La neige s’accumule encore dehors. L’animateur à la radio prédisait la tempête la plus importante de l’hiver, mais Andrée ne s’en est pas inquiétée. Les prévisions s’avèrent souvent erronées, si bien qu’elle ne considère même plus leurs mises en garde. Elle écoute ce poste seulement pour se doter de sujets de conversation banals. De cette façon, elle peut détourner les questions trop intrusives des gens qui tentent de lui parler.

Les écoles et plusieurs magasins ont fermé depuis le début du blizzard. Les rues sont barrées et les gens n’osent plus emprunter leur voiture, de peur de déraper vers les fossés débordant de poudre blanche. Andrée se rendait à l’épicerie à pied les premiers jours, mais le supermarché a lui aussi suspendu ses activités en raison de la panne de courant qui s’étend sur le village. Elle se contente depuis de nourriture en canne qu’elle réchauffe sur le poêle à bois.

Au cours des dernières semaines, Andrée a établi ses balises : épicerie et SAQ, le second comptant le double d’arrêts. Lorsqu’ils ont annoncé la fermeture imminente de la succursale, elle a acheté quarante-huit bouteilles d’alcool fort. Les employés ont tenté de connaître la nouvelle arrivante, d’en apprendre plus sur son histoire, mais Andrée n’a rien révélé. En fait, elle n’avait rien à dire. Tout ce qu’elle a laissé derrière elle en partant n’a plus d’importance. Sa maison, son emploi, son auto ; tout, des futilités. Dans son sac, elle n’a apporté que quelques morceaux de linge, de l’argent et le CD que Madeleine lui a donné pour son dernier anniversaire. Le disque regroupait vingt-trois chansons pour les vingt-trois années d’Andrée. Il jouait en boucle depuis son départ.

Elle a loué un chalet ; quatre murs qui protégeaient le strict minimum pour survivre à l’hiver. Un poêle, un matelas, une toilette. Le peu d’aliments qu’elle achetait, elle le laissait dehors dans la neige. Elle a payé trois mois au propriétaire pour éviter d’être dérangée.

La réserve de bouteilles est disposée autour du lit, sorte de cortège éthylique. Au village, avant que la tempête ne sévisse, Andrée s’est offerte un discman, ainsi elle pouvait continuer d’écouter son CD d’anniversaire. Il fonctionnait nuit et jour, aucune trêve permise. Le silence est réservé aux esprits tranquilles. Le sien n’en faisait pas partie.

Deux jours après l’enterrement, elle avait quitté son village. Andrée n’avait dit à personne où elle se rendait. En fait, elle n’avait pas prévu de destination. En marchant sur la route 235 en direction de la ville, Andrée avait embarqué avec le premier automobiliste qui s’était arrêté. Ensuite, elle avait suivi les itinéraires des autres. Lorsqu’elle avait jugé être assez éloignée, elle s’était posée.

***

La glace recouvre chaque parcelle de paysage, comme une gangue épaisse et trouble. Malgré la blancheur extérieure, aucune lumière ne traverse la minuscule fenêtre du chalet.

Elle ne se rappelle pratiquement rien, sauf quelques bribes qui lui reviennent parfois en mémoire. Ses poings frappant le cercueil, les bras de son père l’éloignant du corps, le visage ravagé de la mère de Mado. Au souvenir de ces scènes, son corps répond par des soubresauts, comme si ses membres refusaient la réalité. Chacune de ses cellules nie l’accident, nie la séparation, l’abandon. Lorsque les souvenirs sont trop vifs, Andrée les noie avec du whisky et s’endort, comateuse.

***

Les promesses qu’elles se sont échangées tournoient dans sa tête. Elle me mentait. Elle savait qu’elle ne serait plus là. Une note avait été trouvée dans la voiture après l’accident. Un bout de papier chiffonné sur lequel était écrit :

« Si le silence veille
Pour couper le cœur en deux
Vous avez tout fait pour ça
C’est bien de votre faute
Si je m’éloigne de vous »

Les paroles de Gerry Boulet. La 14e chanson sur le disque.

Andrée ne se sépare plus de ce mot, ultime lambeau de son amitié perdue. Il pèse dans la poche avant de sa chemise, la nargue de l’absence de son amie. Elle a beau s’acharner sur chacune des paroles, les écouter et réécouter, elle ne trouve rien. Elle cherche à dénicher un message, un signe qu’elle seule pourrait comprendre, mais elle ne comprend pas. Elle ne comprend plus. Elle ne discerne même plus si elle est ivre ou non.

***

Une soirée, il y a de cela quelques années, Mado avait bu plusieurs verres, additionnés aux joints qu’elles et leurs amis avaient partagés. Ensemble, elles s’étaient réfugiées dans une garde-robe au deuxième étage pour se sauver du monde. Elles finissaient toujours par s’isoler ; elles se sentaient mieux à deux.

Leur conversation était décousue, entrecoupée de rires et de pauses. Elles pouvaient passer de longs moments sans discuter. C’était le genre d’amies qui n’avaient pas peur des silences. Leurs plans d’été, leurs amourettes et leurs envies de nourriture étaient les principaux sujets de conversation. Puis, alors qu’Andrée somnolait, Madeleine avait chuchoté : J’veux jamais avoir vingt-cinq ans. Andrée avait oublié cette phrase depuis, mais elle reprenait douloureusement vie à présent. L’état dans lequel Mado se trouvait à l’époque ne permettait pas de s’étendre sur le sujet. Andrée avait alors répliqué simplement qu’il ne fallait pas s’en faire avec ça, que le temps allait leur donner plus d’anecdotes à raconter et que tout le monde vieillissait de toute façon. Puis, elle s’était assoupie sur les cuisses de son amie.

Madeleine avait 24 ans lors de l’accident.

***

Le courant reviendrait qu’Andrée ne s’en rendrait pas compte. Si un marcheur venait à passer près de la cabane, il ne se douterait  pas  que quelqu’un y vit tant aucun son ou signe de vie ne s’en dégage. Seule dans son chalet, Andrée est coupée du reste du monde, comme ces soirées dans les penderies et salles de bain.

On avait retrouvé l’auto de Mado enfoncée dans un arbre. Le véhicule avait dévié de la route et percuté le tronc. La jeune femme, irresponsable pour une dernière fois, conduisait avec les facultés affaiblies. Un moment d’inattention, un manque de réflexe, une seconde de trop. Ils voyaient ça tout le temps, au poste de police.

Si la conductrice avait bouclé sa ceinture, peut-être s’en serait-elle sortie. Mais Mado ne s’attachait jamais. Elle avait entendu une histoire dans laquelle le conducteur avait péri parce qu’il n’avait pas pu défaire sa ceinture. Si elle devait mourir, ce ne serait pas parce qu’elle serait prise au piège.

Non, ce serait parce qu’elle l’avait décidé. Ce serait parce qu’elle ne pouvait plus supporter l’anticipation de la fin. Ce serait parce que chaque jour n’était pour elle qu’un avancement vers le néant, la destruction, l’oubli. Ce serait parce que le quotidien lui semblait absurde devant la fatalité. Ce serait parce qu’elle avait plus peur de vieillir que de l’inconnu. Ce serait parce qu’elle avait prévu une autre direction à sa route.

Ce serait parce qu’elle aurait dirigé son auto droit dans un arbre au coin de la principale et de la rue de l’Église.

***

Un matin, le soleil a fait fondre les derniers amoncellements de neige qui obstruaient la fenêtre du petit logis. À son réveil, Andrée aperçoit par l’étroit carreau des outardes qui reviennent du sud.

Elle ramasse ses forces et les quarante-huit corps morts qui jonchent le plancher. Depuis quelques jours, elle n’a plus besoin d’alimenter aussi souvent le poêle à bois. La température augmente naturellement dans l’habitacle, les sortant tous deux de la léthargie dans laquelle Andrée les avait plongés.

Andrée a compris qu’elle ne pleurait plus son amie, mais elle-même. Elle pleurait ses propres pertes, ses propres plans inachevés, ses propres regrets. Elle pleurait le trou béant laissé par la mort, l’errance dans la solitude. Madeleine, elle, ne pleure plus, enfin.

L’hibernation est terminée. Andrée ne se sent toujours pas apte à retourner à sa vie, mais elle se sent prête à sortir de son repaire érémitique. En apercevant les outardes qui volent dans sa direction, Andrée reformule le dicton que sa mère disait : les migrateurs reviennent, mais les gens y restent.

Andrée scrute le ciel à la recherche d’une autre volée de grandes voyageuses. Elle aimerait être accompagnée pour sa sortie. À l’horizon, de minuscules points noirs se forment. C’est son signal.

Elle réunit ses rares objets personnels et les pose dans son sac. Les écouteurs de son discman sont encore sur ses oreilles. Doucement, elle apporte l’appareil devant elle. La 14e chanson est sur le point de commencer, mais Andrée appuie sur le bouton stop avant que cela ne se produise.

Plusieurs secondes s’écoulent avant qu’elle ne s’habitue à ce qu’elle entend ou plutôt, à ce qu’elle n’entend pas. Le chalet est silencieux. Son esprit aussi.

Andrée ne comprend toujours pas le message de Mado, mais elle l’accepte. Elle accepte qu’elle n’aurait pas pu la sauver, même si elle avait été présente ce soir-là. Elle accepte que Mado avait besoin d’une plus grande liberté que celle que lui permettait l’existence.

À présent, elle peut répondre à son amie. En sortant de son antre, Andrée hurle, pour que tout le village, toute sa ville et tout le ciel l’entendent :

« Si le silence tombe
Pour couper l’amour en deux
Vous avez tout fait pour ça
C’est bien de votre faute
Si je me rappelle à vous[1] »

 

[1]Gerry Boulet, Un beau grand bateau, Montréal, Studio Multisons, 1988