[clear][information]Ce texte est issu d’une présentation réalisée dans le cadre du Forum interuniversitaire des étudiants en création (FIEC) 2015.[/information]

À l’hiver 2012, quand j’ai décidé de faire du polyamour le thème central de mon projet de mémoire, autant pour l’essai que pour la partie création, je me suis mise en quête du plus grand nombre de romans possibles qui mettent en scène cette « orientation relationnelle présumant qu’il est possible [et acceptable] d’aimer plusieurs personnes et de maintenir plusieurs relations amoureuses et sexuelles à la fois [1] » (Barker, 2005 : 75; traduction libre). Or, avant même de construire ma bibliographie, j’avais déjà une bonne idée de ce que j’allais écrire dans la partie création, soit un roman avec plusieurs personnages habitant dans le même lieu, et partageant ressources, amour et sexe. Je n’avais pas encore songé à comment j’allais écrire. Cela n’avait pas (encore) d’importance.

Pour le corpus primaire de mon essai, j’ai choisi trois romans québécois pour décortiquer comment le polyamour est représenté ici plus particulièrement. Mais j’ai pris le temps au préalable de lire une pléthore de fictions de provenances diverses pour me faire une tête. Ces fictions, issues de la France, du Québec, des États-Unis et de la Grande-Bretagne principalement, brossent un tableau polyamoureux en utilisant divers types de voix narratives, soit un « je » comme dans Quatrième génération de Wendy Delorme (2007), un « tu » comme dans Tarquimpol de Serge Lamothe (2007), ou un « il » comme dans Politique d’Adam Thirlwell (2003). Rapidement s’est dessiné le constat suivant : bien qu’on puisse qualifier ces romans d’innovants de par le thème abordé, le « temps de parole » accordé à chacune et chacun des partenaires des cellules amoureuses représentées est complètement inégal, même que dans la plupart des cas, on n’entend qu’une seule voix. J’ai donc décidé, pour la partie création de ma maîtrise, de donner voix à cinq personnages différents, cinq « je » qui alternent d’une section à l’autre. Dans cet article, je tenterai donc de décortiquer les enjeux de la polyphonie de ce projet qui se veut sans doute pluriel à plus d’un égard.

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[heading style= »subheader »]Utopiste de loyer[/heading]

Avant d’écrire ces voix multiples dans mon roman – qui devait être au départ un court roman d’environ 70 pages – j’ai essayé deux formes : un « je », celui de Claude (qui se nommera éventuellement Camille), et un « il » en focalisation interne relatant une conversation entre Alice et Greg (qui, lui, s’appellera éventuellement Simon). Ma directrice de l’époque m’a dit préférer le « je » : c’est donc celui-là que j’ai peaufiné. D’ailleurs, ce chapitre-là, celui de Camille, est encore mon favori à ce jour

Or, même en sachant que j’étais contrainte d’écrire un court roman, j’avais en tête à ce moment-là une grande saga de la vie quotidienne, où treize (!) personnages vivaient dans un immense manoir avec des mini-maisons tout autour, chaque habitant possédant une des mini-maisons pour avoir une intimité totale, et où l’aile centrale servait d’aire commune.

Une fois, j’ai dessiné ce château et ce terrain infini qui n’existe nulle part. Mais comme je ne sais pas dessiner, ça a donné cette chose horrible :

Figure 1: Marie-Pier dessine des utopies bucoliques.

Je pensais à cette époque que plus j’avais de personnages, plus le roman serait représentatif des relations polyamoureuses. C’était, je vous l’accorde, un peu naïf. Ce que je voulais écrire, en fait, c’était une utopie de haut rang qui ferait en sorte que le monde entier voudrait devenir polyamoureux.

Heureusement, je me suis vite rendue compte que je délirais un peu, surtout en ce qui a trait au lieu (treize personnages, ça me semblait logique, mais un château, pas tant que ça : les chimères qu’on se raconte, parfois…). Donc, au lieu de les installer dans un château, je les ai emménagés dans un Bed and Breakfast de village qu’Alice, un des personnages principaux, aurait acheté toute seule (parce que c’est une femme forte et indépendante, évidemment).

En 2013, j’ai changé de directrice. Quand je lui ai annoncé que j’avais treize personnages, son visage a fait une magnifique expression d’étonnement et d’incertitude. Elle m’a convaincue (sans trop de difficulté) de réduire mon nombre de personnages de treize à cinq. « Cinq, c’est quand même trop, mais c’est plus raisonnable ». Elle m’a demandé où ils habiteraient, les cinq. J’ai parlé du Bed and Breakfast. Elle a froncé les sourcils, cette fois : « Ça se passe-tu dans le présent, ton affaire? » « Euh, oui. » « Est-ce que tes personnages ont de l’argent à l’infini? » « Euh, je sais pas? » « Est-ce que c’est nécessaire d’avoir infini argent pour réfléchir au polyamour? » Et là, dans ma tête, je me suis dit : « Ben, moi j’ai pas d’argent pis j’y pense tout le temps », donc j’ai répondu : « Euh, non. »

Elle m’a fait comprendre que l’argent qui coule à flots dans des romans qui se veulent réalistes tend à rendre difficile le maintien de la suspension volontaire d’incrédulité (suspension of disbelief) des lectrices et lecteurs, selon l’expression de Coleridge.

Dès lors, j’ai commencé à insérer cette expérience très spécifique dans le roman : un groupe de personnes très proches et très pauvres peut décider que, pour multiplier ses ressources, il doit les combiner. Un 7 ½ à Sherbrooke peut coûter 900 $ par mois, chauffage et eau chaude comprise. Divisé à cinq, ça fait 180 $ par personne. C’est plus réaliste. J’ai fait un autre dessin :

Figure 2: Marie-Pier ne deviendra pas architecte.

Donc, j’ai écrit les vingt premières pages selon la structure suivante : une partie narrée par un narrateur externe, ensuite les « je » individuels d’Alice, d’Éloi, de Camille, de Simon, et de Gaëlle (pas nécessairement dans cet ordre), puis une « conversation » entre deux personnages qui prendrait la forme d’une scène de théâtre. Cette structure devait se répéter trois fois.

J’avais décidé d’avoir un narrateur externe parce qu’en fait, mon obsession pour le roman Politique et sa narration ironico-fabuleuse me donnait l’impression qu’un commentaire extérieur était nécessaire pour insérer une touche d’humour dans le roman, ou pour mettre en perspective des enjeux sociopolitiques liés au modèle relationnel en question.

C’est à la suite de l’intervention de ma première lectrice que j’ai éliminé mon narrateur externe qui, selon elle, nuisait aux « je » des autres chapitres. Je me suis aperçue qu’en insistant pour faire transparaître ma propre voix au travers des leurs, je les infantilisais. Comme si ces « je » ne pouvaient pas exister sans l’accompagnement d’un parent-narrateur. Mais même en enlevant le narrateur externe, ma propre voix n’en avait pas fini de s’insérer partout; j’y reviendrai.

Ma lectrice m’a aussi mentionné, plusieurs mois plus tard, ne pas comprendre en quoi la conversation en forme théâtrale servait le texte, me forçant à creuser cette question. J’avais rédigé la première conversation entre Éloi et Camille parce que je voulais des dialogues, un chapitre entier de dialogues, et je ne voulais pas supplanter un des chapitres au « je », alors qu’il s’agissait en fait, justement, d’illustrer ce qui se dit en-dehors de ce qui se pense. Créer un chapitre à part me semblait donc nécessaire. Mais la forme théâtrale, elle, était (et est encore) surtout une lubie de l’auteure. Mais tout se justifie comme absolument essentiel si on trouve les bons mots : j’insère du théâtre dans mon texte non seulement pour sortir de la tête de mes personnages, mais aussi parce que la forme théâtrale oblige la lectrice à imaginer une scène à propos de laquelle elle ne sait que le strict minimum : ce sont seulement des paroles et un lieu. Entre ces paroles et ce lieu, il y a une angoisse des deux personnages qui ne s’illustre pas dans les « je », qui ne s’incarne que dans ce qui est dit et ce qui est fait (ou pas) ou, encore mieux, ce que la lectrice souhaite qu’ils se disent et se fassent, et qui n’arrive pas. Enfin, les didascalies sont le dernier lieu d’existence de mon narrateur externe. Ça et les titres des chapitres.

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[heading style= »subheader »]J’étais supposée parler d’autre chose[/heading]

Donc, j’en arrive à mon enjeu principal, la polyphonie. Je rapporte ici le mot « polyphonie » à son étymologie la plus simple, soit « plusieurs voix », comme polyamour signifie « plusieurs amours ». Dès lors que j’ai décidé de multiplier les voix narratives, je me suis opposée à d’autres œuvres, notamment Tarquimpol dans lequel le narrateur efface carrément les voix de ses partenaires, en plus de dédoubler la sienne en s’adressant à lui-même au « tu ».

J’admets, bien sûr, que la narration dite « simple » (« simple » par opposition à « plurielle ») peut très bien servir le récit amoureux, tant traditionnel que moderne. Je suis loin de croire, aussi, que la multiplication des voix est la seule manière d’arriver à une représentation juste du polyamour. Mais c’est certainement une des manières qui me semble relativement évidente.

D’ailleurs, en quoi, au juste, le polyamour serait-il mieux exprimé par la polyphonie? Dans ses fondements mêmes, le polyamour déconstruit certains codes amoureux mononormatifs – une expression de Pieper et Bauer (2006) bien évidemment calquée sur le mot « hétéronormatif », donc mono  pour  monogame – notamment dans l’optique de :
– permettre à des membres d’une cellule amoureuse de maintenir une autonomie complète en n’étant plus considérés comme « appartenant » à une seule personne;
– entretenir une communication ouverte et constante entre les partenaires pour que les ententes soient renégociées selon les changements de sentiments ou de situations, et que le consentement soit continuel;
– reconnaître l’égalité des sexes dans les relations amoureuses, notamment par l’invalidation du mythe selon lequel il n’y a que les hommes qui ont du désir « indomptable »;
– revaloriser d’autres formes de relations affectives que celles « amoureuses et sexuelles » (À ce sujet, j’ai envie d’écrire « amoureusesetsexuelles » en un mot comme Sabine Prokhoris écrit « différencedessexes » (2000 : 142), tellement les deux critères sont indissociables dans la monogamie traditionnelle).

Ainsi, en donnant un « temps de parole » égal à chaque partenaire, la forme de mon roman tend à s’approcher du fond par l’accent mis sur ces quatre éléments polyamoureux en particulier puisque :
– les voix maintiennent leur autonomie et ne dépendent pas de la prise de parole des autres;
– les accrochages au niveau des sentiments sont divulgués et tirés au clair continuellement;
– le temps de parole égalitaire reflète l’équité sexuelle;
– la mise en lumière des relations non-sexuelles décentre le cadre au travers duquel nous entrevoyons habituellement les relations amoureuses dans les récits.

Quant à mon récit comme tel, les cinq voix que j’ai tenté d’élaborer sont les suivantes :
– Alice, 30 ans, angoissée par son existence même, forte tendance à sur-réfléchir à toutes situations. A toujours peur qu’on lui fasse du mal;
– Gaëlle, 33 ans, experte pâtissière au désir insurmontable de plaire à tout le monde. Tolère mal la perte de contrôle;
– Simon, 30 ans, universitaire introverti, méfiant de tout ce qui se trouve en-dehors de son habitat naturel. Obsédé de ménage;
– Camille, 31 ans, transgenre au sarcasme mordant, aime les câlins et déteste la bullshit. Pourvue d’un déficit d’attention marqué;
– Éloi, 30 ans, préfère les chats aux humains, donne l’impression d’être bien adapté socialement, mais c’est un leurre.

Évidemment, tous ces personnages ont subi nombre de mutations, au gré de divers constats d’échecs en raison de la vraisemblance de ceux-ci, et de mes ambitions narratives.

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[heading style= »subheader »]Parentalité auctoriale 101[/heading]

La rédaction de ces fragments narratifs m’a fait découvrir une faiblesse majeure dans mon écriture, qui a aussi mené à ma plus grande « avancée » : il s’agit, bien sûr, de ma tendance à entraver les voix de mes personnages avec ma propre voix, faisant en sorte que leurs voix supposément uniques et autonomes se trouvent être mêlées et uniformes.

Je dis que cela m’a menée à ma plus grande avancée parce que la seule façon d’interrompre ma voix était d’amplifier les leurs, en réécrivant encore et encore jusqu’à ce que leur langage soit typé, leurs désirs, campés, et leurs objectifs, clairs.

Ce que je considère, avec du recul, comme une percée importante aurait dû m’apparaître évident dès le départ, avec ce que je savais déjà à propos du polyamour. Étant donné qu’il s’agit d’un modèle amoureux qui contient nécessairement plus d’une personne, donc plus d’une voix, chaque personne d’une même cellule amoureuse est obligée de faire le bilan de son propre vécu, de son privilège, de ses peurs et de ses limites pour éviter de les projeter sur ses partenaires, et que sa voix puisse être clairement entendue, comme j’ai dû moi-même le faire pour arriver à écrire ces cinq voix que je souhaite uniques. Évidemment, cette démarche d’introspection pourrait être reliée à bien d’autres circonstances, polyamoureuses ou non; je pense toutefois que le polyamour et ses versions fictionnalisées ont le potentiel de mettre en lumière les pièges d’une habituelle incommunicabilité, inhérents aux relations humaines tout autant qu’à la création littéraire, apparemment.

Mais même si j’ai compris que la polyphonie était « nécessaire », « utile » ou « importante » dans la représentation polyamoureuse, cela ne la rend pas plus facile à écrire. Aujourd’hui, si je lis et relis encore chacun des fragments de mes personnages, c’est en me posant la question suivante : cette phrase doit-elle être dite? Si oui, comment? et par qui? Je crois que la réponse est : jusqu’à ce qu’enfin les personnages puissent exister en-dehors de moi, loin de ma parentalité auctoriale.


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[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

DELORME, Wendy, Quatrième génération, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 2007.

LAMOTHE, Serge, Tarquimpol, Montréal, Éditions Alto, 2007.

THIRLWELL, Adam, Politique, traduit de l’anglais par Marc Cholodenko, Paris, Collection « Points », Éditions de l’Olivier/Le Seuil, 2004 [2003].

BARKER, Meg, « This is my Partner, and This is my… Partner’s Partner : Constructing a Polyamorous Identity in a Monogamous World », Journal of Constructivist Psychology, 2005, p. 75 à 88.

BARKER, Meg et Darren LANDRIDGE [dir.], Understanding Non-Monogamies, New York, NY, Routledge, 2010.

CHAUMIER, Serge, L’amour fissionnel : le nouvel art d’aimer, Paris, Éditions Fayard, 2004.

COMBESSIE, Philippe et Sibylla MAYER, « Une nouvelle économie des relations sexuelles? », Ethnologie française, Paris, vol. 43, 2013(3), p. 381-389.

DELORME, Wendy, Quatrième génération, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 2007.

LAMOTHE, Serge, Tarquimpol, Montréal, Éditions Alto, 2007.

PIEPER, Marianne et Robin BAUER « Polyamory and Mono-normativity – Results of an Empirical Study of Non-monogamous Patterns of Intimacy’ » (article non-publié), 2006.

PROKHORIS, Sabine, Le sexe prescrit. La différence sexuelle en question, Paris, Aubier/Flammarion, Collection « Champs », 2000.

RICH, Adrienne, « La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne », Nouvelles questions féministes, n° 1, 1981, p. 15-43.

ROBINSON, Victoria, « My Baby Just Cares for Me : Feminism, Heterosexuality and Non-Monogamy », Journal of Gender Studies, vol. 6, no 2, 1997, p. 143-157.

SHEFF, Elisabeth A., The Polyamorists Next Door: Inside Multiple-Partner Relationships and Families, Lanham, MD, Rowman & Littlefield Publishers, 2013.

THIRLWELL, Adam, Politique, traduit de l’anglais par Marc Cholodenko, Paris, Collection « Points », Éditions de l’Olivier/Le Seuil, 2004 [2003].

[1] Texte original : « […] a relationship orientation that assumes that it is possible [and acceptable] to love many people and to maintain multiple intimate and sexual relationships ».