Dany Laferrière
Journal d’un écrivain en pyjama
Montréal, Mémoire d’encrier, 2013.

On est écrivain avant même d’écrire la première phrase du premier livre – si ce n’est pas le cas, il y a un problème.

Dany Laferrière

Journal d’un écrivain en pyjama

 

On a déjà connu un Laferrière de meilleure humeur, au rire plus constant et au ton moins sentencieux. Parce qu’il est vrai qu’à donner ainsi ses instructions aux postulants de l’écriture, il grogne parfois, d’abord sur ces lecteurs qui ne lisent pas vraiment, ensuite sur ces auteurs qui ne lisent pas du tout et enfin sur ce qu’on veut faire de l’écrivain dans cette société. Bien sûr, il tâche de désamorcer la chose dans ses premières lignes; il y a là une modestie dont ne s’embarrassent pas tous les auteurs qui se prêtent à ce jeu de conseils aux jeunes romanciers :

[blocktext align= »gauche »]En fait, je me parle. Je me donne des conseils qui ne me sont plus nécessaires, étant déjà assez enfoncé dans le tunnel. […] Mais si vous vous trouvez à l’entrée d’un tel tunnel, alors emportez avec vous ce petit manuel. Il ne vous servira à rien si vous avez du talent, et il ne fera que vous retenir inutilement si vous n’en avez pas, mais emportez-le pour n’avoir pas à l’écrire plus tard. Une corvée de moins. (JEP : 22)[/blocktext]

Peut-être est-ce le topos de l’exercice qui veut ça, mais Laferrière prend soin de disperser dans son journal – ce n’est pas un manuel – ici et là des conseils pratiques, des évidences, de la vraie poutine dans le genre : le narrateur n’est pas l’auteur (JEP : 39), comment fuir la page blanche (JEP : 42), la place du paysage (JEP : 51), la place des idées dans le roman (JEP : 56), et ainsi de suite jusqu’à la fin. On y apprend toutes les bricoles d’un art romanesque, avec, en creux, la conscience – enfin, espérons-le – qu’il s’agit d’un texte de Laferrière, que c’est donc, qu’importe ce que ça signifie, lafferiérisant.

En ce sens, il y a davantage à dire des prises de positions plus tranchantes qui se profilent dans cet essai. Notamment, lorsque Laferrière parle du rythme, il semble difficile de ne pas lire un pied de nez à Mark Fisher, qui, comme chacun sait, déverse sa bile sur la moindre prétention stylistique. Il nous dit, Laferrière : « Si t’es à côté du beat, t’es mort. Chez un bon écrivain, il y a du rythme même dans les textes les plus gris. Il suffit de prêter l’oreille. » (JEP : 36) Aussi, il pose rapidement ses réserves devant certaines pratiques. Toutes les aventures de l’écriture n’ont pas, pour lui, le même lustre :

[blocktext align= »gauche »]Certains écrivains préfèrent un narrateur distant qui regarde les personnages s’agiter comme des pantins, ce genre de narrateur proche de cette voix désincarnée que l’on trouve dans les romans objectifs de l’avant-garde littéraire. Comme si on avait placé, dans un angle de la pièce, une caméra qui capte tout ce qui traverse son champ de vision. Il arrive parfois que même l’auteur de ces romans en granite s’impatiente de voir son narrateur passer tout le livre à se demander s’il devrait quitter la fenêtre pour aller se faire un café. (JEP : 41)[/blocktext]

Il paraît bien facile de lire ici du dédain devant ces sortes d’avant-garde, ces romans de granite, cérébraux – on le devine –, qui ennuient jusqu’à leur auteur. Avec la petite référence au café, on voit sourdre cette critique de Pierre de Boisdeffre adressée à Alain Robbe-Grillet, sous le titre célèbre, La cafetière est sur la table. Ce discours est fréquent : les écrivains « populaires » entretiennent l’idée que les romans difficiles embêtent leurs lecteurs, comme si Les gommes, on ne les aimait que pour se donner un peu de lustre. Vraiment, il faut savoir d’où parle Laferrière lorsqu’il traite d’écriture. C’est un écrivain qui ne fait pas de l’exigence littéraire – lire ici : exigence qu’on adresse au lecteur –  son alma mater :

[blocktext align= »gauche »]Le lecteur ne tarde pas à fermer un livre s’il sent que l’écrivain est moins vif que lui. Mais en même temps, si on va trop vite, on risque aussi de le semer. Trouver le bon rythme qui permet de marcher ensemble sans que l’un ou l’autre se fatigue. (JEP : 237)[/blocktext]

Pour Laferrière, la littérature est une promenade dans les champs qui demande de s’adapter aux vieillards cardiaques comme aux marathoniens aguerris. Or ces promenades-là amusent davantage les vieillards cardiaques que les marathoniens, d’habitude, mais ce n’est pas plus mal puisque les premiers, force est de l’avouer, sont plus nombreux que les seconds.

Ses réflexions les plus enrichissantes, il les sert au sujet de la lecture. On sent que dort là quelque polémique – ils sont nombreux ces écrivains qui se drapent dans une sorte de virginité, promettant à demi-mot qu’ils ne lisent rien lorsqu’ils écrivent, comme si dans le lit de la littérature, on était condamné à une seule position à la fois. Laferrière l’énonce ainsi :

[blocktext align= »gauche »]Certains écrivains regardent leur bibliothèque avec une certaine méfiance dès qu’ils entament l’écriture d’un roman. Ils ont peur de réécrire d’une façon ou d’une autre l’histoire qu’ils viennent de lire. Ils croient souffrir de mimétisme. Une vraie panique. Mais quand on sait que c’est la même histoire (avec quelques variantes) qu’on raconte depuis le début de l’écriture, il ne faut pas s’étonner des redites. (JEP : 76)[/blocktext]

Or, après avoir encouragé les orgies de lecture – citant Borges en exemple –, il se fait quand même plus précis dans ses propositions : « Je conseille à tout jeune écrivain de lire surtout des classiques, tout en restant attentif à ce qui s’écrit dans son époque. C’est la seule façon de former son goût » (JEP : 77). On comprend qu’il y a avec l’époque une influence un peu malsaine, comme si « l’air du temps » était plus viciée que celle qui, jusqu’à nous, traversa ce même temps. Cela, il faut le dire, se colle bien à son avertissement, volontiers craintif face aux écoles, mouvements et réseaux :

[blocktext align= »gauche »]En un mot, certains travaillent pendant que d’autres croient qu’en fréquentant le milieu littéraire, ils finiront par s’infiltrer dans un réseau qui leur permettra de monter en grade. Peut-être, mais je ne connais aucun éditeur qui refuserait un bon manuscrit […]. Un écrivain n’a pas besoin de connaître trop de gens […]. Il se doit même de protéger son côté sauvage. (JEP : 46)[/blocktext]

Il y a certes de la vertu dans cette remarque : c’est l’histoire de l’écrivain embourgeoisé contre l’écrivain authentique, c’est le scénario qui mène à l’échec de Lucien de Rubempré, c’est l’écrivain de Sous le soleil de Satan, cette réplique d’Anatole France, dont se gausse la narration de Bernanos dans ses dernières lignes. Ça sert aussi à Laferrière à se décrasser de cette image télégénique, de l’écrivain de la télévision qu’on connaît davantage de nos jours que la crinière bicolore de Marie Laberge. « En littérature, il nous dit, on mord toujours la main qui nous nourrit. » (JEP : 69) C’est vrai qu’il mord la littérature contemporaine, mais parfois il y va un peu plus fort : « Je suis allé m’acheter une bonne vingtaine de bouquins de ces écrivains de l’Antiquité (ils coûtent moins cher que les autres; les mauvais livres coûtent toujours trop cher) » (JEP : 78). Ce lieu commun – les auteurs contemporains sont médiocres, les anciens sont géniaux – apparaît, il faut bien le conclure, tout au long de cet essai. Parce que Dany Laferrière est un Ancien – au sens de Boileau. Il verse dans les lectures antiques, questionne les prétentions de l’originalité, les entourloupes formelles, conseille de jouer du pastiche, de réécrire les classiques, de les suivre au pas. Là se trouve toute la cohérence de sa démarche : sacrifier le présent à la littérature, faire du contexte de son écriture la bibliothèque de Babel, ouverte à nous en tout temps. D’où son insistance contre les indigents lecteurs : « La plupart des écrivains n’aiment pas lire, comme la plupart des marins ne savent pas nager. » (JEP : 205) Le non-sens résumé par une formule lapidaire : noyez-vous, écrivailleurs, dans les eaux de votre ignorance.

Le Journal d’un écrivain en pyjama raconte surtout l’histoire d’un écrivain qui a eu du succès, qui ne sait s’il doit s’en excuser ou en faire un exemplum; Laferrière raconte la réception de ses romans, ses moments de doutes, ses épiphanies nocturnes. Et avec une générosité mâtinée d’allusions qui rappellent qu’on a devant soi un Grandécrivain, il laisse entrevoir la possibilité que ce soit nous, ce succès – et aussi que le succès ne vaut que dalle. Parce que le Grandécrivain n’a rien de plus que nous tous : « Je ne sais plus quoi vous dire de plus que vous ne sachiez déjà, ni que vous ne sauriez un jour par vous-même. » (JEP : 309)


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

Dany Laferrière, Journal d’un écrivain en pyjama, Montréal, Mémoire d’encrier, 2013.