Dans ce pays, les hommes ont quelque chose de despotique : ils retournent, creusent, entrouvrent, sèment et les femmes qui regardent les champs semblent parfois y reconnaître une voisine, une sœur. Dans les tavernes, on blague et on raconte que nous vivons sur une femme aux étendues sans limites qui enfante sans jamais pouvoir s’arrêter.

Nous sommes arrivés ici un soir de printemps et, de la maison, il était possible de voir les lumières de quelques lourds tracteurs qui semblaient tourner en rond à l’horizon. Dans les rues, les enfants riaient, s’ébrouaient et des hordes de femmes prenaient de longues marches en s’appuyant les unes sur les autres. C’était le début du temps des semences et les hommes, occupés aux champs, allaient s’absenter du village durant presque une semaine. Des enfants, venus nous accueillir, nous ont parlé de cette semaine de la même façon qu’ailleurs on annonce la venue d’une fête foraine.

Le soir de notre arrivée, nous avons loué une maison courte et trapue comme une caravane. Durant trois jours, nous avons laissé les portes et les fenêtres ouvertes pour que les vents s’engouffrent et secouent les odeurs pourrissant contre murs, plafonds et planchers. Bien vite, les femmes et les enfants sont venus s’assembler devant la maison et l’ont observée recracher les bourrasques. Parfois, un rideau ou un drap surgissait d’une porte, virevoltait dans le ciel en claquant au rythme des rafales, puis s’abattait sur un enfant ou sa mère. Alors, la victime s’écroulait au sol et faisait le mort recouvert d’un linceul.

Les vieilles femmes tendaient le nez, fermaient leurs paupières et percevaient alors l’effluve d’une ancienne locatrice. Arrachée par le vent à une poignée de porte, un rideau de douche ou un tapis, l’odeur se précipitait dans leurs narines béantes. Alors, tous se rassemblaient autour de l’une d’elles pour l’entendre raconter une histoire. Elle pouvait dire : « Elle est arrivée ici avec des chandelles plein les mains et lorsqu’elle est repartie ses pommettes étaient délavées. On raconte que, durant des jours, dans les fenêtres de la maison du propriétaire, il était possible d’apercevoir d’étranges lueurs. » Une autre enchaînait : « En arrivant, elle portait une salopette large, grise et qui se gonflait aux vents. En repartant, sa salopette la portait et, par chance, aucune rafale ne la gonflait : plusieurs croient qu’elle se serait envolée comme un mouchoir dans un ouragan. »

Durant trois jours, un village s’est construit tout autour de la maison. Des campements se sont érigés et des feux immenses où l’on grillait des viandes et des légumes se sont élevés. De larges mères, aux pieds boursouflés par de robustes veines, ont arraché toutes les branches des quelques arbres répandus sur le terrain pour alimenter les flammes. La maison, entourée de ces troncs dénudés, avait quelque chose d’effrayant : on l’aurait dit hérissée de pieux sur lesquels, dans l’obscurité, il était facile d’imaginer des crânes défoncés.

Une fois les enfants couchés, les femmes se réunissaient pour danser. De lourds tambours, apparus d’on ne sait où, martelaient des airs de délivrance. Les corps se tordaient, se déformaient, s’entortillaient. On pouvait voir une adolescente secouer ses bras comme des branches d’arbres se disloquant sous la tempête, alors que deux vieilles agitaient tant leur tête et leurs hanches que leurs membres paraissent se désarticuler en cadence. On pouvait voir une femme longue et couverte de bijoux en soulever une autre à la peau sale et grasse, puis la faire tourner en lui murmurant des choses incompréhensibles. Aux roulements des tambours se joignaient les bruits secs des os craquant pour annoncer leur nouvelle liberté. Il y avait toujours au loin les lumières des tracteurs, mais désormais les femmes s’embrassaient en regardant la maison vomir par bourrasques son passé.

Quelques jours plus tard, les hommes se sont à nouveau répandus dans les rues, alors que les braises de quelques feux luisaient toujours devant la maison.