Ce texte a été écrit sous contraintes dans le cadre de la Tentative d’épuisement d’une œuvre de Riopelle tenue au Musée National des beaux-arts du Québec le 5 avril 2013, pendant la Nuit de la création.

20 h 11. Devant l’Hommage à Rosa Luxemburg. Aucun visiteur. Que des écrivains, des artistes, chacun enfermé dans sa solitude, devant son ordinateur ou son carnet, sauf ceux de l’autre côté qui discutent encore – qui n’ont pas oublié comment être en société.

Un jeu d’acétates qui connaîtra peut-être un drôle de succès, peut-être pas.

Cassie m’apporte un transparent en guise de défi. « Chante Marie-Mai! » qu’on peut y lire. À moi de superposer cela à ces oies, à ces taches blanches parfois crucifiées sur l’autel de l’art contemporain.

 

20 h 16. Je n’en sais que trop peu sur l’œuvre. Hommage à Rosa Luxemburg peint pour rendre hommage à Joan Mitchell. J’ai résisté à la tentation de savoir. De comprendre. Rosa Luxemburg. Joan Mitchell. L’amour. Le socialisme. L’Amérique. Je ne lirai pas ce que les murs tentent de m’apprendre.

 

« Maintenant, Brunswick, vous allez me décrire, avec le plus de précision possible, ce que vous voyez. Je veux tout savoir sur ce qui se trouve devant nous, tout, je veux qu’aucun détail ne m’échappe. »

C’est Stern, le professeur aveugle du roman Cette pâle immensité de Kateri Lemmens, qui s’adresse ainsi à son secrétaire particulier, Brunswick, alors qu’ils sont tous deux assis devant ce qu’on s’imagine être l’Hommage, devant ce Riopelle que nous tentons d’épuiser ce soir.

 

Les détails ne sont pas les mêmes selon l’angle, le regard. Je ne m’exprime que par clichés.

 

 

20 h 55. Plusieurs conversations plus tard, je n’ai pas l’impression d’avoir épuisé quoi que ce soit.

Du coin de l’œil, une girafe bleue. Mais c’est une oie, bien sûr.

Des souvenirs de Berlin, des murales et graffitis le long de la Spree. East Side Gallery, entre Ostbahnhof et l’Oberbaumbrücke.

 

« Regardez, regardez la peinture comme vous regarderiez le monde si c’était la première fois que vous l’aperceviez. » C’est encore Stern qui parle à Brunswick.

 

21 h 12.

 

 

21 h 17. Il y a ces deux gars qui rigolent devant une oie, grise celle-là, l’oie qui arbore un cœur troué d’une flèche, comme si elle n’était rien de plus qu’un module de jeu sur lequel des enfants se seraient manifestés avec un vieux crayon. Un soleil jaune à droite. La tête qui éclate, le sang est blanc et fait contraste sur le noir et le brun de la toile.

 

21 h 22. Marie-Ève Muller qui passe pour nous demander si on a vu son caméléon. Il aurait volé du cassis. (Ce soir, c’est la Nuit de la création.) Elle me félicite pour la parution de mon roman. Je la félicite pour sa promotion. Shérif. Confusion. Ana éclate de rire. 2 minutes plus tard, nous sommes encore en train de rigoler.

 

Shérif Muller. Dessin de Benoit Laflamme.

Shérif Muller. Dessin de Benoit Laflamme.

 

 

21 h 26. Je relis Perec : « Mon propos dans les pages qui suivent a plutôt été de décrire le reste : ce que l’on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages. »

Ici, il se passe trop de choses.

 

21 h 29. Au centre du premier panneau, les stigmates des oies blanches trouées : les ailes, le cou, la tête. Boucherie.

 

 

 

21 h 36. Un acétate à superposer à la toile. Des rayures comme une cicatrice, une plaie mal cousue, des furoncles. Rouges comme le sang. La violence qui est partout, mais qui ne m’atteint que si je prends le temps d’être seul. Sinon c’est l’euphorie, les conversations tout autour, le plaisir de m’astreindre à un exercice difficile et obscène.

 

21 h 40. Sur le troisième panneau que je ne vois pas d’où je suis, l’oie que l’on a le plus souvent vue, celle qui ne s’oublie pas, marquée d’un trait rouge. Les « bras » ouverts, les ailes déployées, comme si elle promettait une drôle de paix – la paix de qui a accepté la mort.

 

21 h 49. Il a fallu que je me déplace pour la confronter. Lui soutirer quelque chose de plus que ce que le souvenir m’offrait :

–       le givre en filigrane;

–       comme un médaillon;

–       les ailes trop grandes pour l’espace attribué;

–       les clous, le frimas, la glace – celle qui peut trouer la peau;

–       les fougères;

–       comme une sorte de chat tout en bas, surpris au milieu d’un bond.

 

Plus loin :

–       un gant de vaisselle rose;

–       les oies tête en bas, celles qui plongent;

–       un dialogue entre la vie et la mort;

–       les paillettes;

–       tout au fond à gauche un quartier de melon d’eau.

 

21 h 55. C’est un poisson ou une sirène?

 

22 h 00.Tentative de me faire dévier. David m’apporte un acétate avec un homme qui a « un nez libidineux ». Je le superpose aux oies qui tentent de s’envoler. Discontinuité entre le style et la matière.

 

 

22 h 18. « Jean-Paul Riopelle, né à Montréal, Québec, le 7 octobre 1923 et mort à Saint-Antoine-de-l’Isle-aux-Grues, le 12 mars 2002, est un peintre, graveur et sculpteur canadien. » Selon Wikipedia.

 

 

22 h 27. Lu un passage complet de Perec au micro. Indifférence totale. Le passant n’est intéressé que par le spectacle. La fille en bobettes couchée sur une table. Le gars en leggings mauves qui sautille dans la rotonde. La littérature demande du temps, de la concentration, une attention qu’on ne veut pas nécessairement déployer.

 

 

22 h 40. On comprend qu’il ne peut y avoir de fenêtres, pour protéger les œuvres. Mais le musée finit par étouffer.

 

22 h 42. Ce que j’épuise finalement, c’est mon regard et non l’œuvre.

 

 

22 h 42. Regarder l’écrivain au travail n’est au final pas si intéressant que ça. On s’imagine alors ce que ce serait que d’assister au mouvement du peintre. Amplitude du geste.

 

22 h 48. Une envie folle de combattre l’apathie par la lecture à voix haute d’une grande œuvre. Que personne ne m’écoute m’importe peu. La littérature comme acte de résistance.

 

 

 

 

23 h 04. Avec Aimée j’en arrive au constat que je me mets beaucoup trop en scène. Je n’arrive pas, comme Perec, à substituer à ma subjectivité un regard d’observateur inactif. Je suis fasciné par le froid, l’absence d’émotion, la description de ce que l’œil voit tout simplement.

 

Sébastien m’apporte un acétate. « La pure expression est violence. » Une oie, tête en bas, comme chez le boucher. Du dripping au crayon de feutre.

–       La violence des couleurs;

–       la violence du geste, et celle du pinceau;

–       la violence du propos, de la guerre, des révolutions.

D’un côté le brun oppressant, puis la couleur qui s’invite tout à coup. Je ne sais trop si on doit y lire une histoire, une progression. Je ne sais rien en fait et je suis exposé à tout un monde d’ignorance.

 

23 h 14.

 

 

23 h 16. Je ne regarde rien. Ariane et Catherine devant moi, l’une avec un chandail rouge, l’autre avec une jupe rouge. Les cheveux bruns, longs. Nature morte : la concentration.

William et Sébastien parlent de Nietzsche, de finitude. Aimée nous rejoint de ce côté-ci de la salle. Le gardien fait sa ronde. Duke Ellington sous la télé. Twitter. Peu de visiteurs. Un garçon en pantalons blancs bâille. Il disparaît.

 

23 h 18. Louis-Augustin est encore au travail.

 

23 h 19. Un débat. L’oiseau brun, celui qui n’a pas l’air mort, existe-t-il vraiment?

 

23 h 22. Est-ce qu’à 1h00 du mat’ il sera possible de manger quelque part pas trop loin? Des patates frites sur la Grande-Allée.

 

La salle est pratiquement vide. Nous sommes 5 : Aimée, Louis-Augustin, Catherine, Ariane et moi. Je n’épuise rien. Aimée fait des haïkus. Louis-Augustin observe, se promène, écrit. Catherine et Ariane semblent concentrées. Ana et David reviennent en bâillant. Ils dormaient dans une cellule. On a cru qu’ils faisaient une performance. Ils se sont fait toucher, verser de l’eau dans les oreilles, enfermer puis libérer par une vieille dame. Ici, il ne se passe rien. On parle de frites, d’œufs, j’ai faim, le jazz dans une grande pièce vide sonne faux, comme s’il n’était pas là à sa place. Riopelle.

 

23 h 29.

 

 

23 h 34. Une chaise. Personne. Une bouteille de jus de légume, vide.

Des bruits comme si nous étions dans un gymnase. L’art est un spectacle. Un divertissement.

Derrière moi on parle de christianisme. Du bonheur. De la société. Devant moi on rigole, ou on se questionne sur les tarifs du stationnement.

 

23 h 41. Wu-Tang Clan.

Doit-on féminiser la profession de shérif?

 

Il est minuit moins le quart.

 

 

 

Crachoir de Flaubert ‏@lecrachoir

RT @meme_aimee « Les gens pensent que l’art, c’t’un spectacle qui divertit. Fuck you, c’pas ça pantoute. » Pierre-Luc du @lecrachoir #riopelle