Donnez-moi l’étendue et le mouvement, je construirai le monde.
– René Descartes, 1596-1650

Je suis mon monde (le microcosme).
– Wittgenstein (5.63), 1889-1951

Si, en dehors du constat de son individualité et des autres êtres sentients ((La sentience est la capacité de percevoir, de ressentir et d’éprouver les choses subjectivement. Si, dans l’actualité, cette notion est souvent associée aux droits des animaux, du côté de la science-fiction, un extraterrestre, un androïde, un robot, un hologramme ou un ordinateur décrit comme « sentient » sera habituellement traité, en son âme et conscience, comme une entité pleinement humaine, avec des droits, qualités et capacités similaires aux autres personnages.)) et agissants qui l’entourent, le physicien peut réduire l’Univers à des relations géométriques ou mécaniques soumises aux calculs, il en va autrement de l’auteur qui s’acharne à mettre en mots le fruit de ses ruminations oniriques et de sa contention d’esprit.

Traduisible par « construction de mondes », la notion de world-building se lie d’ordinaire à celle d’univers fictionnels, même si son usage précoce l’appliquait à des spéculations astronomiques afin de traiter de mondes possédant des lois physiques différentes du nôtre : « It might seem that this kind of fantastic world-building can have little to do with practical problems. But it is not quite certain » ((Nous traduisons : « On pourrait croire que ce genre de construction fantastique de mondes a peu à voir avec des problèmes pratiques, mais ce n’est pas tout à fait certain)) (Eddington, 1920 : 160)

L’utilisation du terme anglais worldbuilding en littérature remonte essentiellement aux années 1960 : elle provient d’ateliers de création, principalement en science-fiction (ex. : Gillett) et en fantasy (ex. : Silverstein). Il s’agit de techniques d’idéation variées pour élaborer et critiquer un monde construit de toutes pièces : son histoire, sa géographie, son écologie, sa métaphysique, sa population, ses différentes cultures, etc.

Arda (la Terre) dans Eä (l’univers) chez J. R. R. Tolkien, le comique Disque-monde de Terry Pratchett ou encore Toril, la planète supportant le continent de Féérune qu’apprécient les rôlistes utilisant le décor de campagne des « Royaumes oubliés » pour jouer à Donjons et Dragons, sont quelques exemples de cette pratique créative de la « subcreation », ou l’invention d’un monde imaginaire devient souvent transmédiatique, transnarratif et transauctorial. Alors qu’avant les écrivains cherchaient à créer un personnage pouvant soutenir de multiples histoires, maintenant ils créent un monde permettant de supporter une multitude de personnages et d’histoires (Wolf, 2012). Mais comment créer un monde?

Les éléments du monde sont les composantes élémentaires des histoires. Selon la terminologie de Seymour Chatman (1978), ces éléments sont 1) des existants, les personnages et les éléments du cadre spatio-temporel (setting), puis 2) les évènements (events), soit des actions, des actes produits par les agents, ou des happenings, des incidents, des fruits du hasard et de la situation pour le bien du récit; les personnages en seront sujets.

Avant de meubler les mondes, il est toutefois recommandé de tracer leurs contours généraux pour éviter un travail inutile sur des éléments non essentiels au projet de création. Plusieurs approches de départ s’offrent à l’auteur : nous en proposons sept, inspirées des catégories suggérées par Richard Baker (1996). Il est possible de les faire intervenir conjointement.

– L’approche macroscopique : du général au particulier, telle une cosmogonie.
– L’approche microscopique : du particulier au général, par effet boule de neige.
– L’approche sociologique : une société et sa composition comme point de départ.
– L’approche orientée vers le personnage : le protagoniste comme élément central.
– L’approche situationnelle : un événement décisif comme fondation.
– L’approche historique : la saga familiale, les fresques à la Guerre et paix, etc.
– L’approche littéraire : elle puise dans une fiction établie, tel le Mythe de Cthulhu.

À un autre degré, une conception plus étendue de l’univers fictionnel, ici ancrée dans le réel, est celle du world-making, d’une « fabrication du monde » de façon concrète. Au moment de la réalisation, on doit prendre en considération les diverses réalités médiatiques qu’il évoquera. Henry Jenkins le décrit comme suit : « The process of designing a fictional universe that will sustain franchise development, one that is sufficiently detailed to enable many stories to emerge but coherent enough so that each story feels like it fits with the others. » (2006 : 335)

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Figure 1 : Schématisation de l’interaction entre les notions de création fictionnelle
et de fabrication transmédiatique des mondes construits.

Passer ainsi d’un mode à l’autre implique toutefois quelques transitions entre différents champs conceptuels :

1) De l’imaginaire à la réalisation concrète : créer un monde fictionnel crédible demande une certaine recherche documentaire, une réflexion et des choix d’auteurs.

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Exemple 1. Ce roman de Larry Niven propose un écosystème original : le tore gazeux d’une étoile à neutrons.

2) De l’idéation à la conception et son processus de design : établir ce monde dans un ensemble médiatique demande analyse, évaluation et révision au sein d’un processus itératif. Ici, divers domaines et spécialités collaborent. Un défi majeur : leurs langages variés, leurs objectifs divergents et leurs échéanciers diffèrent sensiblement. Par exemple : imaginer un jeu vidéo cohérent à partir d’un opus original autour duquel gravitent des comics, des romans graphiques et des courts-métrages.

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Figure 2 : À gauche, représentation de la diégèse héliocentrique du jeu Assassin’s Creed; à droite, la constellation transmédiatique déployée autour d’Assassin’s Creed II. À ce sujet, voir Arsenault et Mauger (2012).

3) De la fiction aux supports médiatiques : le fait de donner vie à un monde en y insufflant de l’action, par la narrativité ou l’apport d’une expérience directe, est modulé par le média support de ce monde. Il influence concrètement les façons de concevoir ce qui devrait se passer à même ce monde, tout comme les approches de conception qui lui sont associées. Par exemple : créer de bonnes mécaniques interactives pour un jeu vidéo tiré de l’univers d’un roman contemplatif.

Le monde imaginaire d’une novélisation peut prendre part à un ensemble d’ouvrages sur des médias variés et devant être pris en compte lors de la recherche et du développement de l’univers fictionnel prenant part à cette « franchise ». On peut donc définir celle-ci plus précisément en tant que « complexe transmédiatique ».

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Figure 2 : Quelques composantes du complexe transmédiatique.
(Schéma inspiré des recherches de Henry Jenkins et de Stephen Dinehart)

En résumé, « storytelling has become the art of world bulding » : les artistes créent maintenant des environnements convaincants qui ne peuvent être pleinement explorés ou épuisés dans une seule œuvre ou par un seul support médiatique (Jenkins, 2006 : 116). Et « [t]ransmedia storytelling is the art of world-making », à l’ère où profiter pleinement d’un monde fictionnel signifie que le public doit assumer le rôle de « chasseur-cueilleur » en traquant ses morceaux d’histoires par l’entremise de différents canaux médiatiques tout en collaborant avec une communauté de fans, laquelle assure que tous ceux qui investissent temps et efforts en viendront à vivre une expérience de divertissement plus riche (Ibid., 21).

Notre défi, tant à titre de créateurs que de critiques, est donc de répondre à une question simple : comment analyser la qualité de ces mondes?

Jenkins pointe à nouveau une avenue intéressante en affirmant qu’il est important d’envisager : « sufficient consistency that each installment is recognizably part of the whole and with enough flexibility that it can be rendered in all of these different styles of representation » (Ibid., 115).

Nous pouvons en tirer trois critères pouvant nous être utiles au long de la pratique démiurgique :

1) Consistance : produire un worldbuilding de qualité fondé sur une recherche sérieuse;
2) Cohérence : respecter la logique interne d’une version du monde à l’autre;
3) Flexibilité : mettre en place des contenus ouverts aux différentes formes de représentations médiatiques.

Est-ce que cela garantira le succès total? Pas forcément. L’œuvre totale? Encore moins.

Le modèle de complexe transmédiatique calqué sur Hollywood suppose une histoire racontée ou un monde exploré non pas seulement à travers de multiples médias mais par des textes multiples. La profondeur variable des telles œuvres, comme les héritières de l’imaginaire de George Lucas ou les innovations proposées par The Walt Disney Company près de quarante ans plus tard, entraînent ainsi diverses questions d’ordre esthétique par rapport à cette liberté ludique conférée par les ellipses et la multitude des personnages interagissant les uns sur les autres dans leur monde ouvert.

Si les mondes peuvent manquer d’agentivité, ils auront toujours des tonalités, des ambiances et des nuances à déployer. Dans ce contexte, le paysage des blockbusters, toujours aussi uniformisé par les vogues qui garantissent le retour sur l’investissement, est une contrainte que le romancier peut heureusement esquiver, reclus avec sa plume ou son logiciel de traitement de texte, ainsi que le fardeau du solipsisme.


 

[heading style= »subheader »]Références bibliographiques[/heading]

ARSENAULT, Dominic et Vincent MAUGER, « Au-delà de « l’envie cinématographique » : le complexe transmédiatique d’Assassin’s Creed », Nouvelles « vues » sur le cinéma québécois, no 13, [En ligne], URL : http://www.nouvellesvues.ulaval.ca/futur-numero/no-13-le-cinema-quebecois-et-les-autres-arts-dirige-par-elspeth-tulloch/articles/au-dela-de-lenvie-cinematographique-le-complexe-transmediatique-dassassins-creed-par-dominic-arsenault-et-vincent-mauger/

BAKER, Richard L. World Builder’s Guidebook (Advanced Dungeons & Dragons), TSR Inc., 1996.

CHATMAN, Seymour Benjamin, Story and Discourse: Narrative Structure in Fiction and Film. Cornell University Press, 1978.

EDDINGTON, Arthur Stanley, Space, Time and Gravitation : an outline of the general relativity theory, Cambridge University Press, 1920.

GILLETT, Stephen L., World-Building: A writer’s guide to constructing star systems and life-supporting planets. Science-Fiction Writing Series, Ben Nova (Ed.) Writer’s Digest Books, 1996.

JENKINS, Henry, Convergence Culture: Where Old and New Media Collide, New-York University Press, 2006.

NIVEN, Larry, The Integral Trees, Del Rey Books, 1984.

SILVERSTEIN, Jenna (Éd.), Kobold Guide to Worldbuilding, Kobold Guides to Game Design series, Open Design LLC: Kobold Press, 2012.

WOLF, Mark J. P., Building Imaginary Worlds: The Theory and History of Subcreation, Routledge, 2012.


 

[1] La sentience est la capacité de percevoir, de ressentir et d’éprouver les choses subjectivement. Si, dans l’actualité, cette notion est souvent associée aux droits des animaux, du côté de la science-fiction, un extraterrestre, un androïde, un robot, un hologramme ou un ordinateur décrit comme « sentient » sera habituellement traité, en son âme et conscience, comme une entité pleinement humaine, avec des droits, qualités et capacités similaires aux autres personnages.

[2] Nous traduisons : « On pourrait croire que ce genre de construction fantastique de mondes a peu à voir avec des problèmes pratiques, mais ce n’est pas tout à fait certain. »