Brigitte Haentjens
Un regard qui te fracasse. Propos sur le théâtre et la mise en scène
Montréal, Boréal, 2014.
Dans Un regard qui te fracasse, Brigitte Haentjens, actuelle directrice artistique du théâtre français du Centre National des Arts d’Ottawa, traite de son parcours professionnel et de sa conception de l’art. Son essai réflexif et autobiographique dépasse en ce sens le cadre des « propos sur le théâtre et la mise en scène » annoncés par le sous-titre de l’ouvrage. Elle y élabore en effet une réflexion sur l’identité féminine et sur la création artistique en général. Tout au long de cette lecture d’un peu plus de deux cents pages se dessine la figure d’une artiste rebelle et insoumise qui refuse les diktats et réclame la liberté de créer autrement. 

[heading style= »subheader »]Entre l’individuel et le collectif[/heading]

Brigitte Haentjens a mis un certain temps à assumer son ambition artistique individuelle. En effet, elle a d’abord préféré « [se] cacher derrière un projet collectif de prise de parole » (p. 33). En 1977, elle quitte son pays natal, la France, s’installe au Canada et prend la tête du Théâtre du Nouvel-Ontario, à Sudbury. Les jeunes créateurs ontariens des années 1970 et 1980 font alors la part belle aux projets collectifs. Militants, ils contestent « un théâtre institutionnel porteur d’un héritage français, dans lequel ils ne se sent[ent] ni conviés ni représentés » (p. 34). Habitée par cette même « urgence de prendre la parole au nom d’une collectivité » (p. 34), Haentjens collabore avec le dramaturge franco-ontarien Jean Marc Dalpé. Les textes qu’elle écrit avec ce dernier ne sont toutefois pas ouvertement militants : « Ils ne servaient pas une idéologie. Nous nous intéressions davantage aux individus broyés par le système qu’aux dynamiques sociales de l’oppression » (p. 58). À la fin des années 1980, pour des raisons que l’auteure n’explique toutefois pas dans son texte, il lui apparaît désormais impossible de se réaliser pleinement à la barre du Théâtre du Nouvel-Ontario. S’amorce alors « une nouvelle rupture, plus décisive et plus douloureuse sans doute que celle opérée quinze ans auparavant avec la France » (p. 41) : Haentjens quitte Sudbury et l’Ontario, et emménage à Montréal, au Québec. Là, elle devient directrice artistique de la Nouvelle Compagnie théâtrale (aujourd’hui le Théâtre Denise-Pelletier). Elle se retire cependant après un conflit avec le conseil d’administration de l’époque, qui jugeait ses choix de programmation « trop avant-gardistes, pour ne pas dire amoraux » (p. 66). Déçue par son expérience à la Nouvelle Compagnie théâtrale et souhaitant retrouver sa liberté artistique, Haentjens fonde en 1997 sa propre compagnie de théâtre, Sibyllines.

[heading style= »subheader »]Écriture et identité féminines[/heading]

Intitulée Je ne sais plus qui je suis, la première création de Sibyllines traite de la colère des femmes. Haentjens affirme cependant ne pas avoir envie « d’être classée parmi les artistes féminines » (p. 91), une étiquette pouvant laisser entendre que ses créations n’ont pas la portée universelle de celles de ses homologues masculins : « Que je mette en scène ou non des univers féminins, il me semble que la valeur de mon travail (mon œuvre, si j’osais dire) devrait être indépendante de mon sexe » (p. 91). Il peut sembler contradictoire, étant donné ce désir de ne pas être classée comme une artiste « féminine », que Haentjens insiste tant la question de la féminité en rapport avec l’écriture et de l’identité. Cette ambivalence peut s’expliquer par le contexte social et idéologique dans lequel a grandi l’auteure :

Pour les femmes de [s]a génération, héritières en première ligne des luttes féministes, la féminité se définit par opposition au masculin. L’autonomie ne s’acquiert que par le combat, pied par pied, pour la conquête d’un territoire jusque-là interdit, celui du pouvoir et, plus encore, celui de la parole (p. 194).

Dans son essai, Haentjens tente précisément, à plusieurs reprises, de définir la « féminité ». Ces tentatives se révèlent toutefois peu fructueuses. Elle écrit par exemple que « [la] question de la maternité touche au cœur de l’identité artistique féminine » (p. 88). Cette assertion peut étonner; en effet, placer la maternité au cœur de l’identité des femmes artistes revient à les réduire, encore une fois, à leur sexe — ce que Haentjens refuse pourtant quelques pages plus tard. Dans Un regard qui te fracasse, l’auteure emploie par ailleurs à quelques reprises le pronom « nous » afin de prendre la parole au nom des écrivaines :

Je songe à cette remarque très intéressante de Marguerite Duras, révélant qu’elle écrivait quand les hommes n’étaient plus là, dans la cuisine (car elle servait à manger chez elle à bon nombre d’écrivains et d’intellectuels). Je me demande si ce n’est pas typique de l’écriture féminine. Bien sûr, les hommes nous occupent depuis l’enfance. Nous les fixons au centre de notre esprit, voire de notre corps, et nous sommes obnubilées par leur présence, dévouées à leur bien-être, attentives aux moindres changements de leur humeur (p. 145-146).

Or, ce « nous » se révèle relativement restreint, puisqu’il écarte les femmes qui ne sont pas « obnubilées » par la présence des hommes (on pourrait penser par exemple aux lesbiennes). On peut aussi douter que ce rapport aux hommes soit véritablement typique de « l’écriture féminine ». L’expression elle-même est discutable : il serait plus juste (et, surtout, moins essentialisant) de parler d’écritures des femmes. Le problème est donc peut-être moins la définition de la féminité que la tentative même d’établir une définition, qui conduit inévitablement à l’écueil d’une perspective déterministe. Des penseurs féministes, Monique Wittig, Claire Michard et Dominique Bourque par exemple, proposent justement de dépasser le paradigme binaire homme-femme, dont le principal effet serait de reconduire la domination masculine. Toutefois, si Haentjens tombe à certains égards dans le piège de l’essentialisme, elle paraît aussi parfois souhaiter, comme Wittig, Michard et Bourque, déconstruire l’opposition binaire du masculin et du féminin. C’est ce que montre d’une part son désir de ne pas être affublée de l’étiquette d’artiste « féminine », et d’autre part son analyse des poèmes de son recueil D’éclats de peine, publié en 1991 : « Aujourd’hui, je me rends compte que ces poèmes exprimaient la douleur de façon plutôt masculine. Une femme soûle et colérique paraît inconvenante et trash. Il me plaisait sans doute d’affronter ces préjugés » (p. 144). Au premier mouvement de la pensée, qui réitère certains stéréotypes, semble donc succéder un geste libérateur invitant à dépasser la classification des êtres humains en fonction de leur sexe.

[heading style= »subheader »]La création, autrement[/heading]

Il se pourrait que cette opération de déconstruction des modèles dominants trouve son prolongement dans le travail de Haentjens sur le corps des acteurs qu’elle dirige :

À travers toutes ces explorations du mouvement, je cherche essentiellement un corps théâtral, un corps résistant ou critique, débarrassé des codes de la vie courante et des représentations de soi forgées par l’imagerie télévisuelle ou médiatique […] Bizarrement, au théâtre, c’est le corps qui est subversif, presque davantage que les idées. Le corps agit, dérange, bouscule plus sûrement qu’un concept (p. 161-163).

Un corps théâtral ni féminin ni masculin – un corps neutre ou du moins libéré des stéréotypes sexuels – pourrait ainsi apparaître sur scène. Là se situent peut-être en partie la « révolution » et le « changement de paradigme » que Haentjens appelle de ses vœux (p. 184). D’ailleurs, la corporalité est centrale dans l’œuvre de la metteure en scène. À l’école du célèbre professeur de théâtre Jacques Lecoq, où elle étudie avant de déménager en Ontario dans les années 1970, Haentjens fait la découverte des « possibilités créatrices du corps » (p. 20), lesquelles surpassent (et de loin) celles engendrées par des réflexions ou des indications de nature psychologique. Chez Haentjens, le corps a la préséance. On pourrait même dire que le corporel oriente le psychologique : « Il arrive généralement qu’une simple consigne physique infléchisse le jeu plus sûrement que des discussions infinies sur les motivations des personnages », écrit la metteure en scène (p. 153). La quête artistique passerait au final par « la déformation de la morphologie de l’interprète, la fabrication d’une autre enveloppe corporelle », car c’est ainsi que « [l]’acteur invente […] un personnage, sollicitant de nouvelles facultés d’expression » (p. 153). De nombreuses étapes sont toutefois nécessaires avant de parvenir à ce résultat. Haentjens écrit qu’elle éprouve, « tout au début du travail, bien avant les répétitions, […] une espèce de froideur, d’indifférence face au texte » (p. 43). L’œuvre à monter doit être assimilée et digérée avant de se voir « recrach[ée] » (p. 47). Bien qu’avant tout cérébrale, Haentjens, privilégie l’intuition et l’écoute, s’éloignant ainsi des modèles « autoritaires » où la vision du metteur en scène est imposée unilatéralement aux acteurs. Pour elle, la mise en scène « semble plus proche de la méditation, de l’écoute, que d’une quelconque maîtrise » (p. 15). Dans le modèle privilégié par Haentjens, autant l’interprète se soumet à la vision du metteur en scène, autant il y résiste, tentant d’exprimer la sienne; et de ce pas de deux naît la pièce. Ultimement, l’acteur doit même parvenir à se libérer du regard de celui ou de celle qui le dirige :

Cela aussi est paradoxal : la volonté de s’exprimer sans être vu, alors que les acteurs vont, dans la lumière, livrer au public quelque chose que l’on ne maîtrise plus totalement. Car le théâtre a ceci de particulier : au contact des collaborateurs, des interprètes surtout, puis des spectateurs, l’objet se transforme. Les différents interlocuteurs agissent sur la matière, la modifient. Il faut accepter d’en être dépossédé (p. 18).

L’auteure écrit que certains interprètes « tiennent lieu de double : ils vont sur scène pour [elle], à [s]a place, portant une part de [s]on intimité, qui s’y expose et s’y sacrifie symboliquement » (p. 100). Le rapport au théâtre de la metteure en scène est en fait semé de paradoxes. Même si elle peut parfois être « en panne de désir artistique » (p. 18), Haentjens éprouve une dépendance à la création allant jusqu’à « troubler le sommeil et toutes les autres fonctions organiques » en envahissant son « espace mental » (p. 31). Le fait qu’elle s’avère incapable, sauf exception, de manquer une représentation de ses spectacles, et ce, même si la rencontre avec le public peut lui occasionner une certaine souffrance, témoigne de cette dépendance.

C’est l’expérience individuelle de Brigitte Haentjens qui s’impose comme la ligne directrice d’Un regard qui te fracasse. Véritable autoportrait professionnel et intellectuel, l’ouvrage permet de suivre le parcours de la metteure en scène et de comprendre la conception de l’art qui sous-tend son travail. En somme, l’essai intéressera différents lecteurs, tant ceux qui connaissent l’œuvre de Haentjens que ceux qui affectionnent les réflexions sur l’art, la politique et le féminisme. Après tout, ce livre déplace le regard du spectateur vers les coulisses des productions théâtrales et littéraires de l’artiste. Mais d’une certaine manière, il s’agit aussi d’un mouvement de côté de la part de Haentjens, qui se place cette fois-ci sous le feu des projecteurs; elle se met en scène directement, sans la médiation des interprètes et des textes exogènes, à travers un discours somme toute plutôt intimiste où cohabitent récit de vie et réflexions professionnelles.


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

HAENTJENS, Brigitte, Un regard qui te fracasse. Propos sur le théâtre et la mise en scène, Montréal, Boréal, 2014.