Suzanne Jacob
La bulle d'encre
Montréal, Boréal, Boréal Compact, 2001.

Suzanne Jacob l’annonce d’emblée : ce qu’elle entend écrire, dans son essai La bulle d’encre, n’est en aucun cas une ligne droite, mais un zigzag, un labyrinthe, une route de pierrailles jonchée d’obstacles. La réflexion qu’elle amorce, pour répondre à la question du discernement de l’écrivain (comment l’écrivain sait si ce qu’il écrit est bon ou mauvais, comment fait-il le tri, etc.), est un cheval fou duquel on devra, pour se rendre au bout du chemin, tenir fermement la bride :

[blocktext align= »gauche »]On tiendra et on suivra des fils qui échapperont, qui fuiront, qui s’effilocheront, qui se perdront sous la surface des mots pour aller prendre racine dans d’autres livres, dans d’autres mots, dans d’autres souffles. On dira ce qui a déjà été dit, on se répètera. On s’irritera, on se fâchera, on laissera tout tomber. On remettra la question toujours intacte à plus tard pour aller lire ou écrire un roman ou une nouvelle, un poème. On se taira. On regardera le fond des verres. On frissonnera. On attendra la visite du peintre. (BE : 10-11)[/blocktext]

Pourtant, il y a quelque chose de limpide dans La bulle d’encre, une sorte de clarté de la pensée qui, quoiqu’exigeante, semble naturelle, sentie, maîtrisée. Partant des origines de la création (l’auteur lui-même), Jacob propose d’abord de se détacher de l’écriture du livre pour se concentrer sur l’écriture du monde. L’enfant qui naît découvre son premier récit, le « récit du lait », récit où tout tient ensemble, où la mère interprète, décode, lit les respirations, pleurs et expressions de l’enfant. Le premier texte à lire, en ce sens, et à écrire, est le texte-visage. La mère devient la première lectrice, et l’enfant, déjà, est écrivain. En vieillissant, alors qu’on lui accorde une voix, une langue, l’enfant se récite le monde, le découvre par le biais des mots : « La lecture ne commence pas avec le livre, sauf si on dit ceci : le monde est un livre qui espère de chaque naissance qu’elle ajoute une page à son histoire. » (BE : 18) L’idée fondatrice de Suzanne Jacob est celle-ci : avant d’écrire, l’auteur est. Son élan d’écrire « s’élabore en tout premier lieu à l’intérieur même du travail de lecture et de synthèse que chacun effectue dès sa naissance pour survivre » (BE : 31). Le discernement fait partie de son quotidien. Il lit le monde, le perçoit, l’analyse, l’interprète, le découpe en morceaux de sens, biffe, recommence, reconstruit et réaménage le monde.

Toutefois, dans une société dont le fonctionnement repose sur l’entendu, apprendre à être, c’est apprendre à accepter les consensus sociaux. En ce sens, l’art sert à « ouvrir les espaces », à nous détacher d’une image uniformisée du monde pour percevoir l’autre, l’autrement. La bulle d’encre est traversée de cette envie de s’ouvrir à l’autre. Suzanne Jacob présente la littérature comme un moyen d’éveiller les possibles. Les « fictions dominantes » (idéologies politiques, religions et phénomènes médiatiques) mettent à l’avant-plan des faits qu’elles présentent comme inébranlables. Le livre, lui, cherche à montrer que les faits « peuvent être les faits, peuvent ne pas être les faits, qu’ils deviennent des faits au moment où un récit les donne à voir comme des faits » (BE : 45). La littérature permet une lecture différente du monde réel. Dans cette perspective, la littérature n’est plus une affaire de vécu, mais de liberté par rapport à ce vécu. Ainsi, Suzanne Jacob dénonce la mystification de l’auteur à travers l’image qu’il projette :

[blocktext align= »gauche »]Les coureurs de potins planétaires cherchent à faire croire que la littérature est un déguisement du vécu. […] Cette domination du vécu fait apparaître la littérature comme une énorme masse de témoignages biographiques travestis par un style. Le style, la voix du texte, ne serait plus ici que la manière qu’aurait l’auteur de dissimuler que c’est bien son vécu qui est vécu. La littérature serait une entreprise de confidence ou de confession générale contemporaine où chacun exhiberait le tricot de son vécu dans l’attente d’une absolution thérapeutique. Et quand la psychologie des variétés rapplique pour appuyer la manœuvre, l’écrivain n’a plus qu’à se rendre et tout avouer. C’est tout ce qu’on lui demande. (BE : 46) [/blocktext]

Dans le même ordre d’idées, le travail de l’écrivain, pour Suzanne Jacob, ne repose pas plus sur le vécu que sur l’imagination. L’imagination sert à imaginer, point barre. On ne peut pas imaginer un récit. Le récit se vit au moment même où il se raconte. C’est pourquoi l’auteur doit faire taire sa propre voix pour faire émerger la voix du livre. Il doit chasser l’intrus, celui qui cherche à « dire quelque chose ». Il doit voir et entendre le livre, comme le pianiste voit et entend la partition avant même de la jouer. C’est à ceci que tiennent ses choix. La musique du texte l’habite, il l’a entendue. Selon que la musique produite soit semblable ou non à cette musique entendue, il rature, efface, sauvegarde, détruit.

Ainsi, pour Suzanne Jacob, le discernement de l’écrivain se construit sur la base de « ce qui aurait dû être fait », et non de « ce qu’on essaie de dire ». Parce que l’écrivain ne peut ni entendre ni connaître sa propre voix. Au mieux, il l’imite, la calque, la reproduit tant bien que mal. À l’opposé, le texte ne peut avoir accès au moi intime de celui qui l’écrit. L’auteur est envisagé comme un être collectif. Il a grandi dans une langue étrangère, sa propre langue, qui repose sur une multiplicité de consensus. Il est étranger aux outils qu’il emploie. Le texte, pour être texte, doit le dépasser. À l’exemple de la partition musicale, il doit être entendu avant d’être joué. Le livre de Suzanne Jacob, dans toute sa liberté, sa poésie, son humanité, laisse planer en nous l’idée que l’écrivain n’a pas à défendre ses opinions plus que n’importe qui d’autre, qu’il n’a pas à se livrer. La littérature a un devoir, un seul, qui est celui de nous rappeler que nous sommes libres.

            Cette liberté dont Jacob fait état se ressent dans l’écriture même de La bulle d’encre. Ainsi, il faudra admettre qu’on se perd, par moments, dans la pensée éparpillée de Jacob. C’est surtout lorsqu’elle aborde les œuvres d’autres écrivains (Victor Lévy-Beaulieu et Hermann Broch) que le fil du sens se réduit. Alors qu’elle s’efforce de résumer le parcours de l’écrivain dans Monsieur Melville (Lévy-Beaulieu) et La mort de Virgile (Broch), Jacob peine à rattacher les idées qu’elle lance à sa question principale. Les idées sont encore là (la question de l’enseignement de la création, qui peine à traduire  l’ « étrangéité » de la langue, par exemple), mais le lien n’est pas fait avec ceux qu’elle exemplifie. Dans la dernière partie, la confrontation entre une écrivaine et un technicien amène la question de la transmission des histoires. Pourquoi raconte-t-on, et surtout pourquoi par écrit? On sortira de La bulle d’encre ému, la curiosité éveillée, mais quelque peu confus quant au discernement de l’écrivain. Comme elle l’annonçait, Suzanne Jacob « laisse peut-être intacte » la question qu’elle abordait, mais elle pose en chemin quelques petits cailloux qui pourront nous aider à y répondre. Fine pédagogue, elle part de la question du discernement de l’écrivain pour mener le lecteur à questionner sa propre liberté, son propre discernement.


 

[heading style= »subheader »] Bibliographie[/heading]

JACOB, Suzanne, La bulle d’encre, Montréal, Boréal, Boréal Compact, 2001.