Au départ, tout n’est que poussière en suspension dans le magma du cerveau de l’écrivain, ballet de particules joyeuses et insouciantes que la pensée viendra organiser pour leur donner un sens. De ce miracle naîtra le mot, puis la phrase, puis le texte, qui lui-même entrera dans le cerveau du lecteur pour y redevenir poussière.

Tout cela prend racine dans l’élan, la volonté primaire de l’auteur qui décide de s’arrêter pour que, de ce qui semble sans consistance, naisse une forme du réel qui jusque-là n’existait pas. Nous savons tous qu’il s’agit d’un leurre, que toute action, que toute pensée résulte d’un enchaînement bien précis d’événements dont la nature nous échappe. Parce qu’ils se produisent dans les confins insondables de la beauté, vue comme une représentation de la perfection, source d’émerveillements répétés pour celui qui cherche à la comprendre, ces nanoévénements investissent l’univers pixellisé de la machine pour prendre d’assaut l’œil du lecteur devenu port d’entrée vers l’infinie complexité de sa personnalité.

Le voyage est nécessairement ondulatoire, et passe soit par le son, soit par la lumière. Nous connaissons les circuits, mais quand vient le temps d’identifier ce qui, par ces circuits, passe d’un cerveau à un autre, nous voilà étourdis de vertige. Et l’écrivain finit par se dire que cela ne le concerne pas, qu’il peut participer au prodige sans en comprendre la mécanique. En y réfléchissant de manière plus approfondie, il se convainc même qu’une connaissance exhaustive du processus de création – et de sa transmission – viendrait en pervertir le sens et la pertinence. Il laisse donc à d’autres le soin de forer ce puits, tout en acceptant de leur fournir la matière première à extraire de leurs forages. Sa participation au projet scientifique devient volontaire, et ses interventions visent à rappeler son rôle, qui consiste à faire advenir les choses dans ses propres travaux, ou dans ceux des autres quand il a le souci de les accompagner dans la recherche de ce qu’ils ont à offrir au monde.

Ainsi, l’écrivain entrera en résistance quand on voudra le conscrire dans quelque armée que ce soit, et considérera comme un devoir de se retirer dans ses terres alors qu’on voudrait le voir monter au front. Ce retrait lui demandera du courage et de la conviction, car le courant de la rivière va toujours dans le même sens, et que de s’éloigner du troupeau le mettra nécessairement en danger.

Dans l’infinité du cosmos, quand un point lumineux nous crie qu’il existe, et qu’en cet instant précis peut-être n’existe-t-il que pour nous qui, des millions d’années plus tard, le regardons dans la lunette d’un télescope, il n’y a plus rien qui vaille que cette certitude que tout peut avoir un sens pour autant qu’il y ait un dialogue entre un émetteur et un récepteur. Une chaise demeure une chaise, qu’on l’utilise tous les jours ou qu’on l’ait oubliée au fond d’une grange sur le point de s’effondrer. Mais un livre abandonné, dans le grenier d’une maison ou dans le rayonnage d’une bibliothèque, changera de nature le jour où quelqu’un en tournera de nouveau les pages. De ce bloc de papier jaillira la vie, encodée dans l’encre et les signes et les lettres et les mots et les phrases et le texte pour voyager jusque dans la lumière bleutée de la conscience du lecteur. Et c’est ce phénomène merveilleux qui pousse l’écrivain à y consacrer du temps et de l’espérance. Les engrenages sophistiqués de la machine l’intéressent moins que de la faire tourner pour qu’on entende sa musique.

Car c’est dans cette musique qu’il trouve sa raison d’exister.