ORIOL-BOYER, Claudette et Daniel BILOUS [dir.]
Ateliers d’écriture littéraire 
Paris, Hermann, coll. « Colloque de Cerisy », 2013.
Il est de commune renommée que la pratique de l’atelier d’écriture, et de la création littéraire en général, est mieux acceptée et intégrée dans les écoles et universités au Québec, au Canada et aux États-Unis qu’elle ne l’est en France, où elle rencontre davantage de résistance. La publication, l’automne dernier chez Hermann, des actes du colloque « Ateliers d’écriture littéraire » organisé à Cerisy en juillet 2011 par Claudette Oriol-Boyer, pionnière dans la promotion et la théorisation de l’atelier d’écriture en France, conforte l’idée reçue que la création demeure marginale dans la formation en lettres, mais la confronte aussi aux pratiques de l’atelier qui existent malgré tout et qui sont en expansion dans les écoles et les universités, d’après l’étude menée par Violaine Houdart-Merot à l’université de Cergy-Pontoise (([…] nous avons constaté une extension notable de ces ateliers dans les départements de Lettres depuis quelques années : en 2009, on compte des pratiques d’écriture littéraire dans trente-sept départements de Lettres sur cinquante-trois. Et cette progression continue depuis la création en 2010 des masters d’enseignement. Mais ces enseignements sont encore, le plus souvent, optionnels ou marginaux et n’ont toujours pas de véritable légitimité en France. Et surtout très rares sont les lieux universitaires où l’on forme à l’animation des ateliers : la plupart des animateurs sont autodidactes ou ont été formés hors de l’université. Et nous n’en sommes pas encore aux “doctorats en création littéraire” présents parfois au Québec. » (AEL : 409))). Les actes du colloque fournissent un état des lieux de l’évolution et de la diversité des approches et des procédés préconisés par les principaux animateurs d’ateliers d’écriture à différents niveaux d’enseignement (scolaire, universitaire et associatif), y compris comme méthode d’apprentissage du français langue étrangère, dont je ne traiterai pas ici. L’ouvrage, qui regroupe les points de vue de vingt-cinq écrivains, chercheurs et enseignants, est d’intérêt pour tout professeur ou étudiant en création littéraire qui reconnaît à l’atelier d’écriture une valeur éducative et considère qu’il constitue une démarche valable de formation.

Le colloque était le troisième sur la question organisé à Cerisy par Claudette Oriol-Boyer (le premier a eu lieu en 1983 et le second, portant plus spécifiquement sur la réécriture, en 1988) et regroupait les principaux théoriciens et promoteurs de l’intégration des ateliers d’écriture aux systèmes scolaire et universitaire français. Pour le lecteur non-initié, l’intérêt premier de ces actes repose sur la cartographie des principaux pôles de formation et de recherche sur les ateliers d’écriture en France, et du même coup, sur les différentes méthodes et perspectives théoriques adoptées sur ceux-ci. Du bilan historique dressé par Oriol-Boyer en guise de présentation, on retient comme jalons la fondation de l’Oulipo en 1960, dont l’ascendant théorique est manifeste sur Oriol-Boyer qui a mis en place à l’Université Stendhal-Grenoble 3 le module « Pratiques d’écriture littéraire » en 1976 puis le Centre de recherches en didactique et théorie du texte, de l’écriture et du livre (CEDITEL) en 1983. À cela s’ajoutent les premiers ateliers d’écriture offerts par Anne Roche au niveau licence à l’Université d’Aix-en-Provence en 1968 qui ont mené à la création d’un diplôme universitaire (DU) de formateur en animation d’atelier d’écriture sous l’impulsion de Nicole Voltz en 1994, les ateliers d’écriture pour enfants animés par Élisabeth Bing dans les années 1970 menant à la mise sur pied de la fondation Ateliers d’écriture Élisabeth Bing en 1981 à Paris, les ateliers d’écriture développés dans les années 1970 par Odette et Michel Neumayer au sein du Groupe français d’éducation nouvelle (GFEN), et la création de la société de formation Aleph-écriture par Alain André en 1985, entre autres initiatives et écrits valorisant l’enseignement de l’écriture créative en atelier.

Si tous les participants au colloque partagent l’objectif commun de promouvoir les vertus pédagogiques de l’atelier d’écriture, les approches des uns et des autres ne sont pas homogènes; elles sont même parfois contradictoires dans leurs fondements épistémologiques. À défaut d’une analyse systématique des ouvrages écrits et des discours tenus par les différents militants et chercheurs en vue de cerner les convergences et les conflits théoriques et méthodologiques entre chacune des approches préconisées, la lecture des communications des intervenants au colloque, ainsi que les discussions retranscrites à leur suite, rendent perceptibles certains désaccords et nous informent sur les enjeux de l’enseignement de la création, lesquels ne sont pas si éloignés des divergences d’approches dans la pédagogie et la critique littéraire traditionnelle. Le conflit le plus apparent, et sans doute le plus intéressant du fait des différentes conceptions langagières, donc esthétiques, politiques, éthiques et même anthropologiques qu’il révèle, est celui qui oppose d’une part, l’approche de Claudette Oriol-Boyer qui cherche à fonder la légitimité des ateliers d’écriture sur une théorie du texte comme fabrication intertextuelle évacuant le sujet et le biographique, et d’autre part, celles d’Odette et Michel Neumayer du GFEN, d’Alain André d’Aleph-Écriture et d’Isabelle Mercat-Maheu des Ateliers Élisabeth Bing, qui privilégient une écriture de l’expérience de vie débordant des procédés textuels vers des considérations politiques et sociales.

La première, héritière déclarée des structuralistes et notamment de la linguistique de Jakobson, de la sémiologie du premier Barthes et de la théorie du nouveau roman de Ricardou, raconte le combat qu’elle a dû mener pour faire accepter l’idée qu’écrire n’est pas un don inné, mais un processus de fabrication qui s’apprend. Elle rappelle la démarche baptisée « scripturalisme » qu’elle a cherché à fonder avec la revue Texte en main. Cette approche « se donne pour but de mettre en évidence, analyser et développer ce qui permet et ce que permet le passage à l’écriture, afin d’en élaborer la pratique, la théorie, la didactique » à partir du principe que « tout apprentissage doit être associé à une pratique de production et de recherche » afin de restaurer « le rapport oublié mais obligé entre la lecture et l’écriture » (AEL : 79).

Pour ce faire, l’approche formaliste de l’atelier préconisée par Oriol-Boyer valorise l’écriture à contrainte de type oulipienne en vue de s’extraire de l’écriture de soi. Elle donne l’exemple d’un atelier collaboratif entre la France et le Mali qu’elle a animé, où elle demandait aux participants de créer un « personnage à partir d’une personne et de sa parole » (AEL : 84). Deux des défis qu’elle a dû « affronter », raconte-t-elle, étaient de pousser les participants à « mettre à distance le réel pour y enraciner le fictif » et à « se détacher de [leur] personne » (id.). Ce parti pris pour la parole de personnages objectivés aux dépens du discours de sujets socialement engagés est cohérent avec sa conception du texte comme « machine à produire du sens », d’où l’obligation de l’animateur de ne pas « se permettre d’imposer sa propre subjectivité comme fondement de ses commentaires. Il a le devoir de constamment se référer à des critères théoriquement fondés. » (AEL : 53) On comprend de certaines interventions que cette insistance sur une certaine théorie lui a valu le sobriquet de « thérroricienne ».

En guise de critères théoriques, Oriol-Boyer propose ceux qu’elle a développés dans sa thèse, tels que la « connotation autonymique » qui propose une subsomption de la fonction poétique de Jakobson dans la fonction métalinguistique faisant de la réflexivité du texte et de sa coupure avec le référent un critère constitutif de la littérarité. Le sens se construirait donc à partir de « cohérescences », une notion forgée par la chercheure pour rendre compte de « ces cohérences toujours en train de se faire sous l’effet des coalescences (rapprochements de ce qui est disjoint). Certaines de ces cohérescences seront actualisées par la suite du texte, tandis que les autres resteront virtuelles. » (AEL : 49) Or, ces cohérescences virtuelles seraient celles-là mêmes que devraient exploiter les ateliers d’écriture. À partir de cette théorie fondée sur des prémisses structuralistes, la méthode privilégiée par Oriol-Boyer en atelier consiste à faire lire aux participants un « texte à contraintes » dans lequel les procédés sont explicites et délibérés (comme celle de l’Oulipo avec laquelle elle partage une communauté de pensée : la présence et la conférence anecdotique de Jacques Roubaud en témoignent), à partir duquel ils doivent écrire à leur tour, puis se relire, puis réécrire, et ainsi de suite selon un schéma spiroïde jusqu’à ce que le projet d’écriture soit jugé « réussi » à l’aune de l’« apparition de relations intertextuelles » (AEL : 56). Il n’y a pas selon Oriol-Boyer de différence entre la langue et la littérature, cette dernière étant réduite à une sémiotique structurale, d’où son insistance quasi obsessive sur le refus du référent dans ses interventions pendant le reste du colloque. Pas de rupture donc entre la réflexion sur la langue et la pratique de l’écriture littéraire dans la mesure où la littérature est foncièrement un travail sur le « potentiel de la langue » ou encore « le résultat d’activités métalinguistiques et métadiscursives » (AEL : 59).

On peut toutefois se demander où se trouve le discours dans ce système théorique fondé sur le primat de la langue qui permet à Oriol-Boyer d’affirmer qu’« il n’y a pas de texte “libre” » et que « tous les textes obéissent à des contraintes inconscientes (issues des conditionnements du scripteur en matière de langage) dont les contraintes explicites font surgir la présence et l’activité par contraste » (AEL : 60). Cet assujettissement de la littérature à une langue dotée de règles fixes évacue, au profit de personnages et de structures sous-jacentes, toute possibilité de renouvellement du discours par un sujet ancré dans l’histoire et la société. Le sujet chez Oriol-Boyer est dévalorisé en tant que sujet psychologique « fusionnant avec son texte, [pour] exprim[er] ce qui est au plus profond de lui-même » (AEL : 61). Il doit être relégué hors de la sphère de l’atelier d’écriture : « Le scripteur peut donc, s’il le souhaite, faire un retour sur lui-même. Mais l’animateur d’atelier se limitera, lui, à des retours sur le texte, laissant à d’autres, dont c’est la compétence, le travail sur le sujet » (AEL : 60). Dans cette perspective restrictive de l’écriture en atelier comme lieu de production intertextuelle (comme si le texte ne véhiculait aucune valeur, ne participait pas à la constitution du sujet dans la sphère sociale et n’engageait ni politique ni éthique), les synergies interdisciplinaires imaginées par Oriol-Boyer pour l’avenir de l’atelier se limitent à des procédés formels, tels que l’écriture à contraintes, les supercheries littéraires, la critique génétique, la critique des textes possibles et la mimécriture (ou le pastiche, théorisé par le coéditeur des actes Daniel Bilous).

La théorie des textes possibles, sur laquelle Violaine Houdart-Merot propose de fonder l’atelier d’écriture, repose également sur une conception rhétorique de la littérature en explorant les « virtualités connotatives » de textes modèles, mais elle présente l’avantage d’historiciser l’écriture et la réécriture en les concevant comme des « interprétations actualisantes » d’hypotextes, des transformations plutôt que des imitations de structures préexistant dans la langue : « la réécriture exploite des virtualités du texte à la lumière de son époque et de son propre imaginaire » (AEL : 417). Elle entre timidement dans le domaine du discours, où il n’est pas possible de faire l’économie du sujet et de son rapport à l’histoire.

Odette et Michel Neumayer présentent sur l’atelier d’écriture un point de vue radicalement différent de celui proposé par Claudette Orio-Boyer. Pour eux, le texte n’est pas qu’un objet processuel, il est un véritable levier d’éducation citoyenne. Ils relatent leur expérience des ateliers d’écriture au sein du GFEN, une organisation militante résolument progressiste engagée à réformer l’enseignement sur le principe de la capacité d’action de tous, récusant l’idéologie de la méritocratie au nom de l’idéal démocratique. L’atelier d’écriture, selon ces principes, déborde de la sphère restreinte du littéraire envisagée sous sa seule littérarité, et ne priorise pas l’éducation supérieure. L’approche n’est pas athéorique pour autant, son éthique se fonde sur le concept philosophique d’« autrui », tel que théorisé par Deleuze entre autres, comme fondement d’une éthique du vivre ensemble :

En accueillant l’autre à sa table d’écriture, nous voilà en train de faire société; de mettre en place une pratique d’égaux et d’estime; d’en assumer l’utopie. Il s’agit ensemble d’imaginer que les finalités d’un atelier d’écriture puissent se situer au-delà du jeu, de la pédagogie ou des apprentissages, au-delà de la littérature même, dans ce lieu anthropologique où le don, la recherche du commensurable, la réciprocité sont les clefs de la relation humaine. C’est au cœur de l’écriture que se construit le lien social, intergénérationnel, interculturel (AEL : 132).

Bien que les Neumayer partagent avec Oriol-Boyer l’objectif de désacraliser l’acte d’écrire, la démocratisation de l’écriture implique, selon eux, davantage que la capacité de produire un objet fini : elle conduit à une politique de l’écriture en tant que levier fondant le lien social. Les ateliers qu’ils animent reposent sur une « formalisation de l’expérience », où les « fictions d’altérité » sont toujours ancrées dans un rapport à l’histoire et à la mémoire, un rapport aux autres, bref une relation éthique. L’exercice d’écriture par étapes réalisé à partir d’un livre texte-image sur les réfugiés de la guerre d’Espagne qu’ils donnent en exemple illustre bien leur approche : il s’agit pour les participants, premièrement, de réécrire le contexte d’une photo et de sa légende, deuxièmement, d’écrire leur relation d’étonnement devant l’expression du visage d’un portrait historique, troisièmement, de compléter les vers tronqués d’un poème lyrique et de comparer le résultat avec la version originale, quatrièmement, d’imaginer « l’entre-deux » de deux photos contiguës dont le lien n’est pas explicité dans le livre, donc dans l’histoire, pour enfin arriver, en guise de retour, à une analyse réflexive sur « les passerelles, les transmissions, l’histoire » (AEL :128-131).

Cette canalisation de l’atelier d’écriture vers l’instauration d’une relation avec les autres est partagée par Alain André, fondateur du centre Aleph-écriture, une école privée de formation à l’écriture destinée au « grand public » et aux institutions. Pour André, fidèle aux principes de l’éducation nouvelle, l’objet de l’atelier n’est pas le texte en soi ni l’acquisition d’une technique au sein d’un « dispositif », mais un cheminement vers l’acquisition d’une autonomie d’écriture, y compris de « pratiques “ordinaires” de l’écrit » dans une perspective professionnelle de formation continue. Le rôle de l’atelier consiste à inventer un « lieu-charnière », un « lieu d’innovation sociale » (AEL : 145) impliquant une pédagogie de l’écriture tournée vers une réflexion sur les « conditions de notre “vivre ensemble” et espoir partagé d’une vraie rencontre avec autrui » (AEL : 146).

Dans cette lignée, le témoignage d’Isabelle Mercat-Maheu, animatrice aux Ateliers d’écriture Élisabeth Bing ouverts à divers publics et institutions, est des plus intéressants. Dans sa communication, Mercat-Maheu relate son expérience d’animation de deux ateliers simultanés mais séparés, l’un auprès de prisonniers dans une maison d’arrêt, l’autre auprès de vieilles dames d’une maison de retraite. René, un détenu, lui demande un jour de lire un de ses textes aux vieilles dames : « Vous comprenez, c’est ma grand-mère qui m’a élevé en Martinique alors, pour moi, l’avis de vieilles personnes, ça compte » (AEL : 117). Elle acquiesce. En réaction à la lecture, Madeleine s’étonne : « Ils ne sont donc pas si sauvages que ça! », alors qu’Henriette s’enthousiasme et souhaite à son tour partager son expérience : « J’aimerais lui faire passer mon texte, qu’il voit que des mémés, ça a encore du tonus. » (AEL : 117) La semaine suivante, l’animatrice coordonne les deux ateliers en empruntant à Paul Fournel un exercice sur les « menus plaisirs » pour les prisonniers, et à Sei Shönagon, un exercice pour les retraitées sur les « choses qui ne servent plus à rien mais qui laissent un doux souvenir du passé ». Les textes de René et d’Henriette présentés au colloque sont, dans leur simplicité et leurs poncifs, des plus émouvants : ils redonnent un sens positif à la notion de lieu commun. Selon Mercat-Maheu, parce qu’il permet aux sujets de se dégager des catégories sociales de « délinquant » ou de « vieux » et d’être « reconnus pour ce qu’ils font, ce qu’ils créent, à savoir leurs textes », l’atelier d’écriture devient le « lieu où se redistribuent les cartes du jeu social » (AEL :119). Ainsi en va-t-il également de l’exemple d’un détenu lettré disant à son codétenu plus jeune et moins éduqué : « mais tu es beaucoup moins con que ce que je pensais » (AEL : 121).

De telles expériences permises par l’atelier d’écriture corroborent le commentaire d’Alain André dans la discussion tendue suivant la conférence d’Odette et Michel Neumayer : « Sur la question de l’art et de la littérature, l’une de mes convictions est que c’est une des vocations les plus profondes de la littérature que d’interroger et de réinterroger continuellement les conditions de notre vie ensemble » (AEL : 133). Une position que ne partage pas Claudette Oriol-Boyer, pour qui « l’engagement, idéologiquement marqué, dans la vie politique, sociale » (AEL : 134) dépasse le cadre de l’atelier d’écriture littéraire compris comme atelier de fabrication de textes (comme si la création et la théorisation de celle-ci n’impliquaient aucun présupposé idéologique). À cela, Michel Neumayer répond : « un atelier ne s’invente pas ex nihilo. Il est en relation avec l’état d’une société. […] Un atelier d’écriture est un dispositif d’intervention dans le débat social » (AEL : 134-135).

L’enjeu de l’autonomie de la littérature par rapport au social, au « référent » dirait Oriol-Boyer, semble sous-tendre l’ensemble du colloque, dont les communications tendent plutôt vers l’une ou l’autre des conceptions de l’atelier d’écriture. D’un côté, Christine Duminy-Sauzeau, enseignante et ancienne étudiante de Claudette Oriol-Boyer, propose un modèle didactique complexe visant à décourager l’« apprenant » de « se coucher sur la page » pour l’amener plutôt à « mieux maîtriser ce formidable outil qu’est l’écriture » au moyen d’un atelier considéré comme un « jeu » doté de « règles », dans lequel « on n’est plus une personne, on devient un personnage » (AEL : 260). Le rôle de l’animateur est dès lors d’« accompagner le dispositif » en assurant « la gestion et le maintien des équilibres du système » (AEL : 262). Pour sa part, André Bellatore, professeur à l’Université d’Aix, pose un regard narratologique sur l’atelier d’écriture en désignant la figure de la métalepse, selon lui un marqueur de la modernité ayant remplacé la métaphore et la métonymie à titre de principale figure littéraire, comme outil à privilégier par les animateurs. En tant qu’« opérateur de fiction », la métalepse donne à voir le travail d’écriture, « son envers » (AEL : 295), dont Jacques le fataliste de Diderot et la « Continuité des Parcs » de Cortázar sont les exemples les plus connus. Décelable dans les « carnets » de Ponge exhibant leur brouillon, et abondante dans les romans contemporains, la figure, en ce qu’elle « ébranle les instances lectorales », « rem[et] en cause l’étanchéité fictionnelle » (AEL : 293) et « met en péril la logique mimétique du texte et les certitudes représentatives » (AEL : 296). Elle devient ainsi une contrainte de premier choix dans l’atelier d’écriture au niveau universitaire (les étudiants du DU doivent d’ailleurs écrire une fiction métaleptique), en tant que vecteur de l’écriture permettant, hors des recettes narratives, le surgissement de l’imprévisible en brouillant les frontières entre fiction et réalité. La métalepse est certes une figure intéressante, mais il me semble qu’en la consignant à la rhétorique, Bellatore restreint sa dimension discursive et ce faisant, son apport aux ateliers d’écriture. Si la métalepse, une composante narrative de la métatextualité remarque Oriol-Boyer, expose la facticité de la frontière entre la fiction et la réalité, c’est justement parce que le texte en tant que système de procédés est débordé par le discours du sujet poétique, dont la présence transcende les catégories de personnage et d’auteur. Par le débordement du discours sur le récit, pour reprendre les catégories de Benveniste, ce sujet, discursif et non psychologique, devient un acteur de l’histoire, nécessairement engagé dans le fait social.

Au terme de ma lecture des actes du colloque de Cerisy sur les ateliers d’écriture littéraire, il me semble que la quête d’une didactique de l’atelier d’écriture, condition de sa légitimité scientifique et de son intégration dans le cursus de lettres en France, repose encore beaucoup, dans la foulée des recherches de Claudette Oriol-Boyer, sur l’emprunt de concepts et de méthodes hérités du paradigme structuraliste, notamment la sémiotique, la narratologie et les rhétorique et stylistique structurales. Le recours au concept oulipien de « contrainte » et à la notion de « style », plutôt qu’à ceux de « consigne » ou de « manière » par exemple, m’apparaît symptomatique de cette vision formaliste de l’écriture, et corollairement de la littérature. Or, la bataille menée contre la vision romantique de l’écrivain génialement inspiré devrait à mon avis se renouveler sur d’autres bases que les déclarations de guerre au référent, les truismes sur l’arbitraire du signe ou sur l’hétérogénéité du langage au réel, la logique d’avant-garde et ses appels à l’autonomie de l’art ou encore la « résistance à la fatalité contractuelle de la langue », pour reprendre le titre de la conférence militante de Françoise Weck contre la « folie créative » et les « platitudes des échanges civils » (AEL : 443). La lecture que je fais des actes à partir de mes a priori théoriques me convainc plutôt que la force politique de l’écriture, donc de l’atelier, ne repose pas tant pas son travail subversif « dans » la langue comme outil, mais dans un renouvellement de celle-ci dans des discours inventant des sujets aptes à faire l’histoire en inventant des lieux communs fondés sur certaines valeurs, nécessairement collectives. Ainsi, des courtes remarques conclusives des participants au colloque, je suis d’accord avec celles de Michel Neumayer concernant deux « impensés » du colloque (sans toutefois partager sa position antithéorique) :

Le premier impensé est la question des valeurs, bien réelles et pratiques : certains ateliers reposent sur des valeurs qui ne sont pas dites (pourquoi ne sont-elles pas dites? Que craint-on?). Le deuxième impensé est la question de la pédagogie, qui n’est pas une question de technique, mais un pari sur l’être humain, sur la société, un pari transformateur (AEL : 468).

La conclusion de Violaine Houdart-Merot va dans le même sens, elle qui dit avoir vu se confirmer « l’importance de la pluralité des voies, la dimension politique et l’enracinement militant de l’atelier, le danger des dispositifs trop rigides, et la nécessité d’une vigilance et de va-et-vient entre artistes, enseignants, pratique sociale, réflexion théorique, entre pratiques en France et ce qui se passe ailleurs » (AEL : 469).

À propos de ce qui se passe ailleurs justement, une question revenue à quelques reprises dans le colloque est celle de l’intégration de l’atelier d’écriture aux Beaux-Arts. Or, à l’encontre du préjugé selon lequel le « creative writing » américain n’enseigne que des recettes pour scénarios hollywoodiens et best-sellers, la dernière conférence du colloque donnée par la poète et universitaire Cole Swensen signale l’existence dans les universités américaines de « master’s of fine arts » (MFA), distincts des « master’s of arts » (MA) consacrés à la critique. Si les MFA sont traditionnellement rattachés aux départements d’anglais, il y aurait actuellement un mouvement en vue de les dissocier des départements de littérature pour les rattacher aux départements et écoles d’art, un transfert souhaitable selon Swensen :

Quand les écrivains-étudiants se trouvent dans des écoles d’art, leurs collègues (en arts plastiques ou en arts musicaux) sont comme eux des jeunes préoccupés par la création, en train de se poser les mêmes questions esthétiques et pratiques et d’explorer les rôles que peuvent jouer les arts dans la société. Les étudiants ont plus de chances de rencontrer des réponses adaptées à leurs interrogations d’artistes auprès d’autres artistes que parmi les collègues du secteur littéraire préoccupés surtout par des questions d’analyse. […] Dans ces environnements, les étudiants sont beaucoup plus conscients de ce qui se passe dans le monde de l’art, globalement, et sont beaucoup plus conscients des principes qui relient tous les arts. En plus, ils sont bien placés pour entrer dans des collaborations avec leurs semblables à travers d’autres médias, et ils peuvent voir de près d’autres approches pour résoudre leurs problèmes esthétiques (AEL : 452).

Une telle formation, dont je connais peu d’équivalents en France et au Québec, ouvre des perspectives intéressantes pour l’avenir des lettres. Il n’est pas certain que la coupure entre la pratique et la critique soit souhaitable, mais la création à l’université gagnerait à s’émanciper quelque peu de l’analyse de « la littérature » conçue comme objet d’étude et des discours du savoir parfois dogmatiques sur celle-ci, non pas pour former une nouvelle chapelle dans les départements, mais pour s’ouvrir davantage aux autres arts ou à toute autre forme d’intervention du sujet dans la vie sociale. Or, comme l’ont montré certaines conférences du colloque, notamment celles sur des ateliers non universitaires, les moteurs de création ayant la plus grande portée collective sont ceux qui ouvrent aux expériences de vie les plus diverses. Au-delà des critères fixes de littérarité, toutes les formes, qu’elles soient artistiques ou non, toutes les interactions intersubjectives qui constituent une société peuvent « faire œuvre » pour le sujet qui en fait l’expérience historique dans le langage. De ce point de vue, il n’y a pas lieu pour l’animateur d’atelier d’écriture de décourager le participant à « exprimer son moi » en niant sa personne et sa qualité de sujet, il vaut mieux lui donner la possibilité de s’ouvrir à de nouvelles expériences en le mettant en relation avec ce que font les autres et d’en rendre compte avec les moyens qui sont les siens, et l’accompagner à partir de sa propre expérience subjective en lui rappelant ce que les cours et les discours sur « la littérature » et « la langue française » lui ont désappris, à savoir que la langue n’est qu’une abstraction, une invention humaine que chaque discours peut transformer ici et maintenant, en « situation », dirait l’autre.


 

[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

ORIOL-BOYER, Claudette et Daniel BILOUS [dir.], Ateliers d’écriture littéraire, Paris, Hermann, coll. « Colloque de Cerisy », 2013.