C’est septembre avec ses aurores éclatantes et ses promesses de fraîcheur. J’ouvre la porte de derrière, au petit matin, pour déposer le sac de recyclage et puis, que vois-je?, un inconnu couché sur mon balcon. Il tousse, il gronde, je reste figée : « Qu’est-ce que vous faites dans mes poubelles? » Une chemise Hugo Boss, mais une barbe de trois jours. Les cheveux graisseux, mais des souliers cirés. Il tient contre son torse une petite mallette grise. Qui ressemble étrangement, me dis-je, à celle laissée par les deux hommes en noir il y a quelques mois. Je l’avais oubliée celle-là.

Le vagabond se redresse, il dégage une odeur de vieille chaussette et, quand il parle, une haleine aigre à me lever le cœur. Je songe à hurler pour que surgisse dans l’arrière-cour mon historien de propriétaire, je veux me barricader, appeler la police, mais je fixe plutôt la mallette. Je pense : le hasard n’existe pas. Je pense : il y a des milliers de ces mallettes dans le monde. Je peux interpréter l’apparition soudaine de l’homme comme un regrettable événement, discontinu quant à l’orbite de mon existence. Il est également possible de lier sa présence à mes aventures, d’inférer des causalités, de déduire des significations ‒ c’est ainsi que les évangélistes s’y sont pris avec la Bible. Je vous ai déjà mentionné qu’il est entendu, dans ma thèse, que les évangélistes étaient non fiables ?

« Écoutez, mademoiselle, je sais bien, ça ne se fait pas, atterrir chez les gens comme ça, mais je suis perdu ; j’ai passé la nuit sur votre balcon, et puis, à dire vrai, je prendrais bien un bon café, si ça ne vous gêne pas, même que j’en profiterais pour me débarbouiller un peu. »

Je le détaille de haut en bas. Il me paraît plutôt sérieux malgré quelques défauts d’hygiène. Mais bon, si ce qu’il raconte est vrai, disons que la puanteur s’explique par la compagnie des poubelles. Le débit, la douceur de sa voix, qui plus est, finissent par me convaincre (première tentative d’application de la thèse : les textes étudiés n’ont pas de débit ni de voix, je m’en laisse imposer). Et un café pour moi aussi, ce ne serait pas de refus.

Nous nous assoyons dans la cuisine; je m’installe face au réfrigérateur, où la liste de Nünning est allée rejoindre la typologie de Shen. On ne sait jamais quand cela peut être utile, ne serait-ce qu’à titre de support moral.

« On m’a envoyé un message, dit l’homme. Remarquez, ça fait un mois déjà, mais je l’ai relu dernièrement, il y a une semaine pour être exact, tandis que je me préparais pour ce voyage, et il était bel et bien question du boulevard Gouin. C’est ça, nous y sommes, non? Je suis sur le boulevard Gouin. »

J’ai envie de lancer, eh bien désolée, vous vous trompez, monsieur, mais point d’erreur. En revanche, je note la donnée temporelle envoyée avec nonchalance (comme si un mois, même une semaine, ne pouvait pas causer la confusion!). La mémoire, dirait Butor, est criblée de blancs. Ainsi : que ce monsieur se trouve sur le boulevard Gouin est un énoncé vrai; qu’il doive se trouver sur ce boulevard-là précisément, à mon avis, reste encore à prouver.

« Pour tout vous dire, mademoiselle, je me suis endormi. Le travail, les recherches, tout cela est très demandant, les nuits sont courtes, je me suis endormi sur un siège, à l’aéroport, dans l’attente de mon vol. Tous ces voyageurs sur le quai d’embarquement allaient se lever de toute façon, le brouhaha allait me réveiller, c’est ce que je croyais, alors je me suis étendu. Trente minutes, cela allait suffire, tout était sous contrôle, mais voilà : quand j’ai ouvert les yeux, ce n’était plus le même monde. »

Il boit une gorgée. S’interrompre ainsi, au milieu de son histoire, j’ai l’impression qu’il cherche à créer un suspense (deuxième tentative d’application : les textes ne s’interrompent pas; au mieux, ils sont coupés de chapitres et d’alinéas, je m’en laisse encore imposer par les aléas de la parole – ce type ne veut que boire son café, merde!).

Mais qu’entend-il par ce n’est plus le même monde? Il ne va tout de même pas me révéler qu’il vient d’une autre planète; si oui, la solution est trop facile : c’est faux votre honneur, les extraterrestres, ça n’existe pas. Mais non (troisième tentative : ne pas prendre pour acquis la convention de réalité; la non-fiabilité peut rivaliser avec un contexte fantastique, auquel cas la vérité ne convient pas au réel. Je prends pour acquis que les hommes verts n’existent pas, mais peut-être suis-je dans un univers où ils peuvent apparaître. Déjà dans un texte, c’est compliqué. Dans la réalité, ça peut vous mener à vous jeter en bas d’un pont).

« C’est-à-dire que les gens avaient changé, et le décor aussi. Il s’agissait d’un aéroport, certainement, le bruit des moteurs et la foule pressée, tout coïncidait, mais un nouvel aéroport. Je me suis réveillé sur un siège différent de celui sur lequel je m’étais endormi. Dans un lieu différent. Sans savoir comment.

« J’y vois deux solutions, d’accord, et aucune ne me rassure. Soit la fatigue m’a empêché de prendre conscience de mes mouvements, de sorte que je serais monté dans l’avion, j’aurais subi le vol puis l’atterrissage, pour me rendormir une fois sorti; option qui, si elle s’avère, me dit de m’inquiéter de mon état de santé. Soit – et je n’en reviens toujours pas – un phénomène inexplicable, hors du commun, m’a transporté de là à ici en une fraction de seconde. Sur ce, je tiens à le préciser, je ne mens pas. »

Il dit qu’il ne ment pas, mais il a l’air de mentir, car son récit ne tient pas la route (quatrième tentative : il n’a l’air de rien, j’infère son air de son discours, je double l’argument logique (logos) de l’argument d’apparence (ethos) en ne m’appuyant que sur le premier, c’est injuste et ça pourrait foutre en l’air tous les calculs).

D’abord, on ne dort pas dans de telles conditions ni aussi longtemps – le temps d’un vol, mais combien de temps, il ne l’a pas mentionné, d’où vient-il? (cinquième tentative : ce n’est pas un texte, je sais d’où il vient, je reconnais son accent, il vient de Toulouse, c’est ça, il a un accent de Toulouse, pourquoi je feins de l’ignorer? Parce qu’il ne l’a pas dit? La vie n’est pas un texte!) Son histoire comporte des trous. (sixième tentative : si son histoire comporte des trous, je dois les remplir en supposant les composantes causales ou mieux, puisque nous sommes dans un cadre pragmatique communicationnel, poser des questions, j’aurais dû poser des questions!)

Ensuite, on ne passe pas d’un lieu à l’autre en un claquement de doigts, même dans la fiction ce n’est pas plausible, à moins d’un univers fantastique ou de science-fiction, mais de quoi on parle, c’est la réalité!, et dans la réalité, il faut suivre les étapes, et respecter les lois (septième tentative, ou enfin, je m’enfonce dans la troisième tentative. Au moins, je suis cohérente.) Récapitule.

Il dit qu’il ne ment pas, mais s’il ment, alors il ment disant qu’il ne ment pas, je me demande si le paradoxe du menteur peut fonctionner à l’envers, ou alors doit-on l’appeler le paradoxe du non-menteur, c’est une excellente question.

« Quoi qu’il en soit, je suis venu jusqu’ici, je me suis promené sans trop savoir vers où, mais je cherchais le boulevard Gouin, et cette adresse, la vôtre, visiblement. Je suis persuadé de me trouver à la bonne place. Alors, je vous écoute. »

Mais je n’ai rien à dire. Si je l’accuse de raconter n’importe quoi, qu’est-ce qu’il va m’arriver? Les deux hommes en noir risquent de s’introduire chez moi pour récupérer leur mallette. Vous avez échoué, madame. Vous n’êtes pas à la hauteur. Nous n’avons plus besoin de vos services, mais vous en savez trop. Nous allons devoir nous débarrasser de vous. (huitième tentative : il faut m’en tenir à l’analyse de la situation d’énonciation; les deux hommes en noir n’ont rien à faire ici, c’est du dérapage. Dégagez !)

Et alors je me mets à frissonner, mon corps est pris de spasmes, le cœur me tape aux tempes, mais ce qui m’effraie, tout à coup, n’a rien à voir avec ces hommes en noir qui apparaissent et disparaissent autant qu’ils veulent, non. L’horreur est ailleurs : dans cette idée qui agresse mes neurones tandis que je prends conscience de l’inefficacité de ma méthode, tandis que je me rends compte de l’inutilité de ma thèse maintenant que je fais face à la réalité. J’ai étudié les textes, mais je me suis trompée. Devant la parole de cet homme, de vive-voix, je ne peux plus rien faire, je suis sans moyens, sans outils, sans issue. Je vais devoir recommencer.

ImageCassie

Avec de la panique et un stylo, j’écris le récit étrange de cette visite comme un appel à l’aide. Le vagabond s’est endormi au salon.

Ça fait bientôt trois jours que j’attends qu’il se réveille.