Je pense que tu cherchais du divertissement, n’importe quel divertissement, je ne suffisais pas à te divertir au chalet, cet été. Je lisais, je travaillais beaucoup, je mettais une chaise face à la forêt dans la cour et je passais la journée à lire et à annoter des textes devant la nature, devant moi les couleurs étaient presque agressives, partout éclatait du vert et du jaune. Je me sentais étrangement vide, sans émotion, la beauté ne rentrait pas en moi, rebondissait contre mon torse et retournait à elle-même. Je lisais de la théorie littéraire, ça ne me faisait sentir ni à ma place ni intelligente. On ne s’aimait pas beaucoup durant ce séjour à la campagne même s’il a fait beau tous les jours. Le soir, plus souvent qu’autrement, on regardait les Olympiques sur la petite télévision dans le salon, on appréciait particulièrement les épreuves d’athlétisme, Andre de Grasse souriait à Usain Bolt en passant la ligne d’arrivée et tu remplissais ma coupe de rouge. On ne faisait pas beaucoup l’amour. On finissait la soirée en buvant du rhum pur, comme tu m’as appris à le faire. Tu ne me laissais pas remplir les verres parce que tu trouvais que j’avais la main trop lourde sur l’alcool fort. Parce que tu disais que les assiettes étaient toujours sales quand je les plaçais dans l’égouttoir, tu préférais faire la vaisselle toi-même. Pendant que tu la terminais, le soir, j’allais donc me coucher la première. Dans le noir de la petite pièce, j’entendais au premier étage les verres se cogner dans le lavabo quand tu les nettoyais. Et le lendemain matin, on allait cueillir les framboises qui avaient mûri durant la nuit, je pense que nous étions heureux ensemble durant ces moments-là, devant les branches qui ployaient sous les fruits rouges gorgés de sucre. Puis durant le reste de la journée, ça recommençait, je lisais, toi tu partais te promener dans le village ou travailler sur le terrain torse nu, ta peau luisait de sueur et je voyais tes muscles saillir quand tu les forçais, tu étais beau et tu m’étais devenu étranger. Chaque jour, je retrouvais les livres et le paysage devant moi. Quand j’étais saturée de mots, que je n’arrivais plus à rien déchiffrer, je regardais le contraste entre mes jambes nues et le gazon. À cause de la broussaille les insectes pullulaient, je me faisais mordre par les maringouins mais ça ne m’a jamais beaucoup dérangé; depuis l’enfance, j’aime regarder les maringouins lorsqu’ils me dardent. En observant leur abdomen se gorger de sang, l’ordre du monde me semble chaque fois respecté, une mère moustique pourra pondre des œufs grâce aux protéines extraites de mon corps. Mon sang, me répétais-je cet été aussi, pesait moins lourd dans mes veines lorsqu’en quelques petits coups d’aile il s’éloignait de moi à jamais.

            Un samedi après-midi, tu m’as demandé si j’avais envie d’aller voir un de tes amis en show à Québec le soir, la ville était à une heure et demie de route mais j’ai accepté, je me suis dit que ça te ferait du bien de voir d’autre monde que moi. M’habiller pour une soirée dans un bar avait été un peu compliqué, je n’avais apporté que des vieux vêtements que je prévoyais finir d’user jusqu’à la corde durant ces jours à la campagne. Je suis descendue du deuxième étage incertaine de mon accoutrement. J’avais essayé d’assembler quelque chose de pas trop laid avec mes nippes de jardinage en nouant sur mon ventre une blouse ample, mais je m’ennuyais de Montréal, de ma garde-robe fournie et du fond de teint que je n’avais pas apporté avec moi, certaine de passer du temps qu’en ta compagnie et en celle des insectes. En me voyant descendre, tu as levé la tête, tu as souri, tu as dit qu’encore une fois j’étais habillée comme un professeur d’art plastique des années quatre-vingt-dix. J’ai été surprise de ressentir comme un pincement, pique, pique, le moustique, mais que couvais-tu qui avait besoin des bouts de moi pour naître? Une heure et demi plus tard nous étions arrivés en ville, tes épaules se sont délestées d’un peu de lest dès que tu as vu tes amis, tu m’as payé quelques bières et peut-être m’as-tu même embrassé. Ton meilleur ami venait de quitter sa blonde de longue date, il nous racontait cela en fumant sa cigarette d’après show et on compatissait, avec ton bras autour de mon cou sans trop nous en rendre compte nous lui avons fait un petit spectacle de couple heureux, ça a été facile, retrouver les automatismes du bonheur pour cinq minutes, puis il t’a dit me pointant du doigt, Mais tu devrais la marier, Faites donc des enfants! Ça nous a figés net. Nous avons repris la voiture, roulé un bon quarante-cinq minutes vers le village jusqu’à ce que tu aies peur qu’on manque de gaz pour se rendre jusqu’à destination, nous avons emprunté des petites routes sombres où toutes les stations-service étaient fermées depuis belle lurette. Il était deux heures du matin, nous étions fatigués par la route, par la soirée, par ces jours passés avec l’un et l’autre, nous ne parlions pas. Tu commençais à être un peu désespéré, au pire nous dormirons sur le bord de l’autoroute si nous venions à manquer d’essence pour de vrai, Voilà qui serait une aventure, tu me disais, Tiens-moi réveillé, Parle-moi, la musique de la radio nous agressait et il était hors de question de l’écouter pour ne pas s’endormir, si on l’écoutait on allait finir par s’entretuer sur de la mauvaise pop, il fallait que je te divertisse, sinon tu allais t’endormir au volant. Je m’imaginais mourir avec toi dans cette voiture, je m’imaginais les embardées et nos familles qui avaient de la peine. Ça ne me faisait pas grand-chose. J’avais beau y penser, je ne trouvais aucune anecdote à agiter devant ton visage pour te divertir, je me sentais vide, tu m’as dit, Raconte-moi donc quelque chose d’intéressant sur toi, pendant que ton char roulait dans la nuit déserte mes paupières se fermaient sur elles-mêmes, j’ai dit, Je n’ai vraiment rien à dire, et puis tu as murmuré en ne me regardant pas, en regardant droit devant toi, Mais comment est-ce que tu veux que je te trouve intéressante si toi-même tu te trouves plate. J’ai rien répondu, on a continué à rouler. Finalement, on a rebroussé le chemin, on est retourné à Québec, et tout de suite on a trouvé une station ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. On a fait le plein et on est retourné à nos vacances et à notre chalet.