« On ne parle pas de ce qu’on a décidé de ne pas faire advenir. Parce qu’on parlerait toute seule ou parce qu’on n’aurait pas les mots ».

Lucie Joubert, L’envers du landau, Triptyque, p. 17

 

Lucie Joubert dit peut-être vrai. Ce récit resterait alors un long monologue dans ma tête. Des paroles extirpées du souvenir, parce que j’y pense souvent, avec beaucoup d’émotion ; sans regret, par contre. Puis, je me dis que ce que j’écris pour moi pourrait trouver écho, chez certaines nullipares, celles de la tranche heureuse, la tranche qui a choisi.

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Je ne veux pas savoir ce qui se forme en moi. Pas besoin de le voir pour sentir que même dans l’invisible, ce bébé existe déjà. Alors oui, je détourne le regard.

Chaque jour qui passe avec lui en moi, chaque jour avant qu’on m’en débarrasse, je m’endurcis.

J’ai des roches dans la tête où, malgré moi, je parle à cet enfant. J’ai un instinct protecteur, une immense tendresse et j’anticipe le vide. Pourtant, j’espère qu’il s’en ira de lui-même, qu’il se liquéfie et ne soit plus qu’une flaque de sang dans la toilette. Que je n’aie qu’à tirer la chasse pour que s’arrête mon cauchemar.

Dans ma poitrine aussi, des cailloux. La peur de moi en mère, la peur de mon enfant, celle de la douleur physique, se mêle à la stupeur, à la tristesse de réaliser que j’ai en moi la force de dire non à la vie.

Mes seins sont en roche, durs et laids. J’étouffe parce que j’ai la gorge pleine d’un gravier qui m’empêche de parler à qui que ce soit. Mes jambes sont des colonnes de pierre et je marche lentement. C’est de la science-fiction.

À tout prix, éviter la mutation, la démarche écartées en pattes de canard des derniers mois, le masque de grossesse, les fuites urinaires.

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L’idée de descendance est un concept que je trouve abstrait et illusoire. Est-ce que le fait de se reproduire à l’infini ajoute une valeur à la vie d’une personne ?

Quand je pense à une descendance nombreuse, j’ai l’affiche de chez le vétérinaire en tête, celle en forme de pyramide, qui nous informe qu’il est important de faire stériliser nos chats. On y voit une chatte tout en haut, puis deux trois chats en dessous, puis dix, puis vingt.

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Très amoureuse, j’ai vaguement voulu un enfant, au début de la vingtaine. Mes amies n’étaient pas encore des mamans à l’époque et je ne réalisais pas tout ce que devenir parent impliquait. Très naïve, je croyais encore ce que j’entendais, que la douleur et les difficultés n’étaient rien à comparer avec la joie de tenir son enfant, de le voir grandir. Quand mon histoire d’amour s’est terminée, l’envie d’avoir des bébés m’a quittée et n’est jamais revenue. Chaque fois que j’ai pensé aux enfants par la suite, c’était forcé, soit par les circonstances, des discussions, par des amoureux ou par leurs mères.

Et aujourd’hui, avec F, c’est la même chose. Il n’insiste pas, me soutient, mais je sais qu’il a mal parce qu’il accueillerait aveuglément cet enfant.

Si j’avais de l’argent, je te demanderais de le garder et je partirais avec l’enfant je m’en occuperais seul, tu n’aurais rien à faire.

Est-ce que j’ai rêvé ces paroles ou il me les a dites pour vrai ?