands espaces en mariant des textes des premiers temps de la colonie à des écrits contemporains. J’ai choisi des textes de Guyart et de poètes qui ont parlé magistralement de ce thème (Gatien Lapointe, Anne Hébert, Alfred Desrochers, Gaston Miron, Jean Sioui). L’Ensemble vocal de l’UQTR ((L’Ensemble vocal de l’UQTR compte une trentaine de voix et est le seul ensemble vocal féminin classique de la Mauricie. Claude Léveillé, directeur musical et artistique de l’EVUQTR, assume ses fonctions depuis 2006. Il œuvre en direction chorale depuis la fin des années 1990. Il a été également vice-président à la musique à l’Alliance des chorales du Québec de 2009 à 2012. Pour le récital De glaces et d’espaces, Gilbert Patenaude (directeur des Petits Chanteurs du Mont-Royal et compositeur) a donné aux  pièces connues des arrangements originaux et  renouvelés.)) m’accompagne en interprétant des chansons, entre autres, de Vigneault et de Léveillée entre mes lectures. Le spectacle a été présenté au Québec (2012) et il y aura une tournée dans six villes de France (été 2013) ((Paris, Tours, Caen, Saint-Malo, Angers, Nantes.)). Cette démarche artistique théâtrale constitue un prolongement vital à mes études doctorales puisqu’elle fait naître un lien avec le spectateur et permet de constater la réaction de celui-ci face aux émotions et réflexions propulsées par les mots et la musique. En outre, par un récital, la lecture à haute voix nous fait habiter le langage, lui donne corps, au sens littéral du terme, permet de libérer l’énergie des mots. La sonorité, l’intonation et le rythme ancrent l’attention sur chacun d’eux. La vibration corporelle de la lecture s’empare de l’espace. Il y a le pur plaisir de percevoir l’ébranlement des corps des spectateurs captant tantôt la douleur du froid se détachant d’un texte d’Anne Hébert, tantôt la musique habitée des vastitudes du pays. Une rencontre émerge dans l’acte de lire à haute voix. Délivré de son support matériel, le texte déferle sur tous dans un même temps et s’accorde à la perception directe des individus. Cet art de l’éphémère concentre puissance et fébrilité grâce à l’union entre les êtres, les mots et la musique qui se sont donné rendez-vous en un lieu commun.

Le récital De glaces et d’espaces m’a fait constater à quel point les gens sont atteints lorsqu’ils entendent résonner un langage parlant de nos espaces, de nos hivers et de notre jeune histoire. Dans L’engagement de la parole, Georges Leroux mentionne : « Le poème n’est pas seulement un objet déposé comme une offrande sur la place de la cité, et brillant par sa beauté, il est ce par quoi l’existence même de la cité devient habitation politique » (2005 : 9). Amener Gatien Lapointe et Miron sur la place publique aux côtés des textes de Guyart représente pour moi une modeste façon de poser une petite pierre à cette habitation politique et de participer autant aux réflexions qu’aux émotions devant conduire au pays du Québec. Ainsi, lors du récital, quand je lis les mots suivants de Miron, le langage du poète soutient la pensée et la sensibilité de l’être, lui permet d’éprouver son territoire intime et celui du pays :

je n’ai jamais voyagé
vers autre pays que toi mon pays
un jour j’aurai dit oui à ma naissance
j’aurai du froment dans les yeux
je m’avancerai sur ton sol, ému, ébloui
par la pureté de bête que soulève la neige ((Extrait du poème « Pour mon rapatriement ».))
([1970] 1994 : 74)

     Je crois qu’il faut porter la parole au cœur de la cité, ce que me permet ma démarche artistique. Il n’est d’ailleurs pas anodin de mentionner que les textes de Gaston Miron ont été fréquemment récités par les manifestants, individuellement et en groupe, lors du « printemps érable ». Ce contexte m’a rappelé ces mots de Gérald Godin traduisant les affinités entre discours politiques et poétiques : « Ce par quoi les deux se ressemblent, en fait, c’est en ce que les mots sont les citoyens de la poésie. Innombrables, imprévisibles, vivants, dynamiques, changeants, intraitables et qui, au fond, dominent absolument ceux qui croient s’en servir » (1994 : 83). L’acte poétique doit s’inviter sur la place publique. Surtout ne pas attendre d’y être convié. Ne pas avoir peur de laisser place à la force des mots s’adressant aux émotions et, partant, à l’intelligence. « […] l’attention continue au langage […] », pour reprendre les termes de Pierre Morency (2004 : 8). Être à son écoute bien plus que l’inverse. Et que les discours soient issus du XXIe ou du XVIIe siècle, les deux proviennent d’une même essence, celle de la vie.

Tout mon parcours universitaire et artistique me démontre la nécessité de découdre le clivage entre intellectuels et artistes. L’acte poétique est un geste d’intellectuel et le geste d’intellectuel est un acte poétique tant et aussi longtemps que les deux postures portent en elles des questionnements explorant les aspérités humaines. Dans chacune de nos avancées de travaux scientifiques et de nos expériences artistiques nous devons tendre vers ce monde décloisonné qui attisera un dépassement, voire une inquiétude créative. Nous saurons alors que nous sommes bien vivants et non déjà des êtres chloroformés.

J’estime que notre parole d’artiste-universitaire doit nous placer dans une position bancale nécessaire pour sonder sans cesse la vie et nous mener au cœur d’une vision prônant l’élévation de voix discordantes et libres. Pierre Hébert mentionne qu’il recommencera à respirer lorsque l’université : « […] sera capable de faire rayonner toutes les capacités humaines, au lien de pincer toujours la même corde dans une longue et lassante monodie » (2000 : 365). Espérons que le programme de thèse en recherche-création convergera vers cet objectif en nous permettant de tracer des chemins tortueux forçant des débats, comme l’a proposé ce colloque.

***

Lorsqu’au cœur de soi le poète et l’intellectuel soulèvent une parole afin de casser une langue qui n’est faite que de bois, ce n’est ni l’un ni l’autre que l’on entend mais un seul être accomplissant un acte de vie qui traverse le temps et l’espace avec des mots plus grands que la mort, tels ceux de Fernand Dumont et de son texte La part de l’ombre :

Des mots pour la confuse tendresse
Venus de l’air du temps  toute parole au vent
Brume qui monte du matin de tes membres
Des mots aussi pour la raison
Prisonniers fiévreux de l’esprit vigilant
Des mots qui rampent sous les bancs de brouillard
Se tenant résolus à l’abri de l’exil
(1996a : 190)

Dumont parle-t-il de la raison en se servant de la poésie? Ou serait-ce plutôt l’inverse? Peu importe, puisque « la part de l’ombre » a survécu. Cette ombre que jamais nous ne pourrons étudier, analyser, enfermer entre les murs de la mort et les murs universitaires.

BIBLIOGRAPHIE

BRAULT, Jacques, Chemin faisant : essais, Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », [1975] 1994.

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LEROUX, Georges, « Habiter en poète », dans LEROUX, Georges et Pierre OUELLET [dir.], L’engagement de la parole : politique du poème, Montréal, VLB éditeur, coll.       « Soi et l’autre », 2005, p. 7-26.

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