Ce texte a été écrit dans le cadre du concours Reliures organisé en 2018 par les Jeunes programmatrices de la Maison de la littérature de Québec.

Lorsque je vois venir un papillon de loin, j’ai l’impression que le temps se suspend un instant. Cherchant à l’apprivoiser, je l’observe patiemment, puis, un filet à la main, je tente d’arrêter sa course folle. Parfois, je réussis à le faire passer du filet au creux de ma main. Je peux alors analyser ses ailes dans les moindres détails. Même quand on l’apprivoise, un papillon garde ses ailes.

Je suis la deuxième d’une famille de quatre filles: même regard sombre, même sourire lumineux, même drôles de mimiques. Quatre poupées russes que l’on peut emboîter puis déboîter à sa guise. Si je vois pour la première fois quelqu’un qui connaît l’une de mes sœurs, il s’exclame immanquablement : « C’est incroyable, tu lui ressembles tel-le-ment, vous êtes des copies conformes! » Il reconnaît alors chez moi quelque chose qui lui est familier. Comme si mon visage portait la trace d’émotions, d’expressions et de rencontres qui ne sont pas les miennes.

J’ai souvent moi-même encouragé ce jeu de quiproquos. Enfant, j’admirais ma grande sœur au point de vouloir l’imiter à tout prix. Prise dans une perpétuelle partie de « Jean dit », j’empruntais ses grimaces, ses blagues et les scénarios de ses jeux de poupées. J’espérais que ce déguisement finirait par devenir réalité. À l’adolescence, j’ai toutefois réalisé que je ne pourrais jamais devenir ma grande sœur. Les remarques à propos de nos similitudes ont alors commencé à me rendre mal à l’aise, car elles étaient porteuses d’attentes que j’allais nécessairement décevoir. Elles me rappelaient que cette ressemblance frappante n’était qu’un masque qui trompait à la première impression, mais qui tombait dès que je n’étais plus en mesure de jouer le jeu. J’étais alors obligée de répondre : « Non, malheureusement je ne joue pas de violon. Je suis désolée, mais je n’ai pas appris à marcher sur les mains en dessinant les orbitales d’un atome de carbone. »

Les autres, c’est loin par une incompréhension mutuelle, par la maladresse, par le manque de temps. Est-il possible de tenir un papillon dans sa main sans qu’il s’envole? Nous trébuchons plutôt que de nous élancer vers les autres. Les autres, c’est surtout loin par notre goût de liberté. Désirons-nous réellement garder le papillon près de nous? Un tel enracinement peut nous donner le vertige. Devant la création d’une confusion entre notre individualité et notre union avec l’autre, entre ce qui nous définit et ce qui définit nos liens d’amour et d’amitié. Devant la perspective que ce lien nous influence au point d’avaler nos choix individuels ainsi que notre identité. Et cette peur peut faire fuir le papillon. Nous allons jusqu’à le chasser loin de nous, jusqu’à lui donner un élan pour qu’il reprenne son envol. Nous oscillons alors entre notre désir de le rattraper et notre soulagement à l’idée de le laisser s’en aller. Nous sommes tiraillés par la possibilité d’un attachement profond et celle d’un lien volatile.

Si cette question demeure sans réponse, nous pourrons trancher avec une partie de roche, papier, ciseau. Nous chanterons la chanson avec le sérieux des enfants. Aujourd’hui, tu l’emporteras : j’accepterai d’être ta sœur. Je te suivrai comme ton ombre : nous irons magasiner, voir un film, prendre un thé peut-être. Je t’emprunterai ton sac noir et tu porteras mon chandail pastel avec de la dentelle. Demain, ton ciseau sera écrasé par ma roche, nous changerons de rôle : je me teindrai les cheveux, je mettrai cette jupe fluo que tu n’aimes pas et des paillettes sur mes yeux. Je serai absorbée par mes lectures, je ferai trois fois le tour de Québec à la course, je m’imaginerai voyager sur le pouce quelque part en Amérique pendant que tu continueras tes leçons de violoncelle, que tu iras à la rencontre de tes amis et que tu participeras à des compétitions sportives aux quatre coins du monde. Nous nous envolerons, puis nous reviendrons l’une vers l’autre.

Le papillon virevolte dans tous les sens : un instant il sort de son cocon, et le suivant il explore les recoins les plus éloignés du firmament. Il est libre. Ses battements d’ailes effrénés, l’abîme qui se creuse entre nous, le vide qui se crée dans son existence.

Et si nous jouions une autre partie de roche, papier, ciseau?