Un homme marche sur le trottoir. La veille, seul, il a regardé un film en noir et blanc, une vieillerie impressionniste où les bateaux volent et les gens dansent au ralenti. Il marche et il imagine le toit des édifices se détacher, la pluie tomber de la terre vers le ciel, les enfants guider leurs parents par la main. Un chat se promène en équilibre sur une gouttière, lui lance un regard, l’invite à le rejoindre. L’homme marche, ses pieds bien ancrés au béton, sa tête flottant entre les maisons.

 

Il touche le sol comme il parcourait de la main le dos de sa douce. Avec délicatesse, sans précipitation, il dépose chaque pas, du talon aux orteils. Il aime ce mouvement chaloupé. Un peu plus et il s’allongerait sur le sol, le ventre dans l’eau de pluie, la joue collée à la surface grise du trottoir, juste pour se sentir vivant, juste pour se sentir un peu. Mais il marche. Et il ne s’arrêtera pas avant d’être rendu.

 

Il glisse la main dans la poche de son veston, y découvre un trou, l’agrandit jusqu’à pouvoir y passer tous ses doigts. Sous la toile de son pantalon, le mouvement continu de sa hanche lui rappelle le mécanisme d’une horloge. Sa crête iliaque paraît encore plus saillante qu’hier. La présence de ses os lui donne du courage. Dans son autre poche, il saisit un mouchoir, y respire une dernière fois le parfum de sa femme, le laisse tomber puis flotter vers les égouts.

 

Il passe devant l’église, la poste, le stationnement. Il observe chaque piéton, l’expression des visages, la lourdeur des traits, l’agitation des mains. Ça et là, un enfant. Le quartier grouille d’âmes affairées. Il accélère soudain, trop de gens pour si peu d’espace. Il lève les yeux, un oiseau passe. Pris d’un vertige, il titube, mais garde les yeux accrochés au grand héron qui étire son vol vers l’horizon. L’espace d’un instant, il en oublie sa destination, le froid sur son visage, le poids sur ses épaules. L’homme a découvert un trou dans les nuages, entre le clocher de l’église et la tour à bureaux.

 

Le va-et-vient de sa respiration, immuable dans son corps en marche, le ramène à la maison, déjà loin derrière. Chaque pas lui procure une impression de puissance, de libération. En sortant, il a laissé la porte grande ouverte, tout comme les rideaux, les fenêtres. Que l’air circule, que la vie entre! Empli par ce souffle, il ferme les paupières, se laisse surprendre par quelques rayons de soleil, les boit jusqu’à plus soif… La pluie s’évapore dans des odeurs de terre. Le sol semble plus meuble tout à coup et l’homme s’imagine pieds nus, la tête dans la lumière, l’âme au chaud.

 

Il glisse à nouveau la main dans son manteau, y fait sonner une douille de fusil contre trois cailloux… Une pierre pour sa belle, une pour lui-même, une autre pour leur union. Recomposé dans sa paume, son couple tinte à la cadence de ses enjambées. Et si chaque passant laissait aussi s’échapper sa propre musique? L’homme s’invente une symphonie, ponctuée des klaxons de la circulation. Avant la fin du jour, il sera rendu à bon port.

 

Il a laissé sa ceinture sur leur lit, recouvert avec douceur le matelas avant de descendre au rez-de-chaussée. Il n’aura pas eu le temps de réparer le robinet de la cuisine, mais il a tondu la pelouse, rangé les chaises de jardin, mis la voiture au garage. Depuis ce matin, il ne s’est pas arrêté. Sans cesse il a enchaîné les pas, il est devenu cette marche. Ce mouvement est sa substance, sa seule raison d’aller de l’avant. Il a l’impression qu’il grandit, que sa tête s’allège, que ses cheveux poussent et que ses bras s’allongent. L’air autour de lui crée une onde souple dans son sillage. Il se surprend à danser parmi les flaques d’eau.

 

Plus il marche, plus ses sens s’affinent, alors que son esprit, lui, fantasme. Dans sa tête, comme dans une toile de Chagall, les gens s’enlacent et flottent au-dessus des maisons. On joue de la trompette sur les branches des arbres, le ciel se pare de jaune, de vert… Les fenêtres se liquéfient, les chats chantent, l’hôtel prend feu, toutes ces images se bousculent en lui et rendent sa démarche encore plus surnaturelle. Ses yeux brillent alors que sa bouche s’entrouvre et laisse deviner un sourire. Ce matin, il a commencé à inventer sa vie.

 

À cette idée, il s’enthousiasme, se met à courir, à sauter! Comme dans le rêve qu’il refait toutes les nuits, chaque bond le laisse suspendu dans les airs un peu plus longtemps. Il se soustrait à la gravité et dans sa poitrine s’ouvre un espace inouï. Il frôle les lampadaires et peine à redescendre tant chaque envolée le porte plus haut. De l’envergure de ses bras, il embrasse toute la ville, allant jusqu’à effleurer le rivage de la mer qui s’ouvre au loin. Les pans de son trench-coat ballottent au vent et leur claquement se mêle aux battements d’ailes des pigeons de la grand-place. L’homme ne s’arrêtera pas pour boire à la fontaine, comme il avait l’habitude de le faire avec elle. Le sang circule si fort dans son corps que rien ne peut plus stopper son élan.

 

Un mantra se met à tourner dans sa tête et il dénoue son écharpe rouge, l’agrippe par une extrémité et la laisse glisser derrière lui. Queue ondulante, elle insuffle à l’homme un élan sauvage. Il se met à chanter d’une voix pleine de râlements, fouette son foulard sur la route, alors qu’il franchit les pâtés de maisons menant au marais salant. Le héron, posé un moment, l’observe avant de reprendre son envol. L’homme se dévêt de son manteau, laisse tomber dans les eaux une pierre, puis deux, puis trois. Au creux de sa paume ne subsiste que la cartouche vide.

 

Ses pieds s’enfoncent dans la vase et c’est avec vigueur qu’il poursuit son avancée. Une horde d’insectes tourbillonne autour de son crâne en sueur, bourdonnements et sons gutturaux s’entremêlent, se relancent. Ses poumons prennent de l’expansion, son diaphragme se déploie telle une méduse affamée. Plusieurs mètres déjà que ses pieds ont glissé hors de ses chaussures, abandonnées entre les joncs marins. L’homme montre les dents, en appétit pour le large qui point avec de plus en plus de clarté. Torse nu, le pantalon trempé jusqu’aux cuisses, il éprouve un plaisir vif lorsque le sel de l’eau pique son épiderme. Il porte à sa gueule le projectile. Son souffle rauque passe au travers de la douille et se change en sifflement. Il aime le goût du métal sur sa langue, et des filets de salive coulent jusque dans le poil de sa poitrine. Pris de peur, des dizaines de pluviers sortent des herbes et s’enfuient.

 

Il passe enfin du marais à la plage, trébuche et se met à culbuter dans le sable. Sa peau moite devient papier d’émeri, et il pousse un chant mêlé de cris et de geignements. Mille serpents envahissent ses veines et ses muscles se gonflent jusqu’à fendre son épiderme. La couleur de la mer change sans cesse, passant du rouge au pourpre à l’orangé. Il peine à garder les yeux ouverts tant la lumière du soleil entre sans entrave dans ses pupilles. Son cœur cogne à faire exploser ses tempes. Il plonge les mains dans le sol, creuse, creuse. Un nuage se forme autour de lui à mesure qu’il s’enfonce dans le rivage.

 

Il se love dans la fraîcheur de la cavité et commence à se recouvrir du sable encore chaud. Un groupe de pélicans plane si près de son nid qu’il entend le froissement de leurs ailes. Avec patience, poignée après poignée, il ensevelit ses cuisses, son sexe, son ventre. Le poids de la matière sur son corps l’apaise. Jamais il n’a autant existé.

 

 

***

 

 

L’homme rêve que l’océan recrache le corps de sa femme, déposé là dans sa sépulture marine par ses propres mains, comme elle l’avait souhaité. Ce corps qu’elle avait troué d’une balle en plein cœur. Sur la rive neuve, il la voit reprendre vie, se redresser. Ses seins pointent vers les vagues alors que ses pieds s’impriment sur le sable humide. De longues minutes, elle hume la bruine et le parfum des embruns. Puis, les yeux fermés, elle avance vers lui, se laisse guider par son souffle qui se mêle au grondement du large. Elle s’approche et s’accroupit pour sentir son haleine, parcourt des doigts son visage qui émerge du sable. Sans ouvrir les yeux, elle s’allonge sur lui. Avec la mer, avec elle, il respire enfin.

 

 

 

 

Le titre a été tiré de À l’heure du loup de Pierre Morency.