À propos de l’article « L’enchantement dans la désillusion politique » d’Annie Collovald dans Le polar, entre critique sociale et désenchantement (revue Mouvements 2001/3 n° 15-16, Paris, La Découverte, p. 16-21).

À l’automne 2001, la revue Mouvements consacrait un numéro complet au roman policier. Dans ce dossier intitulé Le polar, entre critique sociale et désenchantement[1], la sociologue Annie Collovald signait entre autres un essai fort lumineux sur l’idéologie sous-jacente d’une certaine frange du roman policier français des années 1980-90. Intitulé « L’enchantement dans la désillusion politique », ce texte permet aujourd’hui de bien comprendre quels rapports entretenaient (entretiennent toujours via leurs romans, en fait) les figures fortes du « néo-polar » avec les tendances, les partis et le militantisme politiques de leur époque. Près de vingt ans après sa publication, et alors qu’une nouvelle génération a supplanté celle du néo-polar, l’analyse d’Annie Collovald fait par ailleurs incidemment ressortir la rupture éthique qui semble s’être depuis opérée dans le roman policier noir hexagonal, littérature où s’inscrivent en creux les polarisations sociales et politiques de l’après-11 Septembre.

Rappelons que le néo-polar, courant plutôt que véritable école, est apparu à la fin des années 1970 sous l’impulsion de Jean-Patrick Manchette, qui l’avait presque décrété comme une blague. « Enfant littéraire légitime » – pour reprendre l’expression d’Ernest Mandel[2] – des révolutions de 1968 en Europe, ce type de polars est aussi symptomatique de la crise aggravée par le premier choc pétrolier, des mouvements sociaux et syndicaux qui en ont résulté partout en Occident, et de l’apparition d’une nouvelle violence dans des quartiers sociaux dégradés. S’il coupe les liens « avec le modèle de la littérature policière d’énigme symbolisée par Agatha Christie[3] », il tranche aussi avec les sujets et le style de prédilection « des anciens du ‘‘polar’’ français[4] » (à savoir : argot et intrigues du milieu criminel, enquêtes de commissaires ou de détectives fumant la pipe ou mal embouchés, etc.). Dans la foulée de Manchette, ils ont ainsi été nombreux à s’engager dans la voie du roman policier brutal, macabre et plus ou moins politisé. Le lecteur se souviendra à cet égard de Didier Daeninckx, de Francis Ryck, de Frédéric H. Fajardie, de Thierry Jonquet et de Jean-Bernard Pouy (toujours actif dans le milieu du polar), tous issus de l’extrême gauche, ou encore de A.D.G. qui, quant à lui, se réclamait du bord opposé.

Ce que l’éclairage d’Annie Collovald met en perspective, c’est le parcours de ces artistes initialement en marge, souvent militants et parfois revendiqués dignes défenseurs ou délégués des classes laborieuses. La sociologue relève aussi que cette position est restée stable même après l’accession des uns et des autres au « centre du ‘‘roman noir’’ », en vertu de récits qui, explique-t-elle, dégagent « une vision qui regarde de travers la politique pour en pointer les collusions avec toutes les formes de pouvoir ». En résumé : malgré la reconnaissance et l’acquisition d’une légitimité générique voire littéraire, ces auteurs ne se sont jamais embourgeoisés et n’ont jamais trahi leur passé gauchiste. Et ce, contrairement aux représentants du pouvoir socialiste et communiste sous l’ère Mitterrand, que les écrivains du néo-polar n’hésitent pas à prendre pour cible dans leurs fictions.

Annie Collovald insiste cependant sur le point de vue extérieur, dénué « de toute illusion ou adhésion » que portent ces narrations sur la chose politique. Déçus, oui, des défaites du pouvoir en lequel ils ont cru, les maîtres du néo-polar n’ont pas cédé à la tentation du cynisme, ni à l’esprit de renégation ou au désengagement politique désabusé. C’est là le principal point de l’article. Certes, la conception fortement politisée du roman noir aux prises avec « les problèmes les plus révélateurs de la décomposition du monde » avait déjà été valorisée, précise la sociologue, par des écrivains de fictions policières de la décennie précédente (Hervé Prudon, Joseph Bialot, Alain Demouzon). Sauf que le néo-polar, poursuit-elle, a répondu à un nouveau lectorat, plus attentif au travail littéraire et à une rénovation intellectuelle du genre, en même temps qu’il s’est, par une logique de légitimité sociale, nourri aussi bien du passé militant de ses auteurs que de leur proximité avec le monde populaire et de la nécessité de l’action directe dans laquelle tous s’étaient souvent retrouvés pris. D’abord porteurs d’une identité gauchiste nouvelle dans le polar, Daeninckx et ses camarades ont fini par être consacrés intellectuels chantres de la critique sociale du politique. Collovald parle alors d’une « dépolitisation particulière » et progressive de leur « posture critique », à la fois distanciation par rapport aux enjeux politiques du présent, et déplacement des points de vue dans l’ordre de la fiction et de la narration. La sociologue synthétise ainsi le phénomène : « Une politique d’intervention littéraire s’est substituée à l’intervention politique en littérature. » Si l’image peut paraître floue – elle illustre semble-t-il la différence entre le témoignage présent de la dégradation de la société et la volonté passée d’agir sur le lecteur – l’ancrage contestataire du roman noir (désigné ici comme une « littérature action ») s’avère maintenu. Et même émulé, avec l’apparition d’une nouvelle génération d’auteurs (voir l’engouement éditorial et commercial pour la série du Poulpe – initiée par J.-B. Pouy – au tournant du troisième millénaire) automatiquement rattachés à cet esprit de dénonciation de l’ordre établi.

Que retenir, maintenant, de ce texte pour une étude consacrée au roman noir du XXIe siècle ? Littérature du nouveau désordre mondial, les polars les plus sombres de notre temps portent désormais les stigmates des attentats du 11 Septembre, de la crise financière mondiale de 2007-2008, des guerres contre le terrorisme et les cartels de la drogue, de la recrudescence des violences policières dans les démocraties occidentales, ou encore des crises migratoires que traverse l’Europe. Alors quelles conclusions tirer de l’analyse de Collovald à la lueur du contexte social et littéraire actuel ?

D’abord, on peut supposer que la vision politique et la croyance, pour citer encore l’auteure, « dans les vertus d’une critique sociale », se sont perpétuées mais radicalement dégauchisées : la dialectique de la lutte des classes, par exemple, n’est plus vraiment le nerf de l’écriture du genre. Les années de post-gauchisme, l’échec des intégrations dans les sociétés française et européenne, la crise du militantisme politique et la dérégulation sauvage à bien des niveaux ont fait basculer le monde, et à sa suite le roman noir, dans ce que le philosophe Philippe Corcuff appelle « l’ultrascepticisme vis-à-vis de l’ordre établi, du monde et de ses conventions », et un « cynisme immodéré dans le ‘‘tout se vaut’’ »[5] . Les romans de DOA, d’Antoine Chainas, de Jérôme Leroy, d’Elsa Marpeau et même de Dominique Manotti mettent en place des narrations dont les personnages n’ont certes pas tous renoncé à une dimension militante, et encore moins politique (surtout chez Manotti et, avec d’étonnants jeux de miroirs et une distanciation ironique, chez Leroy), mais se distinguent de leurs prédécesseurs (Pouy, Jonquet, etc.) par une véritable rupture éthique et une ambiguïté tous azimuts. Les « manières légitimes d’être critique politiquement » (toujours par l’entremise du polar) qu’évoque Collovald ont évolué et se sont diversifiées.

Ensuite, il faut comprendre qu’un glissement s’est sans doute opéré encore dans « l’intervention » évoquée par la sociologue. Intervenir pour dire et pour changer quoi ? Pour qui ne s’intéresse qu’aux œuvres noires des décennies 2000 et surtout 2010, la démonstration d’Annie Collovald entre en tension avec les récits politiques extrêmes (et non plus politisés) que développent justement DOA dans les cycles Citoyens clandestins et Pukhtu, Jérôme Leroy dans le diptyque Le bloc et L’ange gardien, et Antoine Chainas dans les romans Versus, Une histoire d’amour radioactive et Pur. Trois exemples frappants de textes de fiction où le bien consiste paradoxalement à faire beaucoup de mal, où l’on ne défend plus forcément les classes laborieuses, et où les limites entre encensement et négation absolue des valeurs et des croyances se montrent poreuses, insaisissables.

 

[1] Mouvements 2001/3 (n° 15-16), Paris, La Découverte, 224 p.

[2] Meurtres exquis. Histoire sociale du roman policier, Montreuil, PEC-La Brèche, 1986, 189 p.

[3] Annie Collovald et Erik Neveu, « Le  »néo-polar ». Du gauchisme politique au gauchisme littéraire » dans Sociétés & Représentations n° 11, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, 180 p., p. 77.

[4] Id.

[5] Philippe Corcuff, « Désenchantement et éthiques du polar », dans « Le polar entre critique sociale et désenchantement », Mouvements 3/2001, op. cit., pp. 103-109, p. 103.