Tout débuta lorsqu’un collègue de Jean gagna une somme toute modique au tirage hebdomadaire local. Le collègue en question était habité d’une fébrilité effrayante : il venait de gagner, et c’est parce qu’il était sûr de gagner qu’il avait participé au tirage. Voilà ce qu’il répétait à tous ceux qui voulaient l’entendre. Le fait demeurait qu’il s’était acheté ce billet, car l’oracle avait dévoilé son gain assuré.

L’oracle, quelle sottise!, pensait Jean.

Toutefois, il y croyait à cette sottise – même s’il la trouvait absurde –, car ce gain pécuniaire était une preuve incontestable de la compétence de l’oracle. Comment pouvait-on prévoir avec certitude une victoire à la loterie, sinon par le biais de pouvoirs divinatoires? Le collègue conseilla dès lors à tous ceux qu’il croisait de consulter ce miraculeux oracle aux justes prédictions. Cet argent, il ne l’aurait pas eu sinon, disait-il, lui qui ne s’était jamais risqué aux jeux du hasard. L’oracle avait eu raison, et il avait eu raison d’écouter l’oracle.

Peu se laissèrent convaincre, et ce, même si la richesse du collègue fit naître une jalousie honteuse chez tous.

Lorsque les bureaux fermèrent pour la nuit, Jean rentra chez lui, répétant en boucle ces mots dans sa tête : l’oracle a eu raison.
Toute la soirée, il repensa à son collègue et à la chance qu’il avait eue. Lorsqu’il trouva enfin le sommeil, il n’avait toujours pas pris sa décision.

Le lendemain matin, lorsque Jean arriva au bureau, il trouva une petite foule agglomérée autour de la secrétaire du patron. Il s’enquit rapidement de la situation et découvrit que la secrétaire avait à son tour rendu visite à l’oracle, la veille. L’oracle lui avait alors annoncé la nouvelle qu’elle attendait avec anxiété depuis des mois : un enfant grandissait dans son ventre. Ce matin, elle était arrêtée à la pharmacie, s’était procuré un test de grossesse, et celui-ci avait confirmé les dires de l’oracle. Elle était enceinte! Clameurs, congratulations et bons vœux se mêlèrent.

Le vendredi s’acheva bientôt et Jean n’avait plus qu’une idée en tête : il devait rencontrer l’oracle. Faisant fi de son scepticisme, il s’informa auprès de son collègue qui le guida avec une ardeur curieuse vers ce fameux oracle.

Jean trouva l’oracle à proximité du centre de la ville. Celui-ci opérait dans une minuscule boutique, située dans le sous-sol d’un immeuble triste à deux pas de la bouche du métro. Jean descendit les degrés d’un escalier sordide, l’esprit tourné vers les merveilles potentielles qu’il espérait qu’on lui révèlerait aujourd’hui. Allait-il rencontrer une femme qui le chérirait pour ce qu’il était? Recevrait-il enfin une promotion – méritée – au bureau?

C’était assez, il n’en pouvait plus; il devait entendre la bonne nouvelle annoncée par l’oracle. Du pied, il repoussa les détritus amassés devant la porte, rejetés par un trottoir foulé de passants sans considération. Tous ces gens qui marchaient journellement devant cette porte en ignorant l’éventail de possibilités cachées derrière un glissement de gonds. Jean leur tourna le dos, pénétrant un lieu de connaissance et de sagesse.

La porte en verre coiffée d’un drap glissa en silence, se refermant dans son dos. À l’intérieur, c’était la pénombre. Seuls quelques rayons de soleil se faufilaient à travers la fenêtre de l’entrée. À gauche, sur une table – que ses pupilles habituées à la lueur du jour peinaient à voir – trônait une petite lampe poussiéreuse, seul éclairage de l’endroit. Deux chaises aux sièges en tissu l’encadraient, défoncés par des années de fessiers de toutes tailles, de toutes pesanteurs. Au fond, il distinguait un mur sombre là où les rais de lumière venaient mourir. À droite, tout était obscur. Jean devina qu’il s’agissait d’une salle d’attente. Personne ne vint l’accueillir ou lui offrir des instructions quant à la marche à suivre, nulle réceptionniste ne passa lui demander ce qu’il faisait là. L’oracle n’avait pas besoin d’assistant pour lui annoncer l’arrivée de visiteurs, se dit Jean, l’oracle avait su qu’il visiterait son établissement avant même qu’il en ait franchi la porte. Tout cela était évident. Il devait attendre que l’oracle daigne le recevoir. Sans se questionner davantage, il prit place sur une chaise, commençant l’attente fiévreuse précédant la révélation d’une promesse. En dehors du cliquetis d’un radiateur, seules les respirations de Jean brisaient le silence de l’endroit. Un silence de chapelle, pensa-t-il; il se trouvait dans un lieu de culte. Flottait une douce odeur de purificateur d’air qui, toutefois, n’arrivait pas à masquer la totalité d’un relent d’arrière-fond, à peine discernable, mais bien réel. C’était une faible odeur de sueur et d’égouts, de souillure et d’immondices. Si faible qu’il crut même l’imaginer, l’espace d’un instant, car elle ne dura pas.

Il demeura immobile, assis sur la chaise inconfortable durant quelques minutes, au courant desquelles sa vision s’adapta et lui permit petit à petit d’apercevoir ce qui se trouvait droit devant, dans l’obscurité. D’abord, un meuble se profila : un bureau en bois stratifié sous lequel se trouvait un panneau de modestie tout noir, empêchant de distinguer les jambes de la silhouette qui apparut ensuite. Le temps d’un battement de paupières, Jean fut frappé de terreur et envahi d’angoisse; il voulut se lever en vain, figé sur la chaise, ses doigts agrippés aux accoudoirs en bois, ses fesses crispées collées contre le siège en tissu. Il s’était cru seul dans la pièce! De toute évidence, on l’épiait depuis son arrivée. Était-ce…?

« N’aie pas peur, je sais pourquoi tu es ici. »

Jean demeura coi. C’était lui. C’était l’oracle.

Il ne savait que dire, quoi demander, comment procéder.

« Que voulez-vous en échange de votre savoir?, finit-il par articuler.

– De toi, je ne demanderai rien. »

Rien? Il s’était attendu à se voir soutirer une somme importante en échange du don de l’oracle. Quelle agréable surprise!

« Dans ce cas, dites-moi ce que je suis venu entendre, ô oracle! »

Et l’oracle éclata d’un rire glacial, caverneux, qui résonna longuement dans les oreilles de Jean.

Ce dernier ne voyait de l’oracle que sa silhouette effilée. Sa voix était masculine, profonde. Il l’imaginait briller d’un sourire digne du rire théâtral qu’il venait de produire.

Un effet de spectacle. Il cherchait à impressionner Jean par son aura de mystère. Cela fonctionnait, dut-il admettre.

« Je te dirai ce que tu es venu entendre. Mais d’abord, es-tu sûr de vouloir savoir?

— Bien sûr! », s’exclama Jean d’emblée, lui qui avait réfléchi à cette question précise toute la veille, au point d’en faire de l’insomnie.

Cette fois, il crut apercevoir le sourire de l’oracle, furtive tache grise dans l’obscurité de son coin de pièce.

« Tu es brave, je t’assure, car je crois que ceux qui veulent connaitre ce qui leur arrivera demain sont braves. Es-tu prêt à l’entendre?

— Je suis prêt.

— J’ai vu ce qui arrivera demain. »

Jean, fébrile, planta son regard dans les ombres. Il lui semblait avoir attendu ce moment toute sa vie durant, d’avoir attendu ces mots qui allaient être prononcés dans les secondes qui suivraient.

« Demain, tu seras malade. Cette nuit, tu ne dormiras point. Et la fois prochaine que tu dormiras, tu seras mort. »

L’oracle avait parlé.

* * *

Jean déambulait chez lui sans but ni raison.

Sa vie avait soudain pris un détour.

Il ne pouvait plus dormir.

Du jour au lendemain, il était devenu disciple de l’oracle.

Désormais, il connaissait sa mort proche.

Au départ, il n’avait pas voulu y croire.

Puis, il avait commencé de se sentir mal.

La fatigue s’était installée. La veille, il avait peiné à dormir, réfléchissant à la prophétie de l’oracle. La fatigue s’accumulait. Aujourd’hui, il ne voulait plus dormir. Il craignait les draps et l’oreiller. Il craignait le vide qui l’envelopperait lorsqu’il se hisserait dans leur sein.

C’est pourquoi il enchaînait les cafés. Ses nombreux allers-retours l’emmenaient de la cuisine à la salle de bain. La boisson amère traversait son organisme, passant de sa bouche à sa vessie, lui livrant son énergie si précieuse.

L’efficacité du stimulant s’atténuait avec chaque lampée. La fatigue gagnait la course, telle la tortue inlassable.

Une hypocondrie insidieuse avait pris possession de ses esprits comme de sa chair.

L’alarme hurlait quelque part, entre ses deux oreilles. L’anxiété laissait place à l’acceptation : la maladie n’était plus imaginaire. Combien d’heures s’étaient écoulées? Était-ce samedi? Dimanche, peut-être? Lundi, déjà? Il avait débranché son téléphone. Son patron l’avait sans doute appelé, inquiété par son soudain manque à son indéfectibilité, se heurtant à une ligne morte. Ses collègues ragotaient peut-être à son sujet. Ils devaient le croire craqué, après tant d’années de bons et loyaux services – car s’il avait gagné un prix quelconque, il serait de façon certaine revenu s’en vanter, tels celui-là et son gain pécuniaire, celle-ci et sa grossesse annoncée!

Non, il n’avait rien gagné chez l’oracle, sinon une frayeur funeste. Une peur du vide, de ce qu’il manquerait de la vie, de l’humanité, lorsqu’il s’endormirait.

Bientôt, ses mains se mirent à trembler. Ses bras languissants étaient tirés dans leur intérieur. Sa tête faisait mine d’exploser, le nord fuyait son regard embrouillé.

La route vers son lit paraissait soudain claire de dangers. C’était à nouveau une promesse de repos et de bien-être.

Une montagne de tasses et de filtres souillés s’était formée sur le comptoir de sa cuisine. Tant d’énergie volatile, dissipée dans un organisme las d’être dans son état.

Le sentier creusé vers les literies coupait, perpendiculaire à celui menant vers la salle de bain. Ses pieds l’y guidèrent. Jean ne ressentait plus que ce couteau dans sa poitrine. Son esprit s’était tu.

Le confort de la mort l’appelait. Il n’en pouvait déjà plus de souffrir ainsi. Son oreiller devint libérateur. Il y sombra et ne se leva plus.

Dès que sa tête eut touché la taie, son cœur cessa sa pulsation.

À nouveau, l’oracle avait eu raison.