[information]Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Forum interuniversitaire des étudiants en création littéraire », qui a eu lieu les 6 et 7 octobre 2016 à l’Université Laval.[/information] Dans une culture régie par toutes sortes de règles de bienséance, il peut être mal vu, ou impoli, de se dérober, voire de s’écouter et de commettre un geste, de prononcer une parole, qui nous apparaît salutaire. Chaque personne détient, de par son caractère, une façon de se dérober à des situations inconfortables, qu’il s’agisse de reculer, de partir, de détourner le regard, de ne pas répondre ou de fuir une rencontre. Certains écrivains ont trouvé en la dérobade un moteur ou un mouvement d’écriture, une manière de survie, telles l’auteure russe Marina Tsvetaeva, née en 1892 et décédée en 1941, et l’auteure américaine Sylvia Plath, née en 1932 et décédée en 1963. Je me suis penchée sur ce trait caractéristique de leur écriture, dans le cadre de mon mémoire, ainsi que sur la portée de ce mouvement nerveux et intuitif de dérobade dans l’écriture, et en particulier dans ma création. Cette communication sera divisée en deux volets : la présentation d’un tel objet chez les deux auteures abordées par l’analyse sommaire de la dérobade à l’ordinaire, et de la tension entre le rêve et la réalité, puis le rapport que présente la dérobade et ma création.

Dans un chapitre de mon mémoire, j’ai examiné les écrits personnels de Sylvia Plath, à savoir ses Journaux 1950-1962 (1999), et ceux de Marina Tsvetaeva, soit ses confessions réunies par Tzvetan Todorov, Vivre dans le feu (2005). Plus concrètement, j’ai voulu rendre compte des passages où il est question de la fuite dans les écrits intimes de ces auteures, pour ensuite chercher à cerner des mouvements analogues dans leurs œuvres de fiction. Dans un autre chapitre de la partie réflexive, j’ai analysé le roman La cloche de détresse (1972) de Plath et le récit Ma mère et la musique (1979) de Tsvetaeva selon des critères de dérobades précis, comme le ton ironique, la faculté imaginative, les interdits sous-entendus et les moments où les narratrices se dérobent à une exigence formulée par autrui. Les deux questions m’ayant guidée pour cette étude sont : Comment rendre lisible la dérobade dans l’écriture? Comment subtilement faire ressortir par écrit une impulsion nerveuse?

[heading style= »subheader »]1. Dérobade à l’ordinaire[/heading] [heading style= »subheader »]Marina Tsvetaeva[/heading]

Le premier aspect que je souhaite vous présenter est la forte tendance qui s’exprime pour la dérobade face à tout ce qui est ordinaire, banal, conformiste, en gros, prescrit. D’abord, pour Tsvetaeva, la gêne matérielle causée par la Révolution russe l’amène à fuir diverses formes d’extériorité, bref, à fuir ce qui se trouve en périphérie, telle la peau. Comme elle l’écrit dans Vivre dans le feu : « Tous, vous avez : l’art, la vie en société, les amitiés, les distractions, la famille, le devoir, moi, au fond, je n’ai RI-EN. Tout tombe comme une peau, et sous la peau il y a la chair à vif ou le feu : je suis Psyché. » (Tsvetaeva, 2005 : 188) La dérobade se présente alors comme une sorte de haine, de rébellion contre tout ce qui est social, relationnel et conventionnel, et que Tsvetaeva considère comme inintéressant, faux et sans importance. Elle écrit en outre :

Je hais la vie en société : que de mensonges autour de chaque vérité! Que de passions et convoitises humaines! Que de salive agacée! Dans de semblables situations, je me soustrais par tous les moyens à la vue de mon prochain, mais ne pas se montrer – c’est être enterrée vivante. Les gens vous pardonnent tout, sauf de vous tenir à l’écart. (Ibid. : 202)

Tsvetaeva ne se sent présente dans la vie que lorsqu’elle écrit. Tout se passe en effet comme si son vrai « moi » disparaît lorsque la vie se résume en tâches, actes secondaires et mécaniques. Il semble qu’il faille s’extraire du monde, pour être poète, affirme en ce sens la spécialiste de Tsvetaeva, Véronique Lossky : « Sa véritable vocation [au poète] consiste à interpréter la Vie et pour cela il doit se placer à la fois en dehors et au-dedans du monde, à la manière d’un exilé : “tout poète est par son essence un émigré […]”. » (2011 : 22) Pour Tsvetaeva, la lettre et le journal constituent un bon moyen d’accès à « l’absolu » tant convoité, qui permet à tout le moins de fuir la vie terrestre où se multiplient les tâches que doit accomplir le corps.

[heading style= »subheader »]Sylvia Plath[/heading]

Dans ses écrits intimes, Sylvia Plath, quant à elle, va encore plus loin dans la dénonciation de la servitude quotidienne, lorsqu’elle écrit à Richard Sassoon que « nous ne vivons qu’une infime part de notre vie, nous passons tant de temps à dormir, nous brosser les dents, et attendre le courrier, attendre une métamorphose […]. » (1999 : 123) Voilà : attendre. Plath paraît allergique à l’immobilisme, qui empêche, selon elle, l’esprit et les idées de surgir. Avec humour, elle consigne dans son journal :

Au lieu d’étudier Locke, par exemple, ou d’écrire, je vais faire un gâteau aux pommes, ou étudier Les joies de la cuisine, que je lis comme un roman remarquable. Et je me disais, holà, attention, tu vas te réfugier dans le domestique, et suffoquer en tombant tête la première dans un bol de pâte à biscuits. (Ibid. : 192)

L’expression en début de phrase « au lieu » marque le déplaisir qui accompagne l’évitement d’une chose pour une autre, et met en opposition la trivialité et l’extase procurée par l’écriture. La lutte intérieure, ici, survient entre deux devoirs : ceux ménagers et ceux qui incombent à l’être.

Voyons plus précisément quel rôle joue ce dégoût pour le monde réel dans leur fiction, puisqu’on sent une grande tension entre le monde rêvé et la réalité dans Ma mère et la musique et La cloche de détresse. Comment les auteures arrivent-elles à écrire la soustraction, la nécessité de faire profil bas devant l’inconfort?

[heading style= »subheader »]2. Tension entre rêve et réalité — Exagération sensible[/heading] [heading style= »subheader »]Marina Tsvetaeva[/heading]

Dans son récit Ma mère et la musique, Marina Tsvetaeva ponctue continuellement l’écriture d’une exagération vers le mieux, le meilleur. Dans ses comparaisons, métaphores et autres tournures stylistiques, on la sent tendue vers l’extrême, mais de façon positive. Dans son récit, Tsvetaeva raconte un épisode de l’enfance où elle est contrainte d’apprendre le piano, mais elle préfère lire, ce qui agace sa mère musicienne. La jeune Marina, surnommée Moussia, voit la musique avec ses yeux d’enfant-écrivaine, et voilà que les mots « chromatique », « bémol » ou « clavier » deviennent, pour elle, des histoires, des personnages, des envolées issues de son imagination. L’objet piano, d’ailleurs, est souvent comparé à un monstre, un hippopotame ou encore à un jardin sous-marin. Maximaliste ou expressionniste, il n’en demeure pas moins que Tsvetaeva se bat, se révolte, se dérobe contre l’ordinaire qui cerne son quotidien de barrières étouffantes, celles qu’elle range du côté de la mesquinerie, de la fausseté, du détournement, de la bourgeoisie, et qui sont imagées dans le récit par les règles et la rigidité musicale. La comparaison suivante montre bien une telle exagération. On peut ainsi voir que la petite Moussia préfère le mot à la chose elle-même : « J’aimais “clavier”, mot si puissant que maintenant je ne puis que le comparer à l’aile largement déployée d’un aigle […]. » (1979 : 56) Tsvetaeva écrit comme on pense, et c’est un des effets que suscite le tiret répétitif dans ses phrases, qui rappelle le flot continu et monologué des pensées intérieures, des émotions : « Loin d’être selon l’usage le substitut d’une parenthèse, le tiret représente un temps musical ou rythmique, un temps d’arrêt, après lequel suit un mot que l’on veut mettre en valeur. Le tiret a la valeur d’une pause de réflexion. Il en résulte un rythme de phrase souvent haletant, mais non parlé. » (Ibid. : 156) Il est nécessaire pour Moussia d’avoir son monde à elle, sa voix personnelle, puisqu’elle doit se soustraire à sa mère, qui symbolise tout ce qui la rattache aux obligations, aux devoirs, aux aspects théoriques et limités de la musique. Moussia veut lire la musique, et non la jouer comme un robot. Son intuition qui la pousse, dès la jeunesse, à se placer à contre-courant se saisit dans la mobilité même de son écriture. L’auteure ne veut pas se priver de ses fantaisies, et pour cela, les antithèses, les métaphores, les personnifications et les hyperboles sont utiles pour faire sentir un mouvement de révolte sensible : « C’était vraiment la Mort qui harcelait mon âme : la Mort immortelle (déjà morte) en face de mon âme vivante et qui pouvait mourir. Le métronome était un cercueil habité par la mort. » (Ibid. : 64) Par le geste d’écrire, et dans l’écriture même, elle rompt avec les règles imposées. Bref, la poésie inscrite dans l’être de Tsvetaeva dès l’enfance surgit en métaphores filées et sa dérobade s’exprime par une exagération positive de la réalité, l’adaptant ainsi à ses préférences.

[heading style= »subheader »]Sylvia Plath[/heading]

La cloche de détresse de Sylvia Plath reflète aussi une aspiration à l’idéal, que cet idéal soit incarné par un homme, ou par une situation matrimoniale, familiale. Le roman raconte comment Esther Greenwood, une jeune poète américaine, remporte un concours littéraire et devient rédactrice invitée au magazine Mademoiselle. Apprendre qu’elle a été refusée à un cours de création littéraire lui cause un choc important, au point où elle souffrira d’une grave dépression. Chez Plath, on observe que l’exagération ne tend pas vers la hauteur et le positivisme de Tsvetaeva, vers quelque chose d’enivrant et d’exaltant, mais est plutôt ramenée au pire, par l’usage de cynisme et d’ironie. Tout au long du roman, Esther s’imagine le pire scénario, va au bout de ses craintes. Elle se pare ainsi d’un « jusqu’au boutisme » à la Tsvetaeva. Mais, pour Plath, le trait de vérité est d’autant plus fort, puisqu’elle va jusqu’à adhérer à des idées extrêmes, comme elle l’écrit elle-même : « J’ai donc commencé à croire que c’était bien vrai, que quand on est mariée et qu’on a des enfants, c’est comme un lavage de cerveau, après, on vit engourdie comme une esclave dans un État totalitaire. » (1963 : 96). L’hyperbole suggère ici une situation pire (être esclave) que celle véritablement vécue (le mariage). L’ironie, tout au long du roman, annonce une dérobade par l’humour à tout ce qui semble futile. Par exemple, elle ne cesse de tourner en dérision une réalité pour le moins inconfortable : « C’était une blague parce que je n’ai jamais eu l’intention de me marier et même dans ce cas, il n’aurait jamais pu m’offrir assez de caviar, à moins de dévaliser les cuisines du Country Club et de tout emporter dans une valise. » (Ibid. : 37). Plath recourt donc à l’exagération vers le pire, vers le bas, tant par le ton employé que par le thème choisi, et cette forme de dérobade apparaît comme une technique de survie au monde étouffant qui l’entoure.

[heading style= »subheader »]Création[/heading]

La cloche de détresse trouve des échos dans ma propre création, autant dans la sensibilité exacerbée du personnage d’Esther qui se rapproche de mon personnage, que dans la manière de confronter les actions décrites du point de vue interne. Au cours des mois passés, ma prose s’est construite par fragments – par actions ou inactions. Un personnage a pris forme : féminin, jeune, tantôt en voyage en Europe, tantôt au Québec, et le recueil que je compose forme deux parties structurées en fonction des lieux : Paris et Sherbrooke. Ce personnage, prénommé Iris, se caractérise par une forte personnalité et un désir de se dérober à ce qu’on attend d’elle : des actions, des paroles, des convenances. Non seulement cherche-t-elle physiquement à se dérober, (par exemple, lorsqu’elle quitte un endroit ou évite de parler, de confronter l’autre), mais l’écriture – à travers la ponctuation, le rythme et la voix – fait ressortir de tels mouvements. Se sont ainsi formés 11 récits, qui, tout en étant différents par rapport à l’action qui s’y déroule, sont analogues. Cela est rendu perceptible par les titres, qui commencent tous par « pas », suivi d’un verbe à l’infinitif, par exemple « Pas parler » et « Pas porter ». Ces titres font office d’interdits sous-entendus ou d’actions à ne pas commettre pour atteindre l’harmonie. Dans ce roman par tableaux d’une cinquantaine de pages, les récits sont accompagnés de dessins au fusain de mon cru, formant ce que j’appelle un roman par tableaux, c’est-à-dire non pas une histoire divisée par chapitres avec une temporalité linéaire, mais quelques scènes, moments fixes, de l’étouffante vie quotidienne d’Iris. Tous les récits ont un dessin qui les accompagne, appuyant et fermant les mots sur une image qui illustre les vagues intérieures du personnage. Chaque dessin représente des mouvements de dérobade, tout en suggérant une certaine sensualité.

Dans ma création, l’amour et la peur de ce sentiment occupent une place centrale, c’est-à-dire que mon personnage semble toujours sur le qui-vive au moment de vivre une relation amoureuse. Elle n’accepte pas de vivre une relation heureuse et satisfaisante, puisqu’elle cherche en même temps à fuir des conventions, y compris celles qui régissent les non-dits du couple. En cela, Iris se rapproche de Tsvetaeva dans Vivre dans le feu, puisque, pour elle, aimer véritablement exclut le physique, le tangible et la norme, et n’est pleinement vécu que par le truchement de la correspondance ou de l’art. Iris se rapproche également d’Esther, qui craint l’engagement, puisque c’est, pour elle, comparable à une prison. Le physique, la sexualité, la rencontre, les rendez-vous, les sorties sont source d’angoisse et d’étouffement pour mon personnage; elle doit constamment s’écouter et poser des gestes qui semblent impolis ou grossiers pour son interlocuteur masculin, mais qui sont nécessaires à sa survie immédiate, à son confort personnel. Le comportement, la personnalité et les angoisses d’Iris sont rendus par une écriture toute en subtilité, où abondent les descriptions évocatrices, et leur effet immédiat sur les émotions et la perception. Par exemple, dans l’extrait suivant, la description d’Axel, le prétendant québécois présent dans la deuxième partie, doit être imagée et très personnelle, puisque ce qu’Axel représente – le rêve et la poésie – est encore plus important que ce qu’il est banalement :

Je m’excuse auprès d’Axel : « J’ai souvent la tête ailleurs, ces temps-ci. » Il pourrait être le genre d’homme à accepter mes délires, mais je dois attendre avant de les lui montrer. Il n’est pas prêt. Axel est acteur : c’est facile pour lui d’être autre. Je lui dis :

– Tu es fascinant.

– Ah bon?

Je me tais, puis le regarde de biais. Son sourire semble douloureux pour ses joues : deux petites fissures les traversent. On dirait un pantin de bois. Quand il parle, le reste de son corps demeure immobile; il ne remue pas autre chose que sa bouche. Axel a les lèvres dures, solides : deux rainures de marbre rouge. Je ne dois pas lui révéler encore la beauté de son corps : il ne comprendrait pas.

Une douce musique de piano flotte dans sa voiture, en chemin vers chez moi. Je ferme les yeux. Il roule lentement, pour me bercer. Je m’assoupis un peu, puis m’étonne : la présence d’Axel peut me conduire au sommeil. Quand je ferme la portière de sa voiture, j’ai peur : cet abandon de ma part s’annonce trop soudain pour que je le revoie. (Leduc, 2017 : 51)

La focalisation au « je » permet au lecteur d’accéder directement à la sensibilité de la protagoniste, à son intuition vive et à sa personnalité. Le lecteur a accès à ses impulsions, à son imagination, à ses envies spontanées. L’écriture fait ressortir ses prises de décisions, de paroles ou d’actions. À l’instar d’Esther Greenwood dans La cloche de détresse ou de la jeune Moussia dans Ma mère et la musique, Iris ne semble pas faite pour le monde dans lequel elle évolue; elle tente de s’affranchir des désirs extérieurs par une sorte de mouvement de fuite, plus ou moins nerveux et intuitif.

En bref, la dérobade accompagne souvent une sensibilité prononcée, une authenticité de l’être et une force tranquille. La tendance à la dérobade peut être comprise comme un moteur positif de survie au conformisme, et teinte l’écriture d’une sorte de mouvement de retrait, de soustraction. L’écriture du moins, toute en subtilité et en douceur, est intéressante sur le plan du vivre-écrire de Tsvetaeva et nécessaire à la protagoniste de Plath pour respirer sous sa cloche de verre. Il est important d’être attentif à ce qui se dérobe, tout mouvement, remous, vers l’intérieur, point de départ de quelques œuvres artistiques, comme l’album de musique Lay Low (2015) de la chanteuse Lou Doillon, titre et mélodie doucereuse qui évoquent l’action de se baisser, de faire profil bas. Prendre conscience de ses propres dérobades ne manque jamais de servir l’acte créateur.


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

LEDUC, Billie-Anne, « Marées d’Iris, roman par tableaux, suivi de La dérobade comme mouvement d’écriture chez Marina Tsvetaeva et Sylvia Plath », mémoire de maîtrise en études françaises, Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 2017.

LOSSKY, Véronique et Tzvetan TODOROV [dir.], Tome 2 : Récits et essais, Marina Tsvetaeva, Paris, Seuil, 2011.

PLATH, Sylvia, Journaux 1950-1962, traduit de l’anglais par Christine Savinel, Paris, Gallimard, 1999.

PLATH, Sylvia, La cloche de détresse, Paris, Denoël, coll. « L’imaginaire Gallimard », 1972.

TSVETAEVA, Marina, Le Diable et autres récits, Lausanne, Éditions L’Age d’Homme, 1979.

TSVETAEVA, Marina, Vivre dans le feu : Confessions, présenté par Tzvetan Todorov, Paris, Éditions Robert Laffont, 2005.