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« Nos recherches nous ont menés vers vous. Nous reviendrons. »

 

J’ai remis la lettre dans l’enveloppe. J’en ai scruté toutes les facettes, nulle mention qui révèle l’auteur de la missive ou sa provenance. On était vraisemblablement venu à ma rencontre et on avait dû capituler devant une porte close. Et puis, pour un peu de suspense, on avait décidé de laisser une petite marque, cette enveloppe, cette feuille blanche et quelques mots tracés au crayon. La mine de plomb paraissait s’être brisée dans l’élan du message; une traînée de poudre grisâtre soulignait le fait qu’on allait revenir, mais sans que ce n’ait été intentionnel, c’est-à-dire que la ligne, de travers, semblait formée sans élégance, un accident, ça se voyait. L’intention se trouvait, elle, plutôt, dans la teneur du discours et dans son apparente imprécision : on évitait de définir le « Nous » et on ne spécifiait d’aucune façon la nature des recherches. On s’abstenait même de préciser le moment de la prochaine visite. J’y voyais là, carrément, une preuve de mauvaise foi.

 

Mon proprio est sorti sur son balcon pour me féliciter. Ses deux enfants sur les bancs de l’université; lui-même détenteur d’un doctorat en histoire – même s’il n’a finalement jamais enseigné sa matière –, bref, il savait ce dans quoi je m’étais engagée, savait ce que c’était que de longues études, les nuits trop courtes, les aléas de la réflexion, les contradictions. J’arrivais à l’instant de Québec, où je venais de franchir l’étape décisive, celle du dépôt initial – « lâcher-prise », disait mon proprio, « le mal est fait ». À défaut d’avoir fait le mal, j’espérais au moins l’avoir bien fait.

 

Alors, il me félicitait oui, d’une certaine manière, car néanmoins demeurait cette grimace de biais sur sa figure. Ce rictus qui signifiait, je le sais bien – combien de fois me l’a-t-il répété? -, « tu verras… tu verras après, ça n’aura plus aucune importance; ton troisième diplôme en littérature, il te fermera plus de portes qu’il ne t’en ouvrira… ». Quand il me gratifiait de ce type de phrases, « t’es bonne pour la vaisselle maintenant », j’abdiquais. Toujours en panne d’arguments. J’aurais aimé lui dessiner l’univers des possibles, mais je dois avouer qu’au fond, je redoutais plus que tout la fin de la thèse qui allait m’obliger, peut-être, à retourner caissière à l’épicerie du coin, mon diplôme plié en quatre dans mon tablier.

 

Mon proprio ne me félicitait donc qu’à demi. Son intervention, outre l’applaudissement, avait surtout à voir avec les deux hommes qu’il avait surpris à fureter dans le secteur de la boîte aux lettres. « Ils ont sonné, n’ont pas osé frapper, t’sais… ils semblaient éviter d’attirer l’attention, des gestes délicats, ils chuchotaient. Je me suis caché derrière les rideaux, ils portaient chacun un chapeau, je n’ai pas pu discerner leur visage, ils étaient habillés tout en noir, c’est-à-dire cravate et complet, chemise blanche, je me demandais bien ce qu’ils pouvaient te vouloir… et puis, j’ai remarqué qu’ils avaient glissé une note dans la boîte, pas pu m’empêcher de la lire. Ils ne mentionnent même pas leur nom, tu parles… » Là-dessus, j’ai salué mon proprio en secouant ma missive. « On s’en reparle », ai-je balancé sans conviction. J’en avais assez de son air de fouine et je n’avais rien à ajouter sur la question. À vrai dire, j’étais larguée.

 

C’est au beau milieu de la nuit qu’ils ont choisi de revenir. Trois heures du matin, le 30 mai, je parie que ça me restera en mémoire : j’ai cru à une explosion – mon cœur s’est déchaîné, je me suis levée en furie –, mais c’était le tapage de leurs poings contre ma porte. Je ne comprenais pas : comment ils s’y étaient pris pour pénétrer dans la cage d’escalier sans réveiller le proprio – et pas de doute qu’il dormait, celui-là, autrement on aurait entendu son chien crier aux loups, c’est clair. Je portais un chandail de camp de jour XXL en guise de jaquette, j’avais un peu honte de mon accoutrement et j’étais déboussolée. En pleine nuit comme ça, j’hésitais à ouvrir, mais dans le même mouvement de doute somnambulique, j’ai enlevé un à un les verrous de ma porte en tentant de garder les yeux ouverts. La fatigue est mauvaise conseillère. J’ai tourné la poignée, inutilement. Les deux hommes en noir poussaient déjà la porte sans se faire prier. Ils m’ont détaillée des pieds à la tête, avant de me tendre une mallette. Elle m’a glissé des mains aussitôt, disons que je ne m’y attendais pas. J’essayais de scruter leur visage, rien à voir. Leur chapeau ajoutait à la pénombre, ne laissant voir que la moustache de l’un et le menton pointu de l’autre, on ne fait pas un portrait-robot avec si peu.

 

« Nos recherches nous ont menés vers vous », a prononcé le moustachu, d’une voix grave, enrouée. J’avais l’impression d’un discours appris par cœur, un ton monocorde, un message enregistré qu’on aurait pu me laisser, cette fois, au téléphone : « Restez en ligne, votre appel est important pour nous. »

 

« Vous avez déposé votre thèse », a demandé l’homme pointu, mais sans insister sur le point d’interrogation. J’aurais juré qu’il connaissait la réponse. « Oui, enfin, le dépôt initial… », ai-je marmonné. Je cherchais à me couvrir les cuisses en étirant ma jaquette. Je n’arrivais toujours pas à faire sens de cette étrange scène. Je me disais que les allusions du proprio avaient détraqué mes rêves. Puis, le moustachu a enchaîné : « Nous avons besoin de votre expertise. »

 

Une expertise, moi? « Quelle expertise? » ai-je soufflé. Devant ces silhouettes macabres, leur air de croquemort, leur professionnalisme douteux, mallette après minuit, aisselles odorantes et souliers clinquants, j’avoue avoir envié la simplicité, ou la normalité, du commis d’épicerie.

 

« Votre thèse porte sur la narration non fiable. Nos recherches nous l’ont confirmé. Nous aimerions vous recruter. Votre spécialisation nous intéresse. Nous sommes venus vers vous pour votre expertise. Savoir déceler le mensonge. » Avoir tenu leur mallette entre mes mains, je l’aurais échappée de nouveau. Je l’aurais fracassée sur le sol, je l’aurais envoyée valser dans les airs, contre les murs, etc. Pour que le chien, juste au-dessous, se mette à aboyer. Pour que le proprio fourre son nez un peu partout. Pour qu’il atteste la réalité derrière ce cauchemar.

 

« Arrête de rêver, fille, ton doctorat ne te servira à rien! » Je n’ai pas rêvé. Un mois plus tard, elle est toujours là, la mallette, elle me regarde. Au moment où je vous écris, je ne l’ai pas encore ouverte. J’hésite. En même temps, j’ai un peu peur que les derniers mots de leur lettre soient un aveu d’éternité si je ne fais pas ce qu’ils exigent.

 

« Nous reviendrons. »