[information]Ce texte a été rédigé dans le cadre du dossier « Écrire entre les genres » piloté par Mathieu Simard.[/information] J’étais seul.

À l’extérieur, quelques branches vibraient au gré du vent. Le faisceau lumineux d’un réverbère s’étalait sur le trottoir d’en face jusqu’à ma fenêtre. Ici et là des grillons brisaient le silence de leurs stridulations, quelques lucioles se faisaient la cour, effleurant l’herbe et les plantes de leurs lueurs dansantes.

Derrière ma vitrine, j’étais seul. Seul de cette solitude intérieure, que l’on ressent parfois même en présence des autres. Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas sentie aussi lourde. Il y a quelques années, pourtant, elle m’enveloppait presque quotidiennement.

Je partais alors avant la tombée du soir, animé par une contemplation pulsionnelle de tout ce qui se retrouvait autour de moi.

Cette fois, cependant, elle m’avait envahi. C’était une question de circonstances. Je ne l’avais pas cherchée, elle était venue. Étouffé, cherchant à la fuir, j’étais sorti de chez moi pour marcher jusqu’à ce qu’un autobus en direction de la ville croise mon chemin; je décidai d’y monter.

Québec aux soirs d’été; on ne saurait la décrire. Il y a quelque chose dans sa façon de bouger, d’illuminer le ciel, qui nous fait indubitablement tomber sous son charme. En prenant le temps de l’observer, on se rend compte que beaucoup de choses semblent se décider à l’angle de Saint-Jean et d’Honoré Mercier. On y va et on y vient en toutes directions, habituellement pour aller prendre un coup dans l’un des innombrables bars éparpillés à travers les vieilles rues de la ville.

Débarqué au beau milieu de ce tumulte, je m’étais dirigé vers Notre-Dame et le Château. Je ne sais trop ce que j’y cherchais, mais j’ai toujours aimé cette sensation qui me fait penser que chaque instant vécu lors de ces marches nocturnes n’est occasionné par aucune forme de contrainte. L’éclipse d’un regard, le sourire d’une jolie fille attrapé au vol, quelques paroles tronquées. Toutes ces actions surviennent sans qu’on les ait planifiées. Elles disparaissent aussi vite qu’elles arrivent; elles sont passagères, et c’est sans doute ce qui les rend aussi appréciables.

Je marchais donc, accrochant le regard des autres au centre d’une foule en exultation. Or, plus j’avançais, plus je prenais conscience que, malgré toute cette vie qui virevoltait autour, au fond de mon être rien ne bougeait. Je ressentais encore la même lourdeur.

À bien y penser, j’avoue ne pouvoir dire aujourd’hui si je me sens plus vivant lorsque cette solitude m’enveloppe ou lorsqu’elle s’évanouit – le plus souvent auprès d’un vieil ami ou dans les bras d’une femme. La vérité se trouve peut-être entre les deux. Quoi qu’il en soit, je ne m’y faisais pas encore. C’est pourquoi je me mis à la recherche d’un endroit calme pour essayer de mieux l’apprivoiser. Je le trouvai à quelques pas d’un monument de George-Étienne Cartier éclairé par de faibles lueurs globuleuses. Sur le socle était inscrit : « Pour assurer notre existence, il faut nous cramponner à la terre, et léguer à nos enfants la langue de nos ancêtres et la propriété du sol »

« Une vieille phrase. De vieilles idées », me dis-je.

Je pris place sur un petit banc bordant l’un des lampadaires. La clameur de la Place Royale résonnait sans excès à quelques mètres de moi. À force de l’écouter et d’observer les passants aller et venir, je réussis à me plonger dans une rêverie sagace, ce que je n’avais pas fait depuis bien longtemps. Je sortis alors un vieux cahier jauni qui traînait dans mon sac et je commençai à écrire.

Je me mis à réfléchir à la solitude et à cette mélancolie subite qu’elle entraîne avec elle. Comme si le fait d’être seul devait inévitablement nous ramener vers de vieux souvenirs, parfois oubliés. Cela me remémora quelques vers rédigés à la sortie de l’adolescence. À l’époque je ne savais encore presque rien de la poésie; j’aimais Baudelaire sans le connaître; j’avais appris « Demain dès l’aube » d’Hugo par coeur simplement parce qu’il me donnait des frissons chaque fois que je le récitais. Ne lisant que des poètes français du XIXe siècle, je ne savais pas encore que le vers éclaté était aujourd’hui une norme. J’écrivais par besoin, simplement, et la poésie était pour moi un exutoire.

Cest la nostalgie des premières occasions,
Quand vivre était tout ce que nous faisions,
La nuit était éclairée, le vide, ignoré,
Et ce soir, sur ce banc, je songe au passé,
 

Ces vers avaient beau être démodés, simplistes, ils n’en étaient pas moins sincères et dénués de toute prétention. Ils exprimaient d’ailleurs parfaitement mon état d’âme. J’étais assis sur un banc, songeur, à regarder l’éclat de la pleine lune traverser les arbres devant et se fondre sur le visage sculpté d’un homme venu d’une autre époque. Je regardais cette statue en pensant à toutes les années qu’elle avait traversées ainsi, sans bouger. Elle avait subi, depuis tout ce temps, les intempéries de l’hiver, les dégelées du printemps, les pluies de l’automne. Or, elle restait là, immobile, usée, tel un vestige du passé. Derrière elle, on marchait, on riait, on vivait. C’était un étrange contraste; comme si cette image permettait la jonction entre ce qui avait vécu et ce qui continuait de vivre. Essayant de cerner ma place dans tout ça, quelques mots de Laferrière me revinrent à l’esprit. Je les avais lus au cours de l’été, m’étant plongé dans cet Art presque perdu de ne rien faire que l’auteur nous fait si bien redécouvrir :

Ce qui est merveilleux, c’est qu’en ralentissant on parvient enfin à mieux apprécier le paysage, et à s’intéresser à autre chose qu’à nous-mêmes. Jusqu’à se faire avaler par le grand spectacle du monde avec les arbres, les gens, les sentiments, tout ce qui vibre en ce moment autour de nous. Mais pour mesurer une pareille ardeur, il faut ralentir ((Dany Laferrière, « Éloge de la lenteur », dans L’Art presque perdu de ne rien faire, Montmagny (Québec), Boréal « Collection Compact », 2014, p. 23.)).

C’était beau, et je me posai la question; peut-on dissocier un intérêt pour ce qui nous est externe d’un intérêt envers nous-mêmes? S’il est vrai que nous pouvons nous extérioriser en ralentissant, cette sortie de l’être n’est-elle pas ce qui nous rapproche le plus de notre propre existence? Comme s’il était impossible de comprendre le monde sans s’extraire, mais que cet arrachement était la seule chose qui rendait concevable un entendement de soi. Comme si, en s’intéressant au spectacle de la vie, nous n’avions d’autres choix que de s’intéresser à notre rôle dans tout cela.

Mais allez savoir, ce n’était là qu’une rumination frivole. Je continuais toutefois ma rêverie jusqu’à ce que je réalise quelque chose de déconcertant : j’étais bien. Cela me sauta au visage, j’avais grand besoin de me retrouver seul. Depuis le temps que je fuyais ma solitude, elle m’apparaissait tout à coup non seulement supportable, mais nécessaire.

Je commençai donc à me poser la question : pourquoi la fuir? Qu’est-ce qui m’y a si longtemps poussé? Je ne pus y répondre sur le moment. Ce n’est que quelques jours plus tard, entre les lignes d’un magnifique essai de Baricco, que la réponse me sauta aux yeux. Il dissertait sur l’ennui, l’enfance, le mouvement :

Prenez […] un enfant d’aujourd’hui et cherchez l’ennui dans sa vie. Mesurez la vitesse avec laquelle la sensation d’ennui se déclenche dès que vous ralentissez le monde autour de lui. Et surtout : comprenez combien lui est étrangère l’hypothèse que l’ennui couve quelque chose d’autre qu’une perte de sens, d’intensité. Un renoncement à l’expérience. […] À sa façon il est déjà comme une bicyclette : s’il ralentit, il tombe. Il a besoin d’un mouvement constant pour avoir l’impression de faire de l’expérience ((Alessandro Baricco, Les barbares, France, Gallimard, 2014, p. 124.)).

« Ennui », « ralentissement du monde », « renoncement à l’expérience », « mouvement constant » : tout y était. Étais-je retombé en enfance? Pas du tout. Était-ce le monde autour de moi qui allait trop vite? On pourrait croire que oui, mais ce n’était pas une excuse. En fait, la vérité était ailleurs; elle résidait entièrement dans cette idée « d’expérience », dans cette peur de ne plus vivre, de ne plus connaître, de ne plus découvrir. Grave paradoxe. Car si la solitude est nécessaire à toute assimilation de l’expérience, n’est-il pas erroné de penser qu’elle n’est pas elle aussi une expérience en soi? Une expérience transitoire?

En remontant la rue Saint-Jean à la suite de cette réflexion, je m’étais arrêté quelques minutes à la librairie Pantoute. J’y cherchai, à travers les rayons, quelques livres en lien avec mon sujet de maîtrise pour garnir ma bibliothèque. Je tombai sur la Genèse des nations, de Bouchard, un roman de Bessette et plusieurs idées de lectures qui m’avaient été données par un vieux libraire bien connu de l’endroit. En relevant les yeux en face du présentoir des essais, je vis juste devant moi une vieille amie que j’avais croisée quelques années auparavant. Elle me remarqua aussi.

« T’as pas trop changé tes habitudes », me dit-elle en jetant un oeil aux livres que je tenais. J’eus un sourire fugace, et je l’observai un court instant. Elle me paraissait légère dans sa robe d’été à pois. Un petit sac en bandoulière descendait jusqu’à la hauteur de ses hanches. Elle avait une façon de se tenir, de parler avec finesse, qui lui donnait un charme avenant et chaleureux. Son regard était béat, rieur. C’était réconfortant, et je ne me rappelais plus l’avoir connue ainsi.

« Toi non plus », lui répondis-je, voyant qu’elle tenait également un petit ouvrage entre les mains. C’était La vie habitable, de Véronique Côté, publié aux éditions Nouveau Projet.

– C’est un nouveau? Je le connais pas celui-là, rajoutai-je. J’ai lu Samuel Archibald l’automne dernier par contre. Vraiment aimé.

– Oui, ils sont rendus à leur septième de publié! Lui, je l’ai commencé l’autre jour à la bibli. J’ai beaucoup aimé les premières pages, fait que je suis venue me l’acheter.

J’étais curieux de savoir ce qui l’avait tant intéressée. Elle sembla le remarquer :

– Tu devrais le lire, reprit-elle. Au début elle parle de la beauté pendant quelques pages. De la notion de la beauté, je veux dire. C’est d’ailleurs vraiment beau ce qu’elle écrit!

Elle rit. Elle trouvait manifestement drôle de jouer ainsi sur les mots – c’était adorable, d’ailleurs. Il y avait une désinvolture singulière dans ses mimiques, tout paraissait parfaitement à sa place. Sa voix et ses gestes ne coulaient pas moins naturellement que le flot d’une rivière d’eau douce. Elle continua : « Tu vois, elle parle de la beauté comme de quelque chose qui peut être perçu, mais surtout ressenti. Pis un peu plus loin elle parle de celle qu’on retrouve chez l’être humain. Elle essaye de la dévoiler en un mot, regarde ». De son doigt délicat, elle me pointa le mot en question, imprimé en italique au beau milieu de la vingtième page.

« Bonté ». Je frémis. C’était magnifique, mais pourtant si fragmentaire. L’envie subite de continuer cette conversation s’empara de moi.

– T’es occupée ce soir? lui demandai-je, relevant le regard vers elle.

Elle sourit à nouveau. « Non! Pourquoi? On peut aller prendre un verre si tu veux ». Elle m’avait devancé. Je lui répondis par l’affirmative.

Nous passâmes à la caisse avant de sortir à l’extérieur. Dehors, je la regardai de nouveau avec attention, un peu comme si toute cette soirée passée à réfléchir avait ouvert une part de mon esprit entièrement porté sur l’analyse. Je repensai à ce dont nous venions de parler : à force de s’émerveiller devant ce que notre monde a de beau à offrir, on en vient parfois à se poser des questions sur la provenance de la beauté. Bien sûr, nous ne parlons pas ici de la « beauté » qu’on retrouve entre les pages d’un catalogue d’artifices, mais de cette beauté « poétique ». Celle qui arrive presque toujours à l’improviste, comme si sa seule raison d’être était de donner un sens à notre vie. On tente de la décrire, de la saisir, mais elle nous échappe sans cesse. Indicible, vaporeuse, une éternelle incomprise. Elle ne peut être embrassée qu’avec parcimonie, par bribes.

Ce soir-là pourtant, il m’avait semblé que cette fille sortie tout droit du passé en avait trouvé le secret : elle souriait, tout bonnement. Un simple sourire pour vous faire oublier la perpétuelle déliquescence et renaissance de tout ce qui vous entoure. L’absurdité du monde n’avait pas sa place en sa présence; Camus en aurait peut-être même été jaloux.

J’appris au cours de la soirée qu’elle quittait le Québec quelques jours plus tard. Elle ne devait pas revenir avant longtemps, et je savais que je ne la reverrais pas d’aussitôt. Cette rencontre faisait elle aussi partie de ces moments qui surviennent sans raison, puis qui s’envolent aussi rapidement qu’ils sont venus. Nous avons passé la soirée et une partie de la nuit ensemble, et ce fut tout. Elle avait chassé ma solitude le temps de quelques heures avant de m’y replonger. Mais je me consolai, me disant qu’après tout, la solitude est parfois aussi éphémère que le scintillement d’un amour espéré.

Au final, peut-être y a-t-il quelque chose de beau dans tout cela.