Je croyais que, là au moins, les gens prendraient ça au sérieux : lâcher des mots dans l’inter monde, gravés sur du nulle part. Je me trompais. Même en 140 caractères et moins, sur une plateforme planétaire, dans un bel encadré, les gens ne prennent pas la peine d’affûter leur stylet. Même les poètes. De la part de Yolande Villemaire, de Claude Beausoleil, je m’attendais à des paroles prêtes pour la pierre, des fusées baudelairiennes, et je n’ai trouvé que des liens en couleur, dans un univers fondé sur le principe de la redirection continuelle. Après quelques recherches, j’ai fini par identifier une communauté scrupuleuse, composée d’écrivains sans nom qui avaient décidé d’alimenter le fil à petites doses quotidiennes, d’une mesure exacte : 140 pile, comme si un tel éparpillement, un tel vague, avait réveillé chez eux une minutie d’horloger. Leur pauvre science m’excédait. J’avais le sentiment de rencontrer les maîtres secrets des lieux, ceux qui étaient parvenus à une régularité, à une précision donnant le vertige, et tout à fait inutilement, souvent sur des années. Qui donc s’en souviendrait, dans dix minutes? Voilà une question qui ne s’adresse pas à eux. Ils sont ailleurs, ils n’écrivent pas dans une logique de conservation mais de dépense, en pure perte, avec une insouciance qui produit pourtant des choses diamantines, comme ceux qui nous angoissent ou nous apaisent à empiler des pierres pour empiler des pierres.

« La Lune : pain des fous », a écrit Khoury-Ghata. Je sentais que si je jouais à ce jeu, bientôt lui se jouerait de moi. Et 140 deviendrait le chiffre transcendantal, celui qu’on devine dans les factures, les étiquettes, les Rougon-Macquart, les murs de briques, le gazon… C’est alors qu’une voix fut retweetée dans mon antre. Et j’ai pensé aussitôt : « Tiens, une voix – même ici. » Car c’était ce qui manquait aux formules ISO-140, une sororité lointaine, l’impression qu’elles pouvaient être énoncées par un ami inconnu qui parlait quelque part en moi, et non par un programme informatique ayant pris forme humaine. Cette voix-là venait d’un trou rouillé sur le Bouclier canadien, avec une faute évidente au milieu :

La nuit est froide. Notre silence absorbe la folie de Robert. Sudbury passe dans les vitre de la voiture comme un film brisé.

C’était la voix de Patrice Desbiens. J’étais content de l’entendre, et plus encore de rencontrer un être humain dans le grand vide numérique. Cette fois je ne pouvais pas être en présence d’un programme, car les programmes ne font pas d’erreur. Le s manquant était en quelque sorte le signe attendrissant d’une vie immergée dans l’existence. Autour d’elle se recomposait un monde avec sa nuit, ses trottoirs. Cette vie avait froid, mais sa fragilité me réchauffait. À qui parlait-elle? Elle parlait à sa propre solitude, et nos solitudes se rejoignaient même à distance. Voir soudain ce message improbable, charrié dans un fatras de nouvelles et de commentaires de nouvelles, c’était comme apercevoir, sur l’autoroute 20, une pancarte qui dirait : « Je te suis. »

Et je l’ai suivie. J’ai commencé à noter ces pensées impromptues qui me sont comme étrangères. Elles ne sont pas le résultat d’une réflexion mais du silence, c’est-à-dire qu’elles me donnent moins l’impression de les inventer que de les recevoir. Je crois les penser, mais en réalité, je les écoute. Elles me viennent parfois au je, parfois au tu ou encore au il, ce qui est plus rare, mais disons surtout qu’elles émanent de plus loin que moi. Mon rôle est de les retourner dans un vide qui, comme le mien, est celui de tout un chacun. Appelons ça de la poésie : c’est fait par quelqu’un qui n’est aussi bien personne, et ça va vers un autre qui est finalement le même. Autre constante : ce type de pensée semble aimer rire, me contrarier par une évidence. Si j’écris : « Je pense », elle corrige : « Tu écoutes. » Si je pense : « J’écoute le silence », elle répond : « Tu l’es. » Alors souvent je démissionne, je cesse de jouer au médium. Et mon fils prend le relais, les yeux renversés dans le blanc comme un zombie débordant de santé. Ça aussi, je le note. Il n’y a pas de hiérarchie dans le grand vide. On peut tout encadrer.

Dès mon premier jour sur Twitter, voyant sans doute que je mésusais de la plateforme, une « Natasha » m’invita à joindre un obscur « système alternatif » où devaient se retrouver les internautes encore soucieux de la fonction poétique. Mais je commençais à peine à détester Twitter, et je voyais mal comment je pourrais me passer de l’anomalie qui consiste à versifier paisiblement dans une salle d’urgence. Depuis sa disparition dans les journaux, c’est là, sur un autre fil de nouvelles, qu’elle provoque le plus de détachement, quand elle peut faire ce qu’elle fait le mieux, c’est-à-dire manquer à nos obligations, laisser entrevoir que la bonne direction était dans l’autre sens. La poésie dans l’autobus, je suis pour. La poésie sur les murs d’Orsainville aussi, et sur le rebord des fenêtres givrées du Petit Séminaire de Québec. Les tweet comme je les aime n’ont rien à faire là. Ce sont des passants immobiles dans la cohue du magasinage de Noël, en résistance passive, et parfois quelqu’un s’arrête et veut connaître, veut voir aussi, et puis d’autres, et bientôt ils sont plusieurs à ne pas savoir quoi regarder, mais il se passe quelque chose. Peut-être pas grand-chose après tout, mais quand même assez pour s’aviser qu’à notre insu nous attendions que quelque chose arrive, et que nous ne remarquions pas ce qui avait lieu quand rien ne semblait arriver.

Sur Twitter aussi, le signe que la poésie a lieu est une sorte de blanc, d’interlude. Trop souvent on continue de lire, ça ne dure pas, mais si l’on s’arrête, le grand flux stoppe lui aussi. Vous descendez du temps en marche. Vous découvrez que ce blanc, très bref, est en réalité une porte, que l’interlude est beaucoup plus vaste qu’il ne le laissait croire. C’est soudain une autre aire du cerveau qui s’allume, et le temps devient de l’espace. À ce moment-là, le flot de l’actualité apparaît sur le fond d’une inactualité présente. Elle était là, cette inactualité, comme l’écran où circulaient les commentaires de commentaires de nouvelles. Elle vient simplement de passer à l’avant-plan. Alors une mouche (tachetée de blanc) se pose sur votre écran, presque immobile. Elle pompe un pixel. Vous l’observez – et vous êtes bien obligé de voir que vous étiez là, pendant tout ce temps. Vous sortez momentanément de l’oubli, et vous entrez… dans quoi? Cette question n’a pas de réponse, pas encore. La seule certitude est que cette rémanence à peine perceptible rend la vie insignifiante et belle, inexplicablement. Vous y reconnaissez l’humour des pensées sorties de nulle part.