Michel Butor
Essais sur le roman
Paris, Gallimard (Tel), 1992 [1969].

Dans son ouvrage intitulé Essais sur le roman (1969), Michel Butor dresse un portrait à la fois très large et particulier du roman; il prend pour point de départ le rôle des récits dans notre quotidien pour en venir à la proposition de techniques d’écriture bien précises. Il convoque sa propre pratique d’écrivain sans toutefois occulter l’importance de la critique et du lectorat, sans lesquels l’aventure romanesque ne saurait véritablement advenir. À travers la lecture des essais qui constituent le recueil, nous pouvons suivre les différents temps de la réflexion de Butor sur l’écriture, mais aussi sur la sienne, particulièrement en ce qui concerne l’essai, la poésie et, bien entendu, le roman. L’auteur semble vouloir épuiser la question romanesque alors qu’il traite avec une grande minutie de différents aspects de l’œuvre.

Le premier des treize textes qui composent l’ouvrage, « Le roman comme recherche », constitue une intéressante entrée en matière pour comprendre l’omniprésence du roman dans nos vies. Michel Butor formule comme prémisse que les récits font partie intégrante de l’existence humaine, ce qui recoupe nécessairement l’idée de roman. L’essayiste marque une distinction entre les récits inventés, c’est-à-dire la « littérature fantastique, [les] mythes [et les] contes » (Butor, 1992 : 8), et ceux qui visent à traduire une apparence de réalité, qu’il regroupe sous l’appellation « roman ». Butor accorde d’ailleurs une importance particulière à la question de la représentation de la réalité qu’il développe dans des paragraphes portant sur la recherche formelle. L’auteur postule que « des formes nouvelles révéleront dans la réalité des choses nouvelles [et,] [i]nversement, à des réalités différentes correspondent des formes de récit différentes » (10). Toutefois, de ces considérations découle une limite de la forme romanesque, alors que celle-ci évolue nécessairement moins rapidement que les nouveaux rapports au monde, d’où émane un « malaise » (10). Michel Butor attribue ainsi trois rôles distincts à la recherche formelle pour se sortir de cet écart dérangeant : la dénonciation, l’exploration et l’adaptation à la conscience que nous avons du réel. Dans la dernière partie du texte, l’essayiste énonce certains impératifs du genre du roman, à commencer par l’adéquation entre les formes et la réalité ainsi que la recherche d’unité, puisque « [l]e roman tend naturellement et il doit tendre à sa propre élucidation » (13). Il s’agit donc de privilégier une certaine cohérence au niveau de la création romanesque.

Dans « Intervention à Royaumont », Butor explique ce qui l’a mené au roman, genre qu’il privilégie alors, puisqu’il permet d’allier la philosophie et son besoin de clarté à la poésie et son côté irrationnel. L’écrivain va même jusqu’à affirmer qu’il n’existe pas de forme littéraire plus forte que celle du roman, ce qui tranche à mon avis avec le reste de l’essai, où l’on sent une réflexion plus mûrie. Michel Butor ne place pas le romancier sur un piédestal et il lui confère un rôle presque passif dans le processus d’écriture : « [i]l y a une certaine matière qui veut se dire; et en un sens ce n’est pas le romancier qui fait le roman, c’est le roman qui se fait tout seul » (18). Je trouve problématique qu’un texte portant sur l’écriture romanesque traduise un semblable « désengagement » de l’auteur, qui ne sait « ce qui se passe dans un livre [et qui] ne devien[t] capable de le résumer à peu près, qu’une fois qu’il est terminé » (19).

Dans l’essai « Le roman et la poésie », l’essayiste poursuit sur la même lancée que dans « Intervention à Royaumont », à savoir sur sa préférence marquée pour le roman au détriment de la poésie : dans les quatre années qui séparent la publication des deux textes (1960 et 1964), la réflexion de l’auteur sur les genres littéraires ne semble pas avoir évolué. En outre, Butor revient sur la prémisse qu’il énonce dans « Le roman comme recherche » alors qu’il étoffe sa réflexion sur les différents récits qui ont cours dans nos existences, mais il marque ici une distinction entre les récits de la vie quotidienne et ceux qui relèvent de la fiction. Il affirme que les premiers ne doivent pas être conservés, puisqu’ils sont très nombreux, se succèdent et s’oublient à un rythme effarant, par opposition aux seconds, dont la raison d’être est d’assurer un langage commun aux membres d’une même société et forment ainsi une certaine mythologie. Cette hiérarchisation entre les récits n’a pas particulièrement bien vieilli, puisqu’à mon avis, tout récit comporte une bonne part de fiction, un point de vue, une énonciation, etc., et je ne vois pas en quoi un article de journal, par exemple, ne pourrait pas participer à la construction des mythes d’un peuple.

Néanmoins, j’abonde dans le même sens que l’écrivain quand il décrit l’un des apports au langage du récit de fiction, dans lequel « l’emploi d’une forme rigoureuse va pouvoir pulvériser les mauvaises pentes du langage courant par lesquelles les mots perdent leur sens » (37) : les récits dits fictifs permettent en effet une recherche formelle qui n’est pas aussi développée dans les récits du quotidien. Butor précise sa pensée lorsqu’il ajoute que le poète rend leur sens aux mots du quotidien grâce aux « contextes » qu’il crée. L’écriture de fiction représente ainsi le lieu privilégié pour charger le langage d’une plus grande valeur créatrice.

Michel Butor traite des aspects plus pointus du roman dans les textes subséquents, à commencer par « L’espace du roman », où il y va de quelques recommandations quant à la mobilisation des lieux dans une œuvre romanesque. D’emblée, il soulève les principaux enjeux reliés à la question spatiale, notamment le parcours, la vitesse, les dynamiques et les trajets des lieux. L’auteur donne aussi rapidement une typologie du lieu, qui est soit diffuseur d’information, soit récepteur, soit collecteur. Bien qu’il s’agisse d’un essai distinct, Butor poursuit sa réflexion sur l’espace dans « “Philosophie de l’ameublement” », notamment lorsqu’il affirme que les objets, qui sont fortement liés à l’existence, contribuent à représenter un espace qui soit « “habité” » (68). Ces pistes que donne l’écrivain peuvent assurément servir à la création littéraire et sont toujours d’actualité. Il n’y a qu’à penser à la place accordée aux objets dans Autobiographie des objets de François Bon, véritables catalyseurs de mémoires, bien qu’il ne s’agisse pas d’un roman à strictement parler.

Le texte suivant, intitulé « L’usage des pronoms personnels dans le roman », fournit des outils quant à l’énonciation, alors qu’il décrit minutieusement la complexité parfois camouflée des personnes grammaticales. Butor explicite les différentes fonctions des pronoms, selon l’effet recherché. À titre d’exemple, il opère un glissement dans son explication des troisième et première personnes du singulier : la première est considérée comme « fictive » tandis que la seconde est employée à « [c]haque fois que l’on a essayé de faire passer une fiction pour un document » (75). L’auteur explique également que « [l]es deux premières personnes du pluriel […] ne sont point des multiplications pures et simples de celles qui leur correspondent au singulier » (82). Ainsi, Butor fournit des clés pour les écrivains et écrivaines qui souhaitent pousser leur traitement de l’énonciation; au fur et à mesure que nous avançons dans la lecture d’Essais sur le roman, nous constatons que nous passons de la lecture plus générale de ce qu’est − et devrait − être un roman, pour en arriver à des considérations beaucoup plus pratiques et plus intéressantes pour toute personne qui souhaite outiller son atelier.

Cependant, on trouve une sorte d’amalgame d’idées globales sur le roman et de techniques d’écriture dans « Recherches sur la technique du roman ». Michel Butor revient sur son idée première du monde comme accumulation de récits, sur l’importance de travailler les propriétés de l’espace ainsi que sur la complexité des personnes grammaticales : ces idées semblent donc revêtir une importance toute particulière pour lui. Il y va également de propositions qui n’étaient pas évoquées dans les essais précédents, du moins pas avec autant de précision; il suggère l’utilisation d’une temporalité musicale, puisque « l’étude de l’art musical montre [que] [p]arallélismes, renversements, reprises [sont des] données élémentaires de notre conscience du temps » (115). Butor insiste aussi sur le fait de « préciser une technique de l’interruption et du saut » (116). Nous pouvons donc apercevoir le fil de la pensée de l’écrivain d’un essai à l’autre, dans un mouvement où certaines idées reviennent constamment et en entraînent de nouvelles.

Dans « Le livre comme objet », Michel Butor s’intéresse plus particulièrement à la matérialité proprement dite du roman, mais aussi à tout ce qui touche la mise en page. D’emblée, il expose l’avantage de l’écrit sur l’enregistré, le filmé, puisqu’il « fait subsister chacun des éléments de ce discours lors de l’avènement du suivant, laissant à la disposition de notre œil ce que notre oreille aurait déjà laissé échapper, nous faisant saisir d’un seul coup toute une suite » (132). À partir de ces considérations, qui donnent le livre comme médium privilégié, puisqu’il facilite d’éventuels retours en arrière, Michel Butor lance diverses pistes sur les moindres détails de la page, qu’il s’agisse de la longueur de la ligne, de la hauteur de la page, de l’utilisation de la liste, des blancs et de l’apprentissage nécessaire du maniement des différents types de caractères. L’essayiste accorde également du crédit aux index et aux tables des matières qui, outre une lecture linéaire, suggèrent « toutes sortes d’autres trajets » (156-157), ce qui montre bien l’importance de l’acte de lecture pour le romancier.

Avec « Le critique et son public », Butor décentre d’ailleurs son attention des différents chantiers de l’écrivain pour se pencher sur deux maillons nécessaires à l’aventure romanesque qu’il aborde plus brièvement dans les essais antérieurs : le destinataire et le critique. L’auteur fait part de son désir d’être lu par le plus grand nombre et du défi d’intéresser des gens qui n’appartiennent pas nécessairement au public cible qu’il aura déterminé, autre lectorat qui sera révélé par le « texte lui-même » (166). Même s’il souhaite toucher le plus grand nombre de lecteurs et de lectrices possible, l’essayiste est forcé de reconnaître les limites de son souhait, parce qu’il existe des « déterminations inévitables » (167) du public, que ce soit en raison du lieu de publication, du niveau d’éducation de la lectrice ou du lecteur, etc. Pour conclure son essai, Michel Butor met l’accent sur le rôle crucial des individus, qui appartiennent à l’instance critique : celui de mettre en communication l’œuvre et le destinataire. L’apport des sphères de la critique et de la lecture sont donc primordiales pour qu’advienne l’un des plus grands désirs de l’écrivain : « que l’esprit reste pour toujours alerté » (171).

Le dernier texte du recueil, l’entrevue « Réponses à Tel Quel », donne à lire le repositionnement de Butor vis-à-vis le roman, qui ne « résolvait pas entièrement » « la déchirure entre [s]es poèmes et [s]es essais » (175). L’auteur insiste plutôt sur l’importance de faire vivre à la fois le poème, l’essai et le roman, alors « qu’il est impossible de subordonner entièrement l’un à l’autre » (175). Cette nouvelle posture semble s’inscrire dans le désir d’une structure qui soit moins contraignante, plus ouverte; Michel Butor mentionne en effet son envie croissante « d’organiser des images, des sons, avec les mots » (179), ce qui était annoncé, d’une certaine façon, dans les lignes qu’il a écrites sur la contribution des études musicales en littérature. La période de cette entrevue, dont la date n’est pas spécifiée, semble ainsi correspondre à celle du projet de Mobile, publié en 1962, œuvre dont Butor fait éclater la forme − celle du roman − en ayant recours à une multiplicité de matériaux.

En somme, le recueil Essais sur le roman, bien qu’il suggère quelques outils intéressants pour la création littéraire, reste d’abord et avant tout un ouvrage qui éclaire à la fois la trajectoire de la réflexion de Michel Butor sur l’écriture et la tangente que prend son œuvre scripturale, plus expérimentale à partir du tournant des années soixante.


 

 

[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

BUTOR, Michel, Essais sur le roman, Paris, Gallimard (Tel), 1992 (1969).