Ce texte a été écrit dans le cadre du concours Reliures organisé en 2018 par les Jeunes programmatrices de la Maison de la littérature de Québec.

Le jeu brûle dans la poubelle du sous-sol. Le Ouija me promettait de contacter les esprits, mais la planchette n’a jamais bougé. Par précaution, je m’en suis débarrassé de la façon recommandée. Je me suis ruinée en eau bénite et j’ai failli perdre un doigt en découpant la planche en sept morceaux, mais au moins, je sais qu’aucun démon ne peut me suivre.

Ma sœur, rassurée par le rituel et par la Bible qu’elle tient dans ses mains crispées, ose enfin me joindre dans le cercle de chandelles épuisées par nos innombrables séances de spiritisme. Aucune n’a fonctionné. Rachelle rechigne et me blâme. Comment va-t-elle savoir si Charles veut sortir avec elle? Je lui propose une ultime tentative : le tarot. Je ne m’y connais pas aussi bien qu’en Ouija, mais elle accepte. J’étends les cartes sur le sol et les lave avec mon énergie. Je les remets en un paquet que je brasse, puis, les étends de nouveau, face cachée. Ma petite sœur en pige cinq au hasard.

J’étudie le tirage plus en détail, mais tout cela ne veut rien dire. Je consulte le manuel qui est inclus avec le jeu. Toutes les cartes sont des arcanes majeurs et tous les dessins représentent des femmes. La Lune. L’Étoile. Une énigme céleste? Je me rends à la fenêtre. Je m’applique à dessiner la carte des étoiles. J’entends de nouveau rechigner.

Il y a une constellation en trop! Fière de ma découverte, je me tourne vers ma sœur qui a disparu. Il n’y a plus de toit au-dessus de ma tête, ni de sol sous mes pieds. Je plane à travers les étoiles et nage pour rejoindre la nouvelle constellation.

Je m’approche d’un cercle de femmes à l’apparence fantomatique. Elles sont toutes habillées d’une longue tunique blanche, vaporeuse, dont l’ourlet se dissipe dans le néant. Sauf une, qui ressort du lot avec sa robe colorée et bombante. Sa peau est pâle. Son regard exprime la panique. Elle patauge difficilement vers moi, des larmes coulent jusqu’à sa bouche qui articule inlassablement une demande.

— Étoile, dis-moi, où suis-je?

Si je ressemble à l’Étoile, elle est le portrait tout craché de de la Lune : l’avenir et le mystère qui se font face, tout aussi perdus l’un que l’autre. Les autres femmes restent immuables. Le flot de paroles de mon interlocutrice change brusquement. Elle jure de ne plus jamais se faire tirer au tarot et prie Dieu à un rythme effréné. J’essaie en vain de couper son « Notre Père ». D’un cantique à l’autre, sa voix gagne en octaves et ses yeux en folie. Elle finit sa tirade en déclarant la mort de Dieu. Les trois femmes spectrales s’activent soudainement. L’Impératrice prend la parole :

— La mystérieuse Lune est détentrice de toute vérité cachée. Si elle le dit, alors Dieu est mort.

Ces dernières paroles sont reprises en chœur par la Tempérance et la Papesse. L’Impératrice s’approche de moi.

— Nous régnerons, maîtresses. C’est nous que le peuple adorera. Étoile, notre futur, tu auras pour mission de faire respecter notre autorité sur Terre. La Lune nous a bien servies et elle restera parmi nous. Tempérance s’assurera que tu rentres à bon port. Maintenant, va.

Je conteste, mais elle me fait taire. Ses doigts glissent de mes lèvres à ma joue qu’elle gifle violemment. La voix que j’entends n’est plus celle de la femme à la robe colorée, mais celle de ma petite sœur qui me supplie de me réveiller. Une seconde gifle. Revenue dans mon sous-sol, j’attrape le poignet de Rachelle avant qu’elle ne me frappe une troisième fois. Elle se jette dans mes bras, soulagée. Mais sa joie ne dure que quelques secondes. Bien vite, son discours retourne à Charles. Est-ce qu’il l’aime? Je n’en sais rien et je m’en fous. Où a-t-elle mis sa Bible?

À ce mot, Rachelle fige. Elle qui est encore dans mes bras s’en sépare lentement. Ses traits ont changé. Ils sont plus doux et ont perdu la candeur qui trahissait ses quatorze ans. Ses cheveux ont blondi comme si cette nuit de janvier en était une de juillet. Elle agrippe une carte qui traîne encore au sol et la fait vriller entre ses doigts. La Tempérance. D’une voix grave, elle m’interroge :

— Pourquoi veux-tu ce maudit livre? As-tu oublié ta mission?

Elle se dirige vers la bibliothèque qui contient tous mes vieux ouvrages de cégep et saisit un livre dans lequel elle insère la carte. Elle revient vers moi à pas cadencés, un métronome pour ses paroles.

— L’humain est passionnel. Avec ses amours insignifiants. Ses Charles et leurs attentes excessives. Sa volonté de tout avoir, même un accès à l’au-delà. Ses Dieux, des êtres névrosés par leur toute-puissance et pour qui les Hommes enfiévrés seraient prêts à tout. Les arcanes, elles, sont mesurées. Valeureuses.

Rachelle me tend l’œuvre. Le gai savoir de Nietzsche. Je l’ouvre à la page indiquée par la Tempérance. Dieu est mort. Vive les déesses.