J’ai rêvé que je me faisais avorter à froid, par un homme laid qui fumait une cigarette, la nuit dernière. Ça se passait en Roumanie, dans les années 70. Il y avait du tapis orange, une lumière tamisée. J’avais peur, mais ne sentais aucune douleur. Ce rêve m’est peut-être venu parce que j’ai visionné Eraserhead avant d’aller dormir, parce que je savais que je travaillerais sur ce texte au réveil ou à cause des images de femmes habillées en servantes écarlates qui protestent contre la loi anti-avortement votée en Alabama.

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Je mets un S ou non à Ramanchée ? Le mot craque, comme des os, il grince, coince, soulage aussi. Il habite mon imaginaire depuis l’enfance, à cause de ma mère, née septième fille. Au moment de la baptiser, le prêtre a demandé à mes grands-parents quel don ils souhaitaient donner à ma mère. Ils ont choisi pour elle celui de ramancheuse. C’était les années cinquante. C’était en région. C’était supposément courant à l’époque.

Si on y croit, ça veut dire que ma mère peut soulager les douleurs physiques des gens en posant ses mains sur eux. Quand nous étions enfants, ma sœur, mon frère et moi, elle nous disait qu’elle avait des mains magiques. Quand nous avions mal, elle nous flattait pour que la douleur parte.

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Me ramancher : me remettre en marche, comme si j’avais arrêté de fonctionner ou que je clochais. Figée devant ce qu’il y a à faire, devant l’écriture qui gronde, mais dont je ne sais pas si elle sortira comme je le veux, je laisse monter en moi l’envie de hurler qui me hante et que je camoufle comme un manque d’air et comme un feu ; le cri qui souvent me possède tellement que j’en étouffe.

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Septembre 2013, au Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de Nice, je visite une exposition consacrée à Niki de Saint Phalle. Devant une sculpture de femme toute ronde, je pense à l’enfant que je n’ai pas mis au monde, à mon avortement, à ma mère. L’envie d’écrire sur elle m’effleure l’esprit pour la première fois ; bâtir une fiction à partir de ses récits de ramancheuse, une histoire de relation style mère-fille, entre deux femmes qui ne se connaissent pas.

Je pressens un lien, entre ma mère ramancheuse et mon avortement, mais il m’échappe. Est-ce que je peux poser un regard bienveillant sur ma mère, sur moi ? Est-ce que la littérature, ça sert à ça ? Dans un de ses romans, Jacques Poulin écrit que l’écriture ne le rend pas heureux, mais l’aide à être moins malheureux. J’adopte l’idée, même si aujourd’hui, je ne suis plus certaine qu’inventer des fictions soit le meilleur chemin pour moi. Le mouvement fragmenté, imparfait, de la mémoire, m’attire.

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Quand je découvre que je suis enceinte, il ne me vient pas une seconde à l’esprit de me confier à ma mère. Tant que je la garde pour moi, la grossesse reste irréelle.

Grossesse. Grosse ogresse ; gross comme grossier en anglais ; engrosser, rendre grosse. Un corps étranger en habite un autre, le déforme, le transforme, le dévore.

Nelly Arcan utilise à outrance le mot « larve » dans Putain, pour parler de sa mère. Je frissonne, de tout ce que le mot porte de rage et de mépris ; j’angoisse à l’idée de l’utiliser. Je serais incapable de m’assoir devant ma mère, devant une amie, à un souper du dimanche, après avoir écrit ça. Ça effleure l’esprit, ça peut devenir une obsession, mais ça ne se dit pas. De toute façon, comment parler de ma mère, des mères, comment les prendre de haut alors que je ne suis pas de taille à endosser leur rôle ?

L’avortement s’impose, comme s’impose un livre ou le courage d’aller là où ça pleure, là où se cachent l’indifférence, la haine et la colère.