Qu’importe si je suis loin, si les ténèbres nous ont déchirés,
et que la douleur reste plantée comme un couteau.
Moi en toi et toi en moi, nous allons en torrent, en fleuve,
en torrent d’or frémissant, en étoiles de roses luisantes.

Krzysztof Kamil BACZYNSKI

Épitaphe de sa tombe au cimetière de Varsovie
extrait d’un poème pour sa mère

Je me souviens d’une stature, de tes silences, de ton sommeil : tu dors les mains jointes sur le ventre – récif de glèbe et de miracles.

Je me souviens de ton nom parmi d’autres et je les dis encore, cartels sous des portraits désormais en méandres, des noms en litanie comme des vers d’enfance, Ottomar Scholem et Abraham Loeweren Mon beau tzigane mon amant.

Je me souviens de ta voix au goût de thé slave elle flotte parfois en soupirs sinueux et longs chuchotements – et c’est encore une caresse que ce bruit d’âme.

Qui étais-tu et qui n’étais-tu pas ? Un soir d’ébriété, de haute lune, sous les têtes nues des sapins fous, les bâillements du vent, tu as soufflé de graves confidences encloses de longtemps. Ce soir-là, la panique rôdait et tu t’es souvenu. Et moi, plus ivre encore, j’ai cru entendre frissonner les pierres.

***

Śnieg w Hamburgu – il neigeait à Hambourg rue Sorhof.

À genoux sur le sol en habit du commun, homme de toutes les tâches, de peu de naissance, tu mettais à vif l’antre de tes paumes vivantes et vastes pour un ciel dont tu n’avais pas mémoire – qui te parlait pourtant en rainures d’émail, en insinuations. Tu travaillais en illégal : la roulette voyageait sur la ligne de coupe, entre pince et mâchoire se cassait le carreau.

Apprendre à faire un mouvement sans faute, donner des noms
aux vents froids, qui versent le jus des cruches

aujourd’hui la nuit me réveille avant de mûrir…

Tu pensais à Noël. Borchtch, opatekł, piernik – soupe aux betteraves, pain azyme, pain d’épices pour conjurer la fin du jour. Des souffles de souvenirs venaient sans y penser, comme une respiration lente soupesant le galbe du monde. Martyna peut-être serait là, ta fille à l’aisance de vogueuse qui savait tes obscures dissidences : Martyna étudiait les alphabets sacrés et connaissait les jurons de tavernes. Elle avait le goût des froments chauds de Małopolska et sa version des choses des faiblesses et des délaissements.

Il neigeait rue Storhof tu glissais les peignes et ancrais des carreaux.

Je transformerai pour toi la terre rêche
en délicat survol de pissenlits,
en bonté.

Boże Narodzenie – Jakub allait peut-être revenir, le fils éblouissant qui avait pris conseil au ciel des grandes crues, aux mers hennissantes et aux menées des vents.

Il était parti un soir d’hiver en sourcillant.

Sur les photos, Jakub avait des cheveux sable, le regard des grands rennes du Nord – sous la photo fragile était la peau et nomade le sang. Il cachait dans ses mains des drames, des extases, des départs, son cœur hanté de voyageur – il avait pris conseil de force et de violence.

Tu es mon nom dans sa forme et sa raison
et le mien, si durablement virevoltant.
Je suis, avant que le siècle s’écoule sur un cheval – désœuvré,
orfèvre vert des oiseaux

Śnieg w Hamburgu – il neigeait rue Storhof à Hambourg et ta nuit était en liesse dans tes songes, tes fables, il neigeait des gemmes roses et vertes sur les crèches de Krakow la radieuse faite ciel contre la mort. Des chants en cristaux s’attachaient aux façades, aux armoiries, aux cheveux de cilice des enfants d’un autre âge et qui ne meurent pas et le vieux Mickiewizc secouait sa tête exténuée, Wallenrod à ses pieds s’enivrait de vodka et de liqueurs au miel. Na Zdrowie.

Puis tu suivais d’autres étoiles, d’autres prodiges : tes faïences d’onyx coiffaient les chapelles peignées d’or, les retables brunis. En rêve tu rentrais à l’est, dans ta ville magnétique couchée sous ses pavois – et tu souriais dans ta conque de nuages.

***

Il neigeait à Hambourg rue Storhof au versant de l’année – qui est venu briser l’écaille rose de tes rêves ?

Telefonu. A l’heure des bergers, des liesses ardentes et des songes, Jakub son nom dans sa forme et sa raison, et le tien, pour toi si durablement virevoltant – Jakub était noyé. Jakub époux des grèves, aux mains nouées de houle, aux cheveux de roseaux, était parti vers d’autres estuaires.

Tu étais à Hambourg les dieux mauvais disaient aussi leurs fables, avançaient leurs lèvres boudeuses, jouaient aux dés.

***

Boże Narodzenie. Pour Noël d’autres boivent le vin vieux, s’endorment du bon côté et de ceux-là je fus : je me souviens encore des fêtes chez les hommes.

Je me souviens aussi de sanglots déchirés ce soir de confidence, d’anniversaire, de haute lune : j’ai soufflé des prières encloses de longtemps, j’ai plié avec toi les fêtes boréales, les façades de vieil or dans ton manteau de froid.

Aujourd’hui la nuit me réveille avant de mûrir orfèvre des oiseaux et des roses luisantes si durablement virevoltant, j’ai tes yeux clos pour étoile.